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Pendant L Exil Tome II Les condamnés de Charleroi

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I

LES CONDAMNÉS DE CHARLEROY

Plusieurs journaux belges ayant attribué à Victor Hugo des vers adressés au roi des Belges pour demander la grâce des neuf condamnés à mort de Charleroi, Victor Hugo écrivit à ce sujet la lettre que voici :

Hauteville-House, 21 janvier 1862.
Monsieur,

Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulièrement, le travail, — un travail pressant, — m’absorbe à ce point que je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors.

Aujourd’hui, un ami m’apporte plusieurs journaux contenant de fort beaux vers où est demandée la grâce de neuf condamnés à mort. Au bas de ces vers, je lis ma signature.

Ces vers ne sont pas de moi.

Quel que soit l’auteur de ces vers, je le remercie.

Quand il s’agit de sauver des têtes, je trouve bon qu’on use de mon nom, et même qu’on en abuse.

J’ajoute que, pour une telle cause, il me paraît presque impossible d’en abuser. C’est ici, à coup sûr, que la fin justifie les moyens.

Que l’auteur pourtant me permette de lui reporter l’honneur de ces vers, qui, je le répète, me semblent fort beaux.

Et au premier remercîment que je lui adresse, j’en joins un second ; c’est de m’avoir fait connaître cette lamentable affaire de Charleroi.

Je regarde ces vers comme un appel qu’il m’adresse ; c’est une manière de m’inviter à élever la voix en me remettant sous les yeux les efforts que j’ai faits dans d’autres circonstances analogues, et je le remercie de cette généreuse mise en demeure.

Je réponds à son appel ; je m’unis à lui pour tâcher d’épargner à la Belgique cette chute de neuf têtes sur l’échafaud. Il s’est tourné vers le roi, je connais peu les rois ; je me tourne vers la nation.

Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du progrès, une de ces occasions d’où les peuples sortent amoindris ou agrandis.

Je supplie la nation belge d’être grande. Il dépend d’elle évidemment que cette hideuse guillotine à neuf colliers ne fonctionne point sur la place publique. Aucun gouvernement ne résiste à ces saintes pressions de l’opinion vers la douceur. Ne point vouloir de l’échafaud, ce doit être la première volonté d’un peuple. On dit : Ce que veut le peuple, Dieu le veut. Il dépend de vous, belges, de faire dire : Ce que Dieu veut, le peuple le veut.

Nous traversons en ce moment l’heure mauvaise du dix-neuvième siècle. Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation ; Venise enchaînée, la Hongrie garrottée, la Pologne torturée ; partout la peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les républiques ont des Taliaferro. La peine de mort est élevée à la dignité d’ultima ratio. Les races, les couleurs, les partis, se la jettent à la tête et s’en servent comme d’une réplique. Les blancs l’utilisent contre les nègres ; les nègres, représaille lugubre, l’aiguisent contre les blancs.

Le gouvernement espagnol fusille les républicains, et le gouvernement italien fusille les royalistes. Rome exécute un innocent. L’auteur du meurtre se nomme et réclame en vain ; c’est fait ; le bourreau ne revient pas sur son travail. L’Europe croit en la peine de mort et s’y obstine ; l’Amérique se bat à cause d’elle et pour elle. L’échafaud est l’ami de l’esclavage. L’ombre d’une potence se projette sur la guerre fratricide des États-Unis.

Jamais l’Amérique et l’Europe n’ont eu un tel parallélisme et ne se sont entendues à ce point ; toutes les questions les divisent, excepté celle-là, tuer ; et c’est sur la peine de mort que les deux mondes tombent d’accord. La peine de mort règne ; une espèce de droit divin de la hache sort pour les catholiques romains de l’évangile et pour les protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensée, comme trait d’union, un arc de triomphe idéal entre les deux mondes ; sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd’hui placer l’échafaud.

Cette situation étant donnée, l’occasion est admirable pour la Belgique.

Un peuple qui a la liberté doit avoir aussi la volonté. Tribune libre, presse libre, voilà l’organisme de l’opinion complet. Que l’opinion parle ; c’est ici un moment décisif. Dans les circonstances où nous sommes, en répudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut, devenir brusquement, elle petit peuple presque annulé, la nation dirigeante.

L’occasion, j’y insiste, est admirable. Car il est évident que, s’il n’y a pas d’échafaud pour les criminels du Hainaut, il n’y en aura désormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus sujettes à cette apparition sinistre. Par l’irrésistible logique des choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd’hui, le sera légalement demain.

Il serait beau que le petit peuple fit la leçon aux grands, et, par ce seul fait, fût plus grand qu’eux ; il serait beau, devant la croissance abominable des ténèbres, en présence de la barbarie recrudescente, que la Belgique, prenant le rôle de grande puissance en civilisation, donnât tout à coup au genre humain l’éblouissement de la vraie lumière, en proclamant, dans les conditions où éclate le mieux la majesté du principe, non à propos d’un dissident révolutionnaire ou religieux, non à propos d’un ennemi politique, mais à propos de neuf misérables indignes de toute autre pitié que de la pitié philosophique, l’inviolabilité de la vie humaine, et en refoulant définitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui a pour gloire d’avoir dressé sur la terre deux crucifix, celui de Jésus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.

Que la généreuse Belgique y songe ; c’est à elle, Belgique, que l’échafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et l’histoire mettent en balance une civilisation, les têtes coupées pèsent contre.

En écrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et prêtez-moi, pour ce douloureux et suprême intérêt, votre publicité.

Victor Hugo

Cette lettre fut publiée dans les journaux anglais et belges. Une commutation eut lieu. Sept têtes sur neuf furent sauvées.