Pendant L Exil Tome II Affaire Doise

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 37-40).

VI

AFFAIRE DOISE

à m. le rédacteur du TEMPS
Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m’inscrire dans la souscription Doise. Mais il ne faut pas se borner à de l’argent. Quelque chose de pire peut-être que Lesurques, la question rétablie en France au dix-neuvième siècle, l’aveu arraché par l’asphyxie, la camisole de force à une femme grosse, la prisonnière poussée à la folie, on ne sait quel effroyable infanticide légal, l’enfant tué par la torture dans le ventre de la mère, la conduite du juge d’instruction, des deux présidents et des deux procureurs généraux, l’innocence condamnée, et, quand elle est reconnue, insultée en pleine cour d’assises au nom de la justice qui devrait tomber à genoux devant elle, tout cela n’est point une affaire d’argent.

Certes, la souscription est bonne, utile et louable, mais il faut une indemnité plus haute. La société est plus atteinte encore que Rosalie Doise. L’outrage à la civilisation est profond. La grande insultée ici, c’est la justice.

Souscrire, soit ; mais il me semble que les anciens gardes des sceaux et les anciens bâtonniers ont autre chose à faire, et quant à moi, j’ai un devoir, et je n’y faillirai pas.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 2 décembre 1862.

L’appel fait par Victor Hugo ne fut pas entendu. On a raison de dire que l’exil vit d’illusions. Victor Hugo se trompait en croyant qu’avertis de la sorte, les gardes des sceaux et les bâtonniers prendraient en main cette affaire. Aucune suite judiciaire ne fut donnée aux effroyables révélations de l’affaire Doise. Ceci, d’ailleurs, n’a rien que de normal ; jamais la justice n’a fait le procès à la justice.

Disons ici, pour que l’on s’en souvienne, de quelle façon Rosalie Doise avait été traitée. Il est bon de mettre ces détails sous les yeux des penseurs. Les penseurs précèdent les législateurs. La lumière faite d’abord dans les consciences se fait plus tard dans les codes.

Rosalie Doise était accusée, sur de très vagues présomptions, d’avoir tué son père, Martin Doise. Rosalie Doise n’avait point supporté cette accusation patiemment. Chaque fois qu’on l’interrogeait, elle s’emportait, ce qui choquait la gravité des magistrats. Elle perdait toute mesure, s’il faut en croire le réquisitoire, et s’indignait au point de sembler furieuse et folle. Dès qu’on cessait de l’accuser, elle se calmait et devenait muette et immobile sous l’accablement : Elle avait l’air, dit un témoin, d’une sainte de pierre.

« La justice » désirait que Rosalie Doise s’avouât parricide. Pour obtenir cet aveu, on la mit dans un cachot de huit pieds de long sur sept de haut et sept de large [1]. Ce cachot était fermé d’une double porte. Pas de jour et d’air que ce qui passait par un trou « grand comme une brique[2]», percé dans l’une des deux portes et donnant dans une salle intérieure de la prison ; le cachot était pavé de carreaux ; pas de chaise ; la prisonnière était forcée de se tenir debout ou de se coucher sur le carreau ; la nuit, on lui donnait une paillasse qu’on lui ôtait le matin. Dans un coin, le baquet des excréments. Elle ne sortait jamais. Elle n’est sortie que deux fois en six semaines. Parfois on lui mettait la camisole de force [3]. Elle était grosse.

Sentant remuer son enfant, elle avoua.

Elle fut condamnée aux travaux forcés à perpétuité. L’enfant mourut.

Elle était innocente.

Voici un fragment d’un de ses interrogatoires après qu’elle fut reconnue innocente ; on lui parle encore comme à une coupable :

« D. Mais enfin, on ne voit pas quels sont les moyens de contrainte qui ont été exercés contre vous.

« R. On m’a dit : avouez, ou vous resterez dans le trou noir, où l’on m’avait mise, où je n’avais même pas d’air.

« D. C’est-à-dire qu’on vous a mise au secret, ce qui est le droit et le devoir du magistrat. Vous avez persisté pendant cinq semaines dans vos aveux, après votre sortie du secret.

« R. Avec vivacité. Eh sans doute, je ne voulais pas retourner au cachot !

« Le procureur général : Mais vous n’avez pas été mise au cachot ?

« R. Oh ! je ne sais pas ; ce que je sais, c’est qu’il y avait deux portes au trou et pas d’air.

« Le procureur général : Vous n’étiez séparée que par une porte de la salle commune des détenus.

« Le président : Sortiez-vous dans le jour ?

« R. Je ne suis sortie que deux fois pendant tout le temps.

« D. C’est que vous ne le demandiez pas.

« R. Pardon, je ne demandais que ça. On me disait : Dites la vérité et vous sortirez.

« D. Le procureur général : Pas de confusion, sortiez-vous deux fois par jour ?

« R. Je ne suis sortie que deux fois en six ou sept semaines.

« D. Le président : Mais demandiez-vous à sortir ?

« R. Je demandais tant de choses et on ne m’accordait rien. Le commis-greffier me disait toujours : Avouez et vous sortirez.

« D. Le médecin vous visitait ?

« R. Je ne l’ai vu que deux fois en deux mois. La première fois, il m’a saignée, la seconde, il a dit de me faire sortir.

« D. Combien de jours êtes-vous accouchée après votre sortie du secret ?

« R. Quatre semaines après.

« D. Vous avez perdu votre enfant ?

« R. Oui. (Elle pleure). Mon enfant a vécu vingt-quatre jours. Comment aurait-il vécu ?… je ne dormais jamais au cachot. (Elle pleure.)

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION

du 9 octobre 1962

« La Cour

« Déclare inconciliables les arrêts de Cour d’assises qui ont condamné, comme coupables d’assassinat de Martin Doise,

« D’une part : Rosalie Doise, femme Gardin. (Travaux forcés à perpétuité.)

« D’autre part : Vanhalvyn et Verhamme. (Pour le même fait.) »


Disons, dès aujourd’hui, que Victor Hugo compte revenir sur cette affaire Doise dans un ouvrage intitulé Dossier de la Peine de Mort. Justice sera faite.

  1. Longueur, 2m,50 ; largeur, 2m,15 ; hauteur, 2m,40 (déposition du gardien chef).
  2. Le procureur général au gardien chef :
    — Il y avait un jour quelconque dans cette chambre ?
    Le gardien chef :
    — Mais oui, monsieur le procureur général, il y avait une ouverture de la grandeur d’une brique carrée.
  3. Le défenseur au gardien chef : — Ne lui a-t-on pas mis deux jours et deux nuits la camisole de force ?
    Le gardien chef :
    — Oui, parce qu’elle voulait de suicider.