Pendant L Exil Tome V Aux parisiens

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J Hetzel (p. 55-59).

IV

AUX PARISIENS

On demanda à M. Victor Hugo d’aller par toute la France jeter lui-même et reproduire sous toutes les formes de la parole ce cri de guerre. Il avait promis de partager le sort de Paris, il resta à Paris. Bientôt Paris fut bloqué et enfermé ; la Prusse l’investit et l’assiégea. Le peuple était héroïque. On était en octobre. Quelques symptômes de division éclatèrent. M. Victor Hugo, après avoir parlé aux allemands pour la paix, puis aux français pour la guerre, s’adressa aux parisiens pour l’union.

Il paraît que les prussiens ont décrété que la France serait Allemagne et que l’Allemagne serait Prusse ; que moi qui parle, né lorrain, je suis allemand ; qu’il faisait nuit en plein midi ; que l’Eurotas, le Nil, le Tibre et la Seine étaient des affluents de la Sprée ; que la ville qui depuis quatre siècles éclaire le globe n’avait plus de raison d’être ; que Berlin suffisait ; que Montaigne, Rabelais, d’Aubigné, Pascal, Corneille, Molière, Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques, Mirabeau, Danton et la Révolution française n’ont jamais existé ; qu’on n’avait plus besoin de Voltaire puisqu’on avait M. de Bismarck ; que l’univers appartient aux vaincus de Napoléon le Grand et aux vainqueurs de Napoléon le Petit ; que dorénavant la pensée, la conscience, la poésie, l’art, le progrès, l’intelligence, commenceraient à Potsdam et finiraient à Spandau ; qu’il n’y aurait plus de civilisation, qu’il n’y aurait plus d’Europe, qu’il n’y aurait plus de Paris ; qu’il n’était pas démontré que le soleil fût nécessaire ; que d’ailleurs nous donnions le mauvais exemple ; que nous sommes Gomorrhe et qu’ils sont, eux, prussiens, le feu du ciel ; qu’il est temps d’en finir, et que désormais le genre humain ne sera plus qu’une puissance de second ordre.

Ce décret, parisiens, on l’exécute sur vous. En supprimant Paris, on mutile le monde. L’attaque s’adresse urbi et orbi. Paris éteint, et la Prusse ayant seule la fonction de briller, l’Europe sera dans les ténèbres.

Cet avenir est-il possible ?

Ne nous donnons pas la peine de dire non.

Répondons simplement par un sourire.

Deux adversaires sont en présence en ce moment. D’un côté la Prusse, toute la Prusse, avec neuf cent mille soldats ; de l’autre Paris avec quatre cent mille citoyens. D’un côté la force, de l’autre la volonté. D’un côté une armée, de l’autre un peuple. D’un côté la nuit, de l’autre la lumière.

C’est le vieux combat de l’archange et du dragon qui recommence.

Il aura aujourd’hui la fin qu’il a eue autrefois.

La Prusse sera précipitée.

Cette guerre, si épouvantable qu’elle soit, n’a encore été que petite. Elle va devenir grande.

J’en suis fâché pour vous, prussiens, mais il va falloir changer votre façon de faire. Cela va être moins commode. Vous serez toujours deux ou trois contre un, je le sais ; mais il faut aborder Paris de front. Plus de forêts, plus de broussailles, plus de ravins, plus de tactique tortueuse, plus de glissement dans l’obscurité. La stratégie des chats ne sert pas à grand’chose devant le lion. Plus de surprises. On va vous entendre venir. Vous aurez beau marcher doucement, la mort écoute. Elle a l’oreille fine, cette guetteuse terrible. Vous espionnez, mais nous épions. Paris, le tonnerre en main et le doigt sur la détente, veille et regarde l’horizon. Allons, attaquez. Sortez de l’ombre. Montrez vous. C’en est fini des succès faciles. Le corps à corps commence. On va se colleter. Prenez-en votre parti. La victoire maintenant exigera un peu d’imprudence. Il faut renoncer à cette guerre d’invisibles, à cette guerre à distance, à cette guerre à cache-cache, où vous nous tuez sans que nous ayons l’honneur de vous connaître.

Nous allons voir enfin la vraie bataille. Les massacres tombant sur un seul côté sont finis. L’imbécillité ne nous commande plus. Vous allez avoir affaire au grand soldat qui s’appelait la Gaule du temps que vous étiez les borusses, et qui s’appelle la France aujourd’hui que vous êtes les vandales ; la France : miles magnus, disait César ; soldat de Dieu, disait Shakespeare.

Donc, guerre, et guerre franche, guerre loyale, guerre farouche. Nous vous la demandons et nous vous la promettons. Nous allons juger vos généraux. La glorieuse France grandit volontiers ses ennemis. Mais il se pourrait bien après tout que ce que nous avons appelé l’habileté de Moltke ne fût autre chose que l’ineptie de Lebœuf. Nous allons voir.

Vous hésitez, cela se comprend. Sauter à la gorge de Paris est difficile. Notre collier est garni de pointes.

Vous avez deux ressources qui ne feront pas précisément l’admiration de l’Europe :

Affamer Paris.

Bombarder Paris.

Faites. Nous attendons vos projectiles. Et tenez, si une de vos bombes, roi de Prusse, tombe sur ma maison, cela prouvera une chose, c’est que je ne suis pas Pindare, mais que vous n’êtes pas Alexandre.

On vous prête, prussiens, un autre projet. Ce serait de cerner Paris sans l’attaquer, et de réserver toute votre bravoure contre nos villes sans défense, contre nos bourgades, contre nos hameaux. Vous enfonceriez héroïquement ces portes ouvertes, et vous vous installeriez là, rançonnant vos captifs, l’arquebuse au poing. Cela s’est vu au moyen âge. Cela se voit encore dans les cavernes. La civilisation stupéfaite assisterait à un banditisme gigantesque. On verrait cette chose : un peuple détroussant un autre peuple. Nous n’aurions plus affaire à Arminius, mais à Jean l’Écorcheur. Non ! nous ne croyons pas cela. La Prusse attaquera Paris, mais l’Allemagne ne pillera pas les villages. Le meurtre, soit. Le vol, non. Nous croyons à l’honneur des peuples.

Attaquez Paris, prussiens. Bloquez, cernez, bombardez.

Essayez.

Pendant ce temps-là l’hiver viendra.

Et la France.

L’hiver, c’est-à-dire la neige, la pluie, la gelée, le verglas, le givre, la glace. La France, c’est-à-dire la flamme.

Paris se défendra, soyez tranquilles.

Paris se défendra victorieusement.

Tous au feu, citoyens ! Il n’y a plus désormais que la France ici et la Prusse là. Rien n’existe que cette urgence. Quelle est la question d’aujourd’hui ? combattre. Quelle est la question de demain ? vaincre. Quelle est la question de tous les jours ? mourir. Ne vous tournez pas d’un autre côté. Le souvenir que tu dois au devoir se compose de ton propre oubli. Union et unité. Les griefs, les ressentiments, les rancunes, les haines, jetons ça au vent. Que ces ténèbres s’en aillent dans la fumée des canons. Aimons-nous pour lutter ensemble. Nous avons tous les mêmes mérites. Est-ce qu’il y a eu des proscrits ? je n’en sais rien. Quelqu’un a-t-il été en exil ? je l’ignore. Il n’y a plus de personnalités, il n’y a plus d’ambitions, il n’y a plus rien dans les mémoires que ce mot, salut public. Nous ne sommes qu’un seul français, qu’un seul parisien, qu’un seul cœur ; il n’y a plus qu’un seul citoyen qui est vous, qui est moi, qui est nous tous. Où sera la brèche seront nos poitrines. Résistance aujourd’hui, délivrance demain ; tout est là. Nous ne sommes plus de chair, mais de pierre. Je ne sais plus mon nom, je m’appelle Patrie. Face à l’ennemi ! Nous nous appelons tous France, Paris, muraille !

Comme elle va être belle, notre cité ! Que l’Europe s’attende à un spectacle impossible, qu’elle s’attende à voir grandir Paris ; qu’elle s’attende à voir flamboyer la ville extraordinaire. Paris va terrifier le monde. Dans ce charmeur il y a un héros. Cette ville d’esprit a du génie. Quand elle tourne le dos à Tabarin, elle est digne d’Homère. On va voir comment Paris sait mourir. Sous le soleil couchant, Notre-Dame à l’agonie est d’une gaîté superbe. Le Panthéon se demande comment il fera pour recevoir sous sa voûte tout ce peuple qui va avoir droit à son dôme. La garde sédentaire est vaillante ; la garde mobile est intrépide ; jeunes hommes par le visage, vieux soldats par l’allure. Les enfants chantent mêlés aux bataillons. Et dès à présent, chaque fois que la Prusse attaque, pendant le rugissement de la mitraille, que voit-on dans les rues ? les femmes sourire. Ô Paris, tu as couronné de fleurs la statue de Strasbourg ; l’histoire te couronnera d’étoiles !

Paris, 2 octobre 1870.