Pelléas et Mélisande/Acte 2

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Paul Lacomblez (p. 19-34).
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ACTE II



Scène I

Une fontaine dans le parc.

Entrent Pelléas et Mélisande.

PELLÉAS.

Vous ne savez pas où je vous ai menée ? — Je viens souvent m’asseoir ici, vers midi, lorsqu’il fait trop chaud dans les jardins. On étouffe, aujourd’hui, même à l’ombre des arbres.

MÉLISANDE.

Oh ! l’eau est claire…

PELLÉAS.

Elle est fraîche comme l’hiver. C’est une vieille fontaine abandonnée. Il parait que c’était une fontaine miraculeuse, — elle ouvrait les yeux des aveugles. — On l’appelle encore la « fontaine des aveugles ».

MÉLISANDE.

Elle n’ouvre plus les yeux des aveugles ?

PELLÉAS.

Depuis que le roi est presque aveugle lui-même, on n’y vient plus…

MÉLISANDE.

Comme on est seul ici… On n’entend rien.

PELLÉAS.

Il y a toujours un silence extraordinaire… On entendrait dormir l’eau… Voulez-vous vous asseoir au bord du bassin de marbre ? Il y a un tilleul où le soleil n’entre jamais…

MÉLISANDE.

Je vais me coucher sur le marbre. — Je voudrais voir le fond de l’eau…

PELLÉAS.

On ne l’a jamais vu. — Elle est peut-être aussi profonde que la mer.

MÉLISANDE.

Si quelque chose brillait au fond, on le verrait peut-être…

PELLÉAS.

Ne vous penchez pas ainsi…

MÉLISANDE.

Je voudrais toucher l’eau…

PELLÉAS.

Prenez garde de glisser… Je vais vous tenir la main…

MÉLISANDE.

Non, non, je voudrais y plonger mes deux mains… on dirait que mes mains sont malades aujourd’hui…

PELLÉAS.

Oh ! oh ! prenez garde ! prenez garde ! Mélisande !… Mélisande ! — Oh ! votre chevelure !…

MÉLISANDE, se redressant.

Je ne peux pas, je ne peux pas l’atteindre.

PELLÉAS.

Vos cheveux ont plongé dans l’eau…

MÉLISANDE.

Oui, ils sont plus longs que mes bras… Ils sont plus longs que moi…

Un silence.
PELLÉAS.

C’est au bord d’une fontaine aussi, qu’il vous a trouvée ?

MÉLISANDE.

Oui…

PELLÉAS.

Que vous a-t-il dit ?

MÉLISANDE.

Rien ; — je ne me rappelle plus…

PELLÉAS.

Était-il tout près de vous ?

MÉLISANDE.

Oui ; il voulait m’embrasser…

PELLÉAS.

Et vous ne vouliez pas ?

MÉLISANDE.

Non.

PELLÉAS.

Pourquoi ne vouliez-vous pas ?

MÉLISANDE.

Oh ! oh ! j’ai vu passer quelque chose au fond de l’eau…

PELLÉAS.

Prenez garde ! prenez garde ! — Vous allez tomber ! — Avec quoi jouez-vous ?

MÉLISANDE.

Avec l’anneau qu’il m’a donné…

PELLÉAS.

Ne jouez pas ainsi, au-dessus d’une eau si profonde…

MÉLISANDE.

Mes mains ne tremblent pas.

PELLÉAS.

Comme il brille au soleil ! — Ne le jetez pas si haut vers le ciel…

MÉLISANDE.

Oh !…

PELLÉAS.

Il est tombé ?

MÉLISANDE.

Il est tombé dans l’eau !…

PELLÉAS.

est-il ? Où est-il ?

MÉLISANDE.

Je ne le vois pas descendre…

PELLÉAS.

Je crois que je la vois briller…

MÉLISANDE.

Ma bague ?

PELLÉAS.

Oui, oui,… là-bas…

MÉLISANDE.

Oh ! Oh ! elle est si loin de nous !… non, non, ce n’est pas elle… ce n’est plus elle… Elle est perdue… perdue… Il n’y a plus qu’un grand cercle sur l’eau… Qu’allons-nous faire maintenant ?…

PELLÉAS.

Il ne faut pas s’inquiéter ainsi pour une bague. Ce n’est rien… nous la retrouverons peut-être. Ou bien nous en retrouverons une autre.

MÉLISANDE.

Non, non ; nous ne la retrouverons plus, nous n’en trouverons pas d’autres non plus… Je croyais l’avoir dans les mains cependant… J’avais déjà fermé les mains, et elle est tombée malgré tout… Je l’ai jetée trop haut, du côté du soleil…

PELLÉAS.

Venez, nous reviendrons un autre jour… venez, il est temps. On irait à notre rencontre… Midi sonnait au moment où l’anneau est tombé…

MÉLISANDE.

Qu’allons-nous dire à Golaud s’il demande où il est ?

PELLÉAS.

La vérité, la vérité, la vérité…

Ils sortent.


Scène II

Un appartement dans le château.

On découvre Golaud étendu sur son lit ; Mélisande est à son chevet.

GOLAUD.

Ah ! ah ! tout va bien, cela ne sera rien. Mais je ne puis m’expliquer comment cela s’est passé. Je chassais tranquillement dans la forêt. Mon cheval s’est emporté tout à coup, sans raison. A-t-il vu quelque chose d’extraordinaire ?… Je venais d’entendre sonner les douze coups de midi. Au douzième coup, il s’effraie subitement, et court, comme un aveugle fou, contre un arbre. Je ne sais plus ce qui est arrivé. Je suis tombé, et lui doit être tombé sur moi. Je croyais avoir toute la forêt sur la poitrine ; je croyais que mon cœur était déchiré. Mais mon cœur est solide. Il paraît que ce n’est rien…

MÉLISANDE.

Voulez-vous boire un peu d’eau ?

GOLAUD.

Merci ; je n’ai pas soif.

MÉLISANDE.

Voulez-vous un autre oreiller ?… Il y a une petite tache de sang sur celui-ci.

GOLAUD.

Non, non ; ce n’est pas la peine.

MÉLISANDE.

Est-ce bien sûr ?… Vous ne souffrez pas trop ?

GOLAUD.

Non, non, j’en ai vu bien d’autres. Je suis fait au fer et au sang…

MÉLISANDE.

Fermez les yeux et tâchez de dormir. Je resterai ici toute la nuit…

GOLAUD.

Non, non ; je ne veux pas que tu te fatigues ainsi. Je n’ai besoin de rien ; je dormirai comme un enfant… Qu’y a-t-il, Mélisande ? Pourquoi pleures-tu tout à coup ?…

MÉLISANDE, fondant en larmes.

Je suis… Je suis malade ici…

GOLAUD.

Tu es malade ?… Qu’as-tu donc, qu’as-tu donc, Mélisande ?…

MÉLISANDE.

Je ne sais pas… Je suis malade ici… Je préfère vous le dire aujourd’hui ; seigneur, je ne suis pas heureuse ici…

GOLAUD.

Qu’est-il donc arrivé ?… Quelqu’un t’a fait du mal ?… Quelqu’un t’aurait-il offensée ?

MÉLISANDE.

Non, non ; personne ne m’a fait le moindre mal… Ce n’est pas cela…

GOLAUD.

Mais tu dois me cacher quelque chose ?… Dis-moi toute la vérité, Mélisande… Est-ce le roi ?… Est-ce ma mère ?… Est-ce Pelléas ?…

MÉLISANDE.

Non, non ; ce n’est pas Pelléas. Ce n’est personne… Vous ne pouvez pas me comprendre… C’est quelque chose qui est plus fort que moi…

GOLAUD.

Voyons ; sois raisonnable, Mélisande. — Que veux-tu que je fasse ? — Tu n’es plus une enfant. — Est-ce moi que tu voudrais quitter ?

MÉLISANDE.

Oh ! non ; ce n’est pas cela… Je voudrais m’en aller avec vous… C’est ici, que je ne peux plus vivre… Je sens que je ne vivrais plus longtemps…

GOLAUD.

Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d’enfant. — Voyons, est-ce Pelléas, peut-être ? — Je crois qu’il ne te parle pas souvent…

MÉLISANDE.

Si, si ; il me parle parfois. Il ne m’aime pas, je crois ; je l’ai vu dans ses yeux… Mais il me parle quand il me rencontre…

GOLAUD.

Il ne faut pas lui en vouloir. Il a toujours été ainsi. Il est un peu étrange. Il changera, tu verras ; il est jeune…

MÉLISANDE.

Mais ce n’est pas cela… ce n’est pas cela…

GOLAUD.

Qu’est-ce donc ? — Ne peux-tu pas te faire à la vie qu’on mène ici ? Fait-il trop triste ici ? — Il est vrai que ce château est très vieux et très sombre… Il est très froid et très profond. Et tous ceux qui l’habitent sont déjà vieux. Et la campagne peut sembler bien triste aussi, avec toutes ses forêts, toutes ses vieilles forêts sans lumière. Mais on peut égayer tout cela si l’on veut. Et puis, la joie, la joie, on n’en a pas tous les jours ; il faut prendre les choses comme elles sont. Mais dis-moi quelque chose ; n’importe quoi ; je ferai tout ce que tu voudras…

MÉLISANDE.

Oui, c’est vrai… on ne voit jamais le ciel clair… Je l’ai vu pour la première fois ce matin…

GOLAUD.

C’est donc cela qui te fait pleurer, ma pauvre Mélisande ? — Ce n’est donc que cela ? — Tu pleures de ne pas voir le ciel ? — Voyons, tu n’es plus à l’âge où l’on peut pleurer pour ces choses… Et puis l’été n’est-il pas là ? Tu vas voir le ciel tous les jours. — Et puis l’année prochaine… Voyons, donne-moi ta main ; donne-moi tes deux petites mains. Il lui prend les mains. Oh ! ces petites mains que je pourrais écraser comme des fleurs… — Tiens, où est l’anneau que je t’avais donné ?

MÉLISANDE.

L’anneau ?

GOLAUD.

Oui ; la bague de nos noces, où est-elle ?

MÉLISANDE.

Je crois… Je crois qu’elle est tombée…

GOLAUD.

Tombée ? — Où est-elle tombée… — Tu ne l’as pas perdue ?

MÉLISANDE.

Non, elle est tombée… elle doit être tombée… mais je sais où elle est…

GOLAUD.

Où est-elle ?

MÉLISANDE.

Vous savez bien… vous savez bien… la grotte au bord de la mer ?

GOLAUD.

Oui.

MÉLISANDE.

Et bien, c’est là… Il faut que ce soit là… Oui, oui ; je me rappelle… J’y suis allée ce matin, ramasser des coquillages pour le petit Yniold… Il y en a de très beaux… Elle a glissé de mon doigt… puis la mer est entrée ; et j’ai dû sortir avant de l’avoir retrouvée.

GOLAUD.

Es-tu sûre que ce soit là ?

MÉLISANDE.

Oui, oui ; tout à fait sûre… Je l’ai sentie glisser…

GOLAUD.

Il faut aller la chercher tout de suite.

MÉLISANDE.

Maintenant ? — tout de suite ? — dans l’obscurité ?

GOLAUD.

Maintenant, tout de suite, dans l’obscurité. J’aimerais mieux avoir perdu tout ce que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c’est. Tu ne sais pas d’où elle vient. La mer sera très haute cette nuit. La mer viendra la prendre avant toi… dépêche-toi.

MÉLISANDE.

Je n’ose pas… Je n’ose pas aller seule…

GOLAUD.

Vas-y, vas-y avec n’importe qui. Mais il faut y aller tout de suite, entends-tu ? — Dépêche-toi ; demande à Pelléas d’y aller avec toi.

MÉLISANDE.

Pelléas ? — Avec Pelléas ? — Mais Pelléas ne voudra pas…

GOLAUD.

Pelléas fera tout ce que tu lui demandes. Je connais Pelléas mieux que toi. Vas-y, hâte-toi. Je ne dormirai pas avant d’avoir la bague.

MÉLISANDE.

Oh ! oh ! Je ne suis pas heureuse !… Je ne suis pas heureuse !

Elle sort en pleurant.


Scène III

Devant une grotte.
Entrent Pelléas et Mélisande.
PELLÉAS, parlant avec une grande agitation.

Oui ; c’est ici, nous y sommes. Il fait si noir que l’entrée de la grotte ne se distingue pas du reste de la nuit… Il n’y a pas d’étoiles de ce côté. Attendons que la lune ait déchiré ce grand nuage ; elle éclairera toute la grotte et alors nous pourrons y entrer sans danger. Il y a des endroits dangereux et le sentier est très étroit, entre deux lacs dont on n’a pas encore trouvé le fond. Je n’ai pas songé à emporter une torche ou une lanterne, mais je pense que la clarté du ciel nous suffira. — Vous n’avez jamais pénétré dans cette grotte ?

MÉLISANDE.

Non…

PELLÉAS.

Entrons-y… Il faut pouvoir décrire l’endroit où vous avez perdu la bague, s’il vous interroge… Elle est très grande et très belle. Elle est pleine de ténèbres bleues. Quand on y allume une petite lampe, on dirait que la voûte est couverte d’étoiles, comme le ciel. Donnez-moi la main, ne tremblez pas, ne tremblez pas ainsi. Il n’y a pas de danger : nous nous arrêterons au moment que nous n’apercevrons plus la clarté de la mer… Est-ce le bruit de la grotte qui vous effraie ? Entendez-vous la mer derrière nous ? — Elle ne semble pas heureuse cette nuit… Ah ! voici la clarté !

La lune éclaire largement l’entrée et une partie des ténèbres de la grotte ; et l’on aperçoit, à une certaine profondeur, trois vieux pauvres à cheveux blancs, assis côte à côte, se soutenant l’un à l’autre, et endormis contre un quartier de roc.
MÉLISANDE.

Ah !

PELLÉAS.

Qu’y a-t-il ?

MÉLISANDE.

Il y a… Il y a…

Elle montre les trois pauvres.
PELLÉAS.

Oui, oui ; je les ai vus aussi…

MÉLISANDE.

Allons-nous-en !… Allons-nous-en !…

PELLÉAS.

Ce sont trois vieux pauvres qui se sont endormis… Pourquoi sont-ils venus dormir ici ?… Il y aura une famine dans le pays.

MÉLISANDE.

Allons-nous-en !… Venez… Allons-nous-en !…

PELLÉAS.

Prenez garde, ne parlez pas si fort… Ne les éveillons pas… Ils dorment encore profondément… Venez.

MÉLISANDE.

Laissez-moi ; je préfère marcher seule…

PELLÉAS.

Nous reviendrons un autre jour…

Ils sortent.