Pendant L Exil Tome V Aux français

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J Hetzel (p. 49-53).

III

AUX FRANÇAIS

Aux paroles de M. Victor Hugo la presse féodale allemande avait répondu par des cris de colère[1]. L’armée allemande continuait sa marche. Il ne restait plus d’espoir que dans la levée en masse. Crier aux armes était le devoir de tout citoyen. Après l’appel de paix, l’appel de guerre.

Nous avons fraternellement averti l’Allemagne.

L’Allemagne a continué sa marche sur Paris.

Elle est aux portes.

L’empire a attaqué l’Allemagne comme il avait attaqué la république, à l’improviste, en traître ; et aujourd’hui l’Allemagne, de cette guerre que l’empire lui a faite, se venge sur la république.

Soit. L’histoire jugera.

Ce que l’Allemagne fera maintenant la regarde ; mais nous France, nous avons des devoirs envers les nations et envers le genre humain. Remplissons-les.

Le premier des devoirs est l’exemple.

Le moment où nous sommes est une grande heure pour les peuples.

Chacun va donner sa mesure.

La France a ce privilège, qu’a eu jadis Rome, qu’a eu jadis la Grèce, que son péril va marquer l’étiage de la civilisation.

Où en est le monde ? Nous allons le voir.

S’il arrivait, ce qui est impossible, que la France succombât, la quantité de submersion qu’elle subirait indiquerait la baisse de niveau du genre humain.

Mais la France ne succombera pas.

Par une raison bien simple, et nous venons de le dire. C’est qu’elle fera son devoir.

La France doit à tous les peuples et à tous les hommes de sauver Paris, non pour Paris, mais pour le monde.

Ce devoir, la France l’accomplira.

Que toutes les communes se lèvent ! que toutes les campagnes prennent feu ! que toutes les forêts s’emplissent de voix tonnantes ! Tocsin ! tocsin ! Que de chaque maison il sorte un soldat ; que le faubourg devienne régiment ; que la ville se fasse armée. Les prussiens sont huit cent mille, vous êtes quarante millions d’hommes. Dressez-vous, et soufflez sur eux ! Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orléans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche ! Lyon, prends ton fusil, Bordeaux, prends ta carabine, Rouen, tire ton épée, et toi Marseille, chante ta chanson et viens terrible. Cités, cités, cités, faites des forêts de piques, épaississez vos bayonnettes, attelez vos canons, et toi village, prends ta fourche. On n’a pas de poudre, on n’a pas de munitions, on n’a pas d’artillerie ? Erreur ! on en a. D’ailleurs les paysans suisses n’avaient que des cognées, les paysans polonais n’avaient que des faulx, les paysans bretons n’avaient que des bâtons. Et tout s’évanouissait devant eux ! Tout est secourable à qui fait bien. Nous sommes chez nous. La saison sera pour nous, la bise sera pour nous, la pluie sera pour nous. Guerre ou Honte ! Qui veut peut. Un mauvais fusil est excellent quand le cœur est bon ; un vieux tronçon de sabre est invincible quand le bras est vaillant. C’est aux paysans d’Espagne que s’est brisé Napoléon. Tout de suite, en hâte, sans perdre un jour, sans perdre une heure, que chacun, riche, pauvre, ouvrier, bourgeois, laboureur, prenne chez lui ou ramasse à terre tout ce qui ressemble à une arme ou à un projectile. Roulez des rochers, entassez des pavés, changez les socs en haches, changez les sillons en fosses, combattez avec tout ce qui vous tombe sous la main, prenez les pierres de notre terre sacrée, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre mère la France. Ô citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez à la face, c’est la patrie.

Que tout homme soit Camille Desmoulins, que toute femme soit Théroigne, que tout adolescent soit Barra ! Faites comme Bonbonnel, le chasseur de panthères, qui, avec quinze hommes, a tué vingt prussiens et fait trente prisonniers. Que les rues des villes dévorent l’ennemi, que la fenêtre s’ouvre furieuse, que le logis jette ses meubles, que le toit jette ses tuiles, que les vieilles mères indignées attestent leurs cheveux blancs. Que les tombeaux crient, que derrière toute muraille on sente le peuple et Dieu, qu’une flamme sorte partout de terre, que toute broussaille soit le buisson ardent ! Harcelez ici, foudroyez là, interceptez les convois, coupez les prolonges, brisez les ponts, rompez les routes, effondrez le sol, et que la France sous la Prusse devienne abîme.

Ah ! peuple ! te voilà acculé dans l’antre. Déploie ta stature inattendue. Montre au monde le formidable prodige de ton réveil. Que le lion de 92 se dresse et se hérisse, et qu’on voie l’immense volée noire des vautours à deux têtes s’enfuir à la secousse de cette crinière !

Faisons la guerre de jour et de nuit, la guerre des montagnes, la guerre des plaines, la guerre des bois. Levez-vous ! levez-vous ! Pas de trêve, pas de repos, pas de sommeil. Le despotisme attaque la liberté, l’Allemagne attente à la France. Qu’à la sombre chaleur de notre sol cette colossale armée fonde comme la neige. Que pas un point du territoire ne se dérobe au devoir. Organisons l’effrayante bataille de la patrie. Ô francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l’ombre et du crépuscule, serpentez dans les ravins, glissez-vous, rampez, ajustez, tirez, exterminez l’invasion. Défendez la France avec héroïsme, avec désespoir, avec tendresse. Soyez terribles, ô patriotes ! Arrêtez-vous seulement, quand vous passerez devant une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi.

Car l’enfant c’est l’avenir. Car l’avenir c’est la république.

Faisons cela, français.

Quant à l’Europe, que nous importe l’Europe ! Qu’elle regarde, si elle a des yeux. On vient à nous si l’on veut. Nous ne quêtons pas d’auxiliaires. Si l’Europe a peur, qu’elle ait peur. Nous rendons service à l’Europe, voilà tout. Qu’elle reste chez elle, si bon lui semble. Pour le redoutable dénoûment que la France accepte si l’Allemagne l’y contraint, la France suffit à la France, et Paris suffit à Paris. Paris a toujours donné plus qu’il n’a reçu. S’il engage les nations à l’aider, c’est dans leur intérêt plus encore que dans le sien. Qu’elles fassent comme elles voudront, Paris ne prie personne. Un si grand suppliant, que lui étonnerait l’histoire. Sois grande ou sois petite, Europe, c’est ton affaire. Incendiez Paris, allemands, comme vous avez incendié Strasbourg. Vous allumerez les colères plus encore que les maisons.

Paris a des forteresses, des remparts, des fossés, des canons, des casemates, des barricades, des égouts qui sont des sapes ; il a de la poudre, du pétrole et de la nitroglycérine ; il a trois cent mille citoyens armés ; l’honneur, la justice, le droit, la civilisation indignée, fermentent en lui ; la fournaise vermeille de la république s’enfle dans son cratère ; déjà sur ses pentes se répandent et s’allongent des coulées de lave, et il est plein, ce puissant Paris, de toutes les explosions de l’âme humaine. Tranquille et formidable, il attend l’invasion, et il sent monter son bouillonnement. Un volcan n’a pas besoin d’être secouru.

Français, vous combattrez. Vous vous dévouerez à la cause universelle, parce qu’il faut que la France soit grande afin que la terre soit affranchie ; parce qu’il ne faut pas que tant de sang ait coulé et que tant d’ossements aient blanchi sans qu’il en sorte la liberté ; parce que toutes les ombres illustres, Léonidas, Brutus, Arminius, Dante, Rienzi, Washington, Danton, Riego, Manin, sont là souriantes et fières autour de vous ; parce qu’il est temps de montrer à l’univers que la vertu existe, que le devoir existe et que la patrie existe ; et vous ne faiblirez pas, et vous irez jusqu’au bout, et le monde saura par vous que, si la diplomatie est lâche, le citoyen est brave ; que, s’il y a des rois, il y a aussi des peuples ; que, si le continent monarchique s’éclipse, la république rayonne, et que, si, pour l’instant, il n’y a plus d’Europe, il y a toujours une France.

Paris, 17 septembre 1870.
  1. « Pendez le poëte au haut du mât. — Hœngt den Dichter an den Mast auf. »