Pendant L Exil Tome II Armand Barbès

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 7-10).

II

ARMAND BARBÈS

En 1839, Barbès fut condamné à mort. Victor Hugo envoya au roi Louis-Philippe les quatre vers que l’on connaît, et obtint la vie de Barbès. Les deux lettres qu’on va lire ont trait à ce fait.

à victor hugo
Cher et illustre citoyen,

Le condamné dont vous parlez dans le septième volume des Misérables doit vous paraître un ingrat.

Il y a vingt-trois ans qu’il est votre obligé !… et il ne vous a rien dit.

Pardonnez-lui ! pardonnez-moi !

Dans ma prison d’avant février, je m’étais promis bien des fois de courir chez vous, si un jour la liberté m’était rendue.

Rêves de jeune homme ! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de paille rompue, dans le tourbillon de 1848.

Je ne pus rien faire de ce que j’avais si ardemment désiré.

Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majesté de votre génie a toujours arrêté la manifestation de ma pensée.

Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protégé par un rayon de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me défendiez.

Que n’ai-je eu la puissance de montrer que j’étais digne que votre bras s’étendît sur moi ! Mais chacun a sa destinée, et tous ceux qu’Achille a sauvés n’étaient pas des héros.

Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste état de santé. J’ai cru souvent que mon cœur ou ma tête allait éclater. Mais je me félicite, malgré mes souffrances, d’avoir été conservé, puisque sous le coup de votre nouveau bienfait[1], je trouve l’audace de vous remercier de l’ancien.

Et puisque j’ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de faire.

Je dis : la France, car il me semble que cette chère patrie de Jeanne d’Arc et de la Révolution était seule capable d’enfanter votre cœur et votre génie, et, fils heureux, vous avez posé sur le front glorieux de votre mère une nouvelle couronne de gloire !

À vous, de profonde affection.

A. Barbès.
La Haie, le 10 juillet 1862.
à armand barbès
Hauteville-House, 15 juillet 1862.
Mon frère d’exil,

Quand un homme a, comme vous, été le combattant et le martyr du progrès ; quand il a, pour la sainte cause démocratique et humaine, sacrifié sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberté ; quand il a, pour servir l’idéal, accepté toutes les formes de la lutte et toutes les formes de l’épreuve, la calomnie, la persécution, la défection, les longues années de la prison, les longues années de l’exil ; quand il s’est laissé conduire par son dévouement jusque sous le couperet de l’échafaud, quand un homme a fait cela, tous lui doivent, et lui ne doit rien à qui que ce soit. Qui a tout donné au genre humain est quitte envers l’individu.

Il ne vous est possible d’être ingrat envers personne. Si je n’avais pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me remercier, c’est moi, je le vois distinctement aujourd’hui, qui aurais été ingrat envers vous.

Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un service personnel.

J’ai, à l’époque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir étroit. Si j’ai été alors assez heureux pour vous payer un peu de la dette universelle, cette minute n’est rien devant votre vie entière, et tous, nous n’en restons pas moins vos débiteurs.

Ma récompense, en admettant que je méritasse une récompense, a été l’action elle-même. J’accepte néanmoins avec attendrissement les nobles paroles que vous m’envoyez, et je suis profondément touché de votre reconnaissance magnanime.

Je vous réponds dans l’émotion de votre lettre. C’est une belle chose que ce rayon qui vient de votre solitude à la mienne. À bientôt, sur cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande âme.

Victor Hugo.
  1. Voir les Misérables, tome VII, livre I. Le mot bienfait est souligné dans la lettre de Barbès.