Pendant L Exil Tome II Les Misérables

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 11-16).

III

LES MISÉRABLES

16 septembre 1862.

Après la publication des Misérables, Victor Hugo alla à Bruxelles. Ses éditeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet. Ce fut une occasion de rencontre pour les écrivains célèbres de tous les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entouré de tant d’hommes généreux, dont quelques-uns étaient si illustres, répondit à la salutation de toutes ces nobles âmes par les paroles qu’on va lire. Ceux qui assistèrent à cette sévère et douce fête offerte à un proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put réprimer ses larmes au moment où la pensée d’Aspromonte lui traversa l’esprit.

Messieurs,

Mon émotion est inexprimable ; si la parole me manque, vous serez indulgents.

Si je n’avais à répondre qu’à l’honorable bourgmestre de Bruxelles, ma tâche serait simple ; je n’aurais, pour glorifier le magistrat si dignement populaire et la ville si noblement hospitalière, qu’à répéter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait d’être un écho ; mais comment remercier les autres voix éloquentes et cordiales qui m’ont parlé ? À côté de ces éditeurs considérables, auxquels on doit l’idée féconde d’une librairie internationale, sorte de lien préparatoire entre les peuples, je vois ici, réunis, des publicistes, des philosophes, d’éminents écrivains, l’honneur des lettres, l’honneur du continent civilisé. Je suis troublé et confus d’être le centre d’une telle fête d’intelligences, et de voir tant d’honneur s’adresser à moi, qui ne suis rien qu’une conscience acceptant le devoir et un cœur résigné au sacrifice.

Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais, je le répète, comment vous remercier tous ? comment serrer toutes vos mains dans une seule étreinte ? Eh bien, le moyen est simple aussi. Vous tous, qui êtes ici, écrivains, journalistes, éditeurs, imprimeurs, publicistes, penseurs, que représentez-vous ? Toutes les énergies de l’intelligence, toutes les formes de la publicité, vous êtes l’esprit-légion, vous êtes l’organe nouveau de la société nouvelle, vous êtes la Presse. Je porte un toast à la presse !

À la presse chez tous les peuples ! à la presse libre ! à la presse puissante, glorieuse et féconde !

Messieurs, la presse est la clarté du monde social ; et, dans tout ce qui est clarté, il y a quelque chose de la providence.

La pensée est plus qu’un droit, c’est le souffle même de l’homme. Qui entrave la pensée, attente à l’homme même. Parler, écrire, imprimer, publier, ce sont là, au point de vue du droit, des identités ; ce sont là les cercles, s’élargissant sans cesse, de l’intelligence en action ; ce sont là les ondes sonores de la pensée.

De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l’esprit humain, le plus large, c’est la presse. Le diamètre de la presse, c’est le diamètre même de la civilisation.

À toute diminution de la liberté de la presse correspond une diminution de civilisation ; là où la presse libre est interceptée, on peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs, la mission de notre temps, c’est de changer les vieilles assises de la société, de créer l’ordre vrai, et de substituer partout les réalités aux fictions. Dans ce déplacement des bases sociales, qui est le colossal travail de notre siècle, rien ne résiste à la presse appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, à l’absolutisme, aux blocs de faits et d’idées les plus réfractaires.

La presse est la force. Pourquoi ? parce qu’elle est l’intelligence.

Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle annonce à voix haute l’avènement du droit, elle ne tient compte de la nuit que pour saluer l’aurore, elle devine le jour, elle avertit le monde. Quelquefois, pourtant, chose étrange, c’est elle qu’on avertit. Ceci ressemble au hibou réprimandant le chant du coq.

Oui, dans certains pays, la presse est opprimée. Est-elle esclave ? Non. Presse esclave ! c’est là un accouplement de mots impossible.

D’ailleurs, il y a deux grandes manières d’être esclave, celle de Spartacus et celle d’Épictète. L’un brise ses fers, l’autre prouve son âme. Quand l’écrivain enchaîné ne peut recourir à la première manière, il lui reste la seconde.

Non, quoi que fassent les despotes, j’en atteste tous les hommes libres qui m’écoutent, et cela, vous l’avez récemment dit en termes admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d’autres, vous l’avez prouvé par votre généreux exemple, non, il n’y a point d’asservissement pour l’esprit !

Messieurs, au siècle ou nous sommes, sans la liberté de la presse, point de salut. Fausse route, naufrage et désastre partout.

Il y a aujourd’hui de certaines questions, qui sont les questions du siècle, et qui sont là devant nous, inévitables. Pas de milieu ; il faut s’y briser, ou s’y réfugier. La société navigue irrésistiblement de ce côté-là. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il a été parlé tout à l’heure si magnifiquement. Paupérisme, parasitisme, production et répartition de la richesse, monnaie, crédit, travail, salaire, extinction du prolétariat, décroissance progressive de la pénalité, misère, prostitution, droit de la femme, qui relève de minorité une moitié de l’espèce humaine, droit de l’enfant, qui exige — je dis exige — l’enseignement gratuit et obligatoire, droit de l’âme, qui implique la liberté religieuse ; tels sont les problèmes. Avec la presse libre, ils ont de la lumière au-dessus d’eux, ils sont praticables, on voit leurs précipices, on voit leurs issues, on peut les aborder, on peut y pénétrer. Abordés et pénétrés, c’est-à-dire résolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde ; tous ces problèmes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que leurs escarpements, on peut en manquer l’entrée, et la société peut y sombrer. Eteignez le phare, le port devient l’écueil.

Messieurs, avec la presse libre, pas d’erreur possible, pas de vacillation, pas de tâtonnement dans la marche humaine. Au milieu des problèmes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt indicateur. Nulle incertitude. Allez à l’idéal, allez à la justice et à la vérité. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en avant. Dans quel sens allez-vous ? Là est toute la question. Simuler le mouvement, ce n’est point accomplir le progrès ; marquer le pas sans avancer, cela est bon pour l’obéissance passive ; piétiner indéfiniment dans l’ornière est un mouvement machinal indigne du genre humain. Ayons un but, sachons où nous allons, proportionnons l’effort au résultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une idée, et qu’un pas s’enchaîne logiquement à l’autre, et qu’après l’idée vienne la solution, et qu’à la suite du droit vienne la victoire. Jamais de pas en arrière. L’indécision du mouvement dénonce le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus misérable ! Qui hésite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant à moi, je n’admets pas plus la politique sans tête que l’Italie sans Rome.

Puisque j’ai prononcé ce mot, Rome, souffrez que je m’interrompe, et que ma pensée, détournée un instant, aille à ce vaillant qui est là-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable, c’est qu’il se soit trouvé, c’est qu’il ait pu se trouver en Italie, dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l’épée contre cette vertu. Ces italiens-là n’ont donc pas reconnu un romain ?

Ces hommes se disent les hommes de l’Italie ; ils crient qu’elle est victorieuse, et ils ne s’aperçoivent pas qu’elle est décapitée. Ah ! c’est là une sombre aventure, et l’histoire reculera indignée devant cette hideuse victoire qui consiste à tuer Garibaldi afin de ne pas avoir Rome !

Le cœur se soulève. Passons.

Messieurs, quel est l’auxiliaire du patriote ? La presse. Quel est l’épouvantail du lâche et du traître ? La presse.

Je le sais, la presse est haïe, c’est là une grande raison de l’aimer.

Toutes les iniquités, toutes les superstitions, tous les fanatismes la dénoncent, l’insultent et l’injurient comme ils peuvent. Je me rappelle une encyclique célèbre dont quelques mots remarquables me sont restés dans l’esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre contemporain, Grégoire XVI, ennemi de son siècle, ce qui est un peu le malheur des papes, et ayant toujours présents à la pensée l’ancien dragon et la bête de l’Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son latin de moine camaldule : Gula ignea, caligo, impetus immanis cum strepitu horrendo. Je ne conteste rien de cela ; le portrait est ressemblant. Bouche de feu, fumée, rapidité prodigieuse, bruit formidable. Eh oui, c’est la locomotive qui passe ! c’est la presse, c’est l’immense et sainte locomotive du progrès !

Où va-t-elle ? où entraîne-t-elle la civilisation ? où emporte-t-il les peuples, ce puissant remorqueur ? Le tunnel est long, obscur et terrible. Car on peut dire que l’humanité est encore sous terre, tant la matière l’enveloppe et l’écrase, tant les superstitions, les préjugés et les tyrannies font une voûte épaisse, tant elle a de ténèbres au-dessus d’elle ! Hélas, depuis que l’homme existe, l’histoire entière est souterraine ; on n’y aperçoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvième siècle, mais après la révolution française, il y a espoir, il y a certitude. Là-bas, loin devant nous, un point lumineux apparaît. Il grandit, il grandit à chaque instant, c’est l’avenir, c’est la réalisation, c’est la fin des misères, c’est l’aube des joies, c’est Chanaan, c’est la terre future où l’on n’aura plus autour de soi que des frères et au-dessus de soi que le ciel. Courage à la locomotive sacrée ! courage à la pensée ! courage à la science ! courage à la philosophie ! courage à la presse ! courage à vous tous, esprits ! L’heure approche où l’humanité, délivrée enfin de ce noir tunnel de six mille ans, éperdue, brusquement face à face avec le soleil de l’idéal, fera sa sortie sublime dans l’éblouissement !

Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence cordiale, que ce mot soit personnel.

Être au milieu de vous, c’est un bonheur. Je rends grâce à Dieu qui m’a donné, dans ma vie sévère, cette heure charmante. Demain je rentrerai dans l’ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parlé, j’ai entendu vos voix, j’ai serré vos mains, j’emporte cela dans ma solitude.

Vous, mes amis de France, — et mes autres amis qui sont ici trouveront tout simple que ce soit à vous que j’adresse mon dernier mot, — il y a onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez un vieillard. Les cheveux ont changé, le cœur non. Je vous remercie de vous être souvenus d’un absent ; je vous remercie d’être venus. Accueillez, — et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m’étaient chers de loin et que je vois ici pour la première fois, — accueillez mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous l’air natal, il me semble que chacun de vous m’apporte un peu de France, il me semble que je vois sortir de toutes vos âmes groupées autour de moi, quelque chose de charmant et d’auguste qui ressemble à une lumière et qui est le sourire de la patrie.

Je bois à la presse ! à sa puissance, à sa gloire, à son efficacité ! à sa liberté en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Amérique ! à sa délivrance ailleurs !