Pendant L Exil Tome V Les Châtiments

La bibliothèque libre.




J Hetzel (p. 61-77).

V

LES CHÂTIMENTS

L’édition parisienne des Châtiments parut le 20 octobre. Paris était bloqué depuis plus d’un mois. Le livre fut donc, à cette époque, enfermé dans Paris comme le peuple même. Les Châtiments furent mêlés à ce siége mémorable, et firent leur devoir dans Paris pendant l’invasion, comme ils l’avaient fait hors de France pendant l’empire.

Paris, 22 octobre 1870.
Monsieur le directeur du Siècle,

Les Châtiments n’ont jamais rien rapporté à leur auteur, et il est loin de s’en plaindre. Aujourd’hui, cependant, la vente des cinq mille premiers exemplaires de l’édition parisienne produit un bénéfice de cinq cents francs. Je demande la permission d’offrir ces cinq cents francs à la souscription pour les canons.

Recevez l’assurance de ma cordialité fraternelle.

Victor Hugo.



la societe des gens de lettres
À VICTOR HUGO
Paris, 29 octobre 1870.
Cher et honoré président,

La Société des gens de lettres veut offrir un canon à la défense nationale.

Elle a eu l’idée de faire dire par les premiers artistes de Paris quelques-unes des pièces de ce livre proscrit qui rentre en France avec la république, les Châtiments.

Fière de vous qui l’honorez, elle serait heureuse de devoir à votre bienveillante confraternité le produit d’une matinée tout entière offerte à la patrie, et elle vous demande de nous laisser appeler ce canon le Victor Hugo.


RÉPONSE DE VICTOR HUGO
Paris, 30 octobre 1870.
Mes honorables et chers confrères,

Je vous félicite de votre patriotique initiative. Vous voulez bien vous servir de moi. Je vous remercie.

Prenez les Châtiments, et, pour la défense de Paris, vous et ces généreux artistes, vos auxiliaires, usez-en comme vous voudrez.

Ajoutons, si nous le pouvons, un canon de plus à la protection de cette ville auguste et inviolable, qui est comme une patrie dans la patrie.

Chers confrères, écoutez une prière. Ne donnez pas mon nom à ce canon. Donnez-lui le nom de l’intrépide petite ville qui, à cette heure, partage l’admiration de l’Europe avec Strasbourg, qui est vaincue, et Paris, qui vaincra.

Que ce canon se dresse sur nos murs. Une ville ouverte a été assassinée ; une cité sans défense a été mise à sac par une armée devenue en plein dix-neuvième siècle une horde ; un groupe de maisons paisibles a été changé en un monceau de ruines. Des familles ont été massacrées dans leur foyer. L’extermination sauvage n’a épargné ni le sexe ni l’âge. Des populations désarmées, n’ayant d’autre ressource que le suprême héroïsme du désespoir, ont subi le bombardement, la mitraille, le pillage et l’incendie ; que ce canon les venge ! Que ce canon venge les mères, les orphelins, les veuves ; qu’il venge les fils qui n’ont plus de pères et les pères qui n’ont plus de fils ; qu’il venge la civilisation ; qu’il venge l’honneur universel ; qu’il venge la conscience humaine insultée par cette guerre abominable où la barbarie balbutie des sophismes ! Que ce canon soit implacable, fulgurant et terrible ; et, quand les prussiens l’entendront gronder, s’ils lui demandent : Qui es-tu ? qu’il réponde : Je suis le coup de foudre ! et je m’appelle Châteaudun !

Victor Hugo.

audition des Châtiments
au théâtre de la porte-saint-martin
5 novembre.

Le comité de la Société des gens de lettres fait imprimer et distribuer l’annonce suivante :

« La Société des gens de lettres a voulu, elle aussi, donner son canon à la défense nationale, et elle doit consacrer à cette œuvre le produit d’une Matinée littéraire, dont son président honoraire, M. Victor Hugo, s’est empressé de fournir les éléments.

« L’audition aura lieu mardi prochain, à deux heures précises, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Plusieurs pièces des Châtiments y

seront dites par l’élite des artistes de Paris. »
PROGRAMME
première partie
Notre Souscription 
 M. Jules Claretie.
Les Volontaires de l’An II 
 M. Taillade.
À ceux qui dorment 
 Mlle Duguéret.
Hymne des Transportés 
 M. Lafontaine.
La Caravane 
 Mlle Lia Félix.
Souvenir de la nuit du 4 
 M. Frédérick-Lemaître.
deuxieme partie
L’Expiation 
 M. Berton.
Stella 
 Mlle Favart.
Chansons 
 M. Coquelin.
Joyeuse Vie 
 Mme Marie-Laurent.
Patria, musique de Beethoven 
 Mme Gueymard-Lauters.

« À la demande de la Société des gens de lettres, M. Raphaël-Félix a donné gratuitement la salle ; tous les artistes dramatiques, ainsi que M. Pasdeloup et son orchestre, ont tenu à honneur de prêter également un concours désintéressé à cette solennité patriotique. »


DISCOURS DE M. JULES CLARETIE.
Citoyennes, citoyens,

À cette heure, la plus grave et la plus terrible de notre histoire, où la patrie est menacée jusque dans son cœur, Paris, — tout homme ressent l’âpre désir de servir un pays qu’on aime d’autant plus qu’il est plus menacé et plus meurtri.

La Société des gens de lettres, voyant avec douleur la grande patrie de la pensée, la patrie de Rabelais, la patrie de Pascal, la patrie de Diderot, la patrie de Voltaire, abaissée et écrasée sous la botte d’un uhlan, a voulu, non seulement par chacun de ses membres, mais en corps, affirmer son patriotisme, et, puisque le canon dénoue aujourd’hui les batailles, puisque le courage est peu de chose quand il n’a pas d’artillerie, la Société des gens de lettres a voulu offrir un canon à la patrie.

Mais comment l’offrir ce canon ? Avec quoi faire le bronze ou l’acier qui nous manquait ?

Il y avait un livre qu’on n’avait publié sous l’empire qu’en se cachant et en le dérobant à l’œil de la police ; livre patriotique qu’on se passait sous le manteau, comme s’il se fût agi d’un livre malsain ; livre superbe qui, au lendemain de décembre, à l’heure où Paris était écrasé, où les faubourgs étaient muets, où les paysans étaient satisfaits, protestait contre le succès, protestait contre l’usurpation, protestait contre le crime, et, au nom de la conscience humaine étouffée, prononçait, dès 1851, le mot de l’avenir et le mot de l’histoire : châtiment !

Il y avait un homme qui, depuis tantôt vingt ans, représentait le volontaire exil, la négation de l’empire, la revendication du droit proscrit, un homme qui, après avoir chanté les roses et les enfants, plein d’amour, s’était tout à coup senti plein de courroux et plein de haine, un homme qui, parlant de l’homme de Décembre, avait dit :

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas la rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente ;
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

C’est à ce livre qui avait deviné l’avenir, et à ce poëte qui, fidèle à l’exil, a loyalement tenu le serment juré, que nous voulions demander, nous, Société des gens de lettres, de nous aider dans notre œuvre. Victor Hugo est notre président honoraire. Voici la lettre que lui adressa notre comité :

L’orateur lit la lettre du comité et la réponse de Victor Hugo (voir plus haut), et reprend :

Je ne veux pas vous empêcher plus longtemps d’écouter les admirables vers et les remarquables artistes que vous allez entendre. Je ne veux pas plus longtemps vous parler de notre souscription, je ne veux que vous faire remarquer une chose qui frappe aujourd’hui en lisant ce livre des Châtiments, dont nous détachons pour vous quelques fragments : c’est l’étonnante prophétie de l’œuvre. Lu à la lumière sinistre des derniers événements, le livre du poëte acquiert une grandeur nouvelle. Le poëte a tout prévu, le poëte a tout prédit. Il avait deviné dans les fusilleurs de Décembre ces généraux de boudoir et d’antichambre qui traînent

Des sabres qu’au besoin ils sauraient avaler.

Il avait deviné, dans le sang du début, la boue du dénouement. Il avait deviné la chute de celui qu’il appelait déjà Napoléon le Petit. L’histoire devait donner raison à la poésie, et le destin à la prédiction.

Oui, comme une prédiction terrible, les vers des Châtiments me revenaient au souvenir lorsque je parcourais le champ de bataille de Sedan, et j’étais tenté de les trouver trop doux lorsque je voyais ces 400 canons, ces mitrailleuses, ces drapeaux qu’emportait l’ennemi, lorsque je regardais ces mamelons couverts de morts, ces soldats couchés et entassés, vieux zouaves aux barbes rousses, jeunes Saint-Cyriens encore revêtus du costume de l’École, artilleurs foudroyés à côté de leurs pièces, conscrits tombés dans les fossés, et lorsque me revenaient ces vers de Victor Hugo sur les morts du 4 décembre, vers qui pourraient s’écrire sur les cadavres du 2 septembre :

Tous, qui que vous fussiez, tête ardente, esprit sage,
Soit qu’en vos yeux brillât la jeunesse ou que l’âge
Vous prît et vous courbât,
Que le destin pour vous fût deuil, énigme ou fête,
Vous aviez dans vos cœurs l’amour, cette tempête,
La douleur, ce combat.

Grâce au quatre décembre, aujourd’hui, sans pensée,
Vous gisez étendus dans la fosse glacée
Sous les linceuls épais ;
Ô morts, l’herbe sans bruit croît sur vos catacombes,
Dormez dans vos cercueils ! taisez-vous dans vos tombes !
L’empire, c’est la paix.

Avec le neveu comme avec l’oncle : — l’empire, c’est l’invasion.

Il avait donc, encore un coup, deviné, le grand poëte, tout ce que l’empire nous réservait de lâchetés et de catastrophes. Il était le prophète alarmé de cette chute qui n’a point d’égale dans l’histoire, de cette reddition dont une lèvre française ne peut parler sans frémir, il avait tout deviné, et, devant le triomphe de l’abjection, sa colère pouvait passer pour excessive. Hélas ! le sort lui a donné raison, et les Châtiments restent le livre le plus éclatant, le fer rouge inoubliable, et ils consoleront la patrie de tant de honte, après l’avoir vengée de tant d’infamie !

Maintenant, citoyens, tout cela est passé, tout cela doit être oublié, tout cela doit être effacé ! — Maintenant, ne songeons plus qu’à la vengeance, et, en dépit des bruits d’armistice, songeons toujours à ces canons d’où sortira la victoire. Grâce à vous, nous en avons un aujourd’hui qui s’appellera Châteaudun et qui rappellera la mémoire de cette héroïque cité, si chère à tout cœur français et à tout cœur républicain. Mais laissez-moi espérer encore que, grâce à vous, bientôt nous en pourrons avoir un second, et, cette fois, nous lui donnerons un autre nom, si vous voulez bien. Après Châteaudun, qui veut dire douleur et sacrifice, notre canon futur signifiera revanche et victoire et s’appellera d’un grand nom, d’un beau nom, — le Châtiment.

Puis, les désastres vengés, la patrie refaite, la France régénérée, la France reconquise, arrachée à l’étranger, sauvée et lavée de ses souillures, alors nous reprendrons notre œuvre de fraternité après avoir fait notre devoir de patriotes, et nous pourrons écrire fièrement, nous, et sans mensonge :

La République, c’est la paix !

comité de la société des gens de lettres
Procès-verbal de la séance du 7 novembre.

M. Charles Valois, membre de la commission spéciale, rend compte de la recette produite par l’audition des Châtiments à la Porte-Saint-Martin.

Recette et quête : 7,577 fr. 50 c. ; frais : 577 fr.

Il n’a été prélevé sur la recette que les frais rigoureusement exigibles, pompiers, ouvreuses, éclairage, chauffage.

La commission spéciale annonce qu’elle a demandé à M. Victor Hugo l’autorisation de donner une deuxième audition des Châtiments, dans le même but national et patriotique. M. Paul Meurice apporte au comité l’autorisation de M. Victor Hugo.


deuxième audition des Châtiments
au théâtre de la porte-saint-martin
13 novembre

La note et le programme suivants ont été publiés par les journaux et distribués au public :

« L’effet produit par la première audition des Châtiments de Victor Hugo a été si grand, qu’une seconde séance est demandée à la Société des gens de lettres.

« Le comité a répondu à cet appel.

« La nouvelle audition, dont le produit donnera un autre canon à la défense nationale :

LE CHÂTIMENT

aura lieu dimanche prochain, 13 novembre, à 7 heures 1/2 précises, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. »

PROGRAMME
première partie
Notre deuxième canon 
 M. Eugène Muller.
Ultima Verba 
 M. Taillade.
Jersey 
 Mlle Lia Félix.
Hymne des Transportés 
 M. Lafontaine.
Aux femmes 
 Mlle Rousseil.
Jéricho 
 M. Charly.
Le Manteau impérial 
 Mme Marie Laurent.
Souvenir de la nuit du 4 
 M. Frederick-Lemaître.
deixieme partie
L’Expiation 
 M. Berton.
Chansons 
 Mme V. Lafontaine.
Orientale 
 M. Lacressonnière.
Pauline Rolland 
 Mlle Périga.
Paroles d’un conservateur 
 M. Coquelin.
Stella 
 Mlle Favart.
Au moment de rentrer en France 
 M. Maubant.

comité de la société des gens de lettres
Procès-verbal de la séance du 14 novembre

Rapport de M. Charles Valois sur le résultat de la deuxième audition des Châtiments.

Recette et quête, 8,281 fr. 90 c. ; frais, 892 fr. 30 c.

Le produit net, 7,389 fr., ajouté à celui du 6 novembre, forme pour les deux auditions un total de 14,272 fr. 50 c.

Une commission est nommée pour aller officiellement remercier M. Victor Hugo.


troisième audition des Châtiments.
Séance du 17 novembre

La Société des gens de lettres demande à M. Victor Hugo, par l’intermédiaire de son Comité, une troisième audition des Châtiments. M. Victor Hugo répond :

Mes chers confrères, donnons-la au peuple cette troisième lecture des Châtiments, donnons-la-lui gratuitement ; donnons-la-lui dans la vieille salle royale et impériale, dans la salle de l’Opéra, que nous élèverons à la dignité de salle populaire. On fera là quête dans des casques prussiens, et le cuivre des gros sous du peuple de Paris fera un excellent bronze pour nos canons contre la Prusse.

Votre confrère et votre ami,
Victor Hugo.

note publiee par les journeaux
des 26 et 27 novembre :

« La Société des gens de lettres, d’accord avec M. Victor Hugo, organise pour lundi 28 novembre, à une heure, dans la salle de l’Opéra, une audition des Châtiments, à laquelle ne seront admis que des spectateurs non payants.

« Sans nul doute la foule s’empressera d’assister à cette solennité populaire offerte par l’illustre poëte, avec l’autorisation du ministre qui dispose du théâtre de l’Opéra.

« Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue à ceux qui ne parviendraient à entrer qu’après une longue attente, en même temps qu’un plus grand nombre devraient se retirer désappointés après avoir fait queue pendant plusieurs heures.

« Pour éviter ces inconvénients et assurer néanmoins aux plus diligents la satisfaction d’entendre réciter par d’éminents artistes les vers qui ont déjà été acclamés dans plusieurs représentations, la distribution des 2,400 billets, à raison de 120 par mairie, sera faite dans les vingt mairies de Paris, le dimanche 27, à midi, par les sociétaires délégués du comité des gens de lettres.

« Ces billets ne pourront être l’objet d’aucune faveur et seront rigoureusement attribués à ceux qui viendront, les premiers, les prendre le dimanche aux mairies. Le lundi, jour de la solennité, il ne sera délivré aucun billet au théâtre. La salle ne sera ouverte qu’aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies ; les places appartiendront, sans distinction, aux premiers occupants, porteurs de billets. »


THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPÉRA
audition gratuite des Châtiments
PROGRAMME
PREMIÈRE PARTIE
Ouverture de la Muette, d’Auber
Les Châtiments 
 M. Tony Révillon.
Pauline Rolland 
 Mlle Périga.
Cette nuit-là 
 M. Desrieux.
Aux Femmes 
 Mlle Rousseil.
Floréal 
 Mlle Sarah Bernhardt.
Hymne des transportés 
 M. Lafontaine.
Le Manteau impérial 
 Mme Marie Laurent.
La nuit du 4 Décembre 
 M. Frédérick-Lemaître.
deuxieme partie
Ouverture de Zampa, d’Hérold
Stella 
 Mlle Favart.
Joyeuse vie 
 M. Dumaine.
Il faut qu’il vive 
 Mme Lia Félix.
Paroles d’un conservateur 
 M. Coquelin.
Chansons 
 Mme V. Lafontaine.
Patria, musique de Beethoven 
 Mme Ugalde.
L’Expiation 
 M. Taillade.
Lux 
 Mme Marie Laurent.
L’orchestre de l’Opéra sera dirigé par M. Georges Hainl

Pendant les entr’actes de la représentation populaire, les belles et généreuses artistes qui y contribuaient ont fait la quête, comme Victor Hugo l’avait annoncé, dans des casques pris aux prussiens. Les sous du peuple sont tombés dans ces casques et ont produit la somme de quatre cent soixante-huit francs cinquante centimes.

À la fin de la représentation, il a été jeté sur la scène une couronne de laurier dorée avec un papier portant cette inscription : À notre poëte, qui a voulu donner aux pauvres le pain de l’esprit.


comité des gens de lettres
Séances des 18 et 19 novembre

Il est versé au Trésor, par les soins de la commission, 10,600 francs, somme indiquée par M. Dorian comme prix de deux canons. La commission informe le comité de la difficulté qui s’oppose à ce que le nom de Châteaudun soit donné à l’une de nos deux pièces, ce nom ayant été antérieurement retenu par d’autres souscripteurs. Le comité décide que le nom Victor Hugo sera substitué à celui de Châteaudun, et qu’en outre les deux canons porteront pour exergue : Société des gens de lettres.


En réponse à l’envoi fait au ministre des travaux publics du reçu des 10,600 francs versés au Trésor, M. Dorian écrit au comité :

Paris, 22 novembre 1870.

« Messieurs, par une lettre du 17 de ce mois, répondant à celle que j’ai eu l’honneur de vous écrire le 14 novembre précédent, vous m’adressez le récépissé du versement, fait par vous à la caisse centrale du Trésor public, d’une somme de 10,600 francs destinée à la confection de deux canons offerts par la Société des gens de lettres au gouvernement de la défense nationale ; vous m’exprimez en même temps le désir que sur l’un de ces canons soit gravé le mot « Châtiment », sur l’autre « Victor Hugo », et sur tous les deux, en exergue, les mots « Société des gens lettres ».

« Je vous renouvelle, messieurs, au nom du gouvernement, l’expression de ses remercîments pour cette souscription patriotique.

« Des mesures vont être prises pour que les canons dont il s’agit soient mis immédiatement en fabrication, et je n’ai pas besoin d’ajouter que le désir de la Société, en ce qui concerne les inscriptions à graver, sera ponctuellement suivi.

« Vous serez informés, ainsi que je vous l’ai promis, du jour où auront lieu les essais, afin que la Société puisse s’y faire représenter si elle le désire.

« Enfin, j’aurai l’honneur de vous faire parvenir un duplicata de la facture du fondeur.

« Recevez, messieurs, l’assurance de ma considération distinguée.

« Le ministre des travaux publics,
« Dorian. »

société des gens de lettres

À VICTOR HUGO
Paris, le 26 janvier 1871.
« Illustre et cher collègue,

« Le comité, déduction faite des frais et de la somme de 10,600 francs employée à la fabrication des deux canons le Victor Hugo et le Châtiment, offerts à la défense nationale, est dépositaire de la somme de 3,470 francs, reliquat de la recette produite par les lectures publiques des Châtiments.

« Le comité a cherché, sans y réussir, l’application de ce reliquat à des engins de guerre.

« Il ne croit pas pouvoir conserver cette somme dans la caisse sociale. En conséquence, il m’a chargé de la remettre entre vos mains, parce que vous avez seul le droit d’en disposer.

« Veuillez agréer, cher et illustre collègue, l’expression respectueuse de notre cordiale affection.

« Pour le comité :
« Le président de la séance,
« Altaroche.
« Le délégué du comité,
« Emmanuel Gonzalès. »
AUDITIONS DES CHÂTIMENTS
compte rendu
Recettes :
1re, 2e et 3e séances 
 16,817 fr. 90
Dépenses :
Frais généraux des représentations
  suivant détail 
 2,747 fr. 90
Versement au Trésor pour deux
  canons, suivant reçu 
 10,600 fr. »
13.345 fr.90

Solde 
 3.470 fr. » 

M. Victor Hugo a prié le comité de garder cette somme et de l’employer à secourir les victimes de la guerre, nombreuses parmi les gens de lettres que le comité représente.


Concurremment avec ces représentations, le Théâtre-Français a donné, le 25 novembre, une matinée littéraire, dramatique et musicale, où Mlle Favart a joué doña Sol (cinquième acte d’Hernani), et Mme Laurent, Lucrèce Borgia (cinquième acte de Lucrèce Borgia), où Mme Ugalde a chanté Patria. — Booz endormi (Légende des siècles); le Revenant (Contemplations), les Paroles d’un conservateur à propos d’un perturbateur (Châtiments) ont complété cette séance, qui a produit, au bénéfice des victimes de la guerre, une recette de 6,000 francs.


M. Victor Hugo n’a assisté à aucune de ces représentations.


Indépendamment des représentations et des lectures dont on vient de voir le détail et le résultat, les Châtiments et toutes les œuvres de Victor Hugo furent pour les théâtres, pendant le siége de Paris, une sorte de propriété publique. Quiconque voulait organiser une lecture pour une caisse de secours quelconque n’avait qu’à parler, et l’auteur abandonnait immédiatement son droit. Les représentations et les lectures des Châtiments, de Napoléon le Petit, des Contemplations, de la Légende des siècles, etc., au bénéfice des canons ou des ambulances, durèrent sans interruption et tous les jours, sur tous les théâtres à la fois, jusqu’au moment où il ne fut plus possible d’éclairer et de chauffer les salles.

On n’a pu noter ces innombrables représentations. Parmi celles dont le souvenir est resté, on peut citer le concert Pasdeloup, où M. Taillade disait les Volontaires de l’an II (Châtiments); les Pauvres Gens (Légende des siècles) dits par M. Noël Parfait, au bénéfice de la ville de Châteaudun ; les deux soirées de lectures organisées par M. Bonvalet, maire du 5e arrondissement, l’une pour les blessés, l’autre pour les orphelins et les veuves ; la soirée de Mlle Thurel, directrice d’une ambulance, pour les malades ; les représentations données par le club Drouot pour les orphelins et les veuves ; par le commandant Fourdinois pour les blessés ; par les carabiniers parisiens pour les blessés ; les soirées où Mlle Suzanne Lagier chantait, sur la musique de M. Darcier, Petit, petit (Châtiments) au profit des ambulances ; la représentation du Comité des artistes dramatiques pour un canon ; celle du 18e arrondissement pour la bibliothèque populaire ; celle de M. Dumaine, à la Gaîté, pour les blessés ; celle de Mme Raucourt, au théâtre Beaumarchais, pour contribuer à l’équipement des compagnies de marche ; celle de la mairie de Montmartre, pour les pauvres ; celle de la mairie de Neuilly, pour les pauvres ; celle du 5e arrondissement, pour son ouvroir municipal ; la soirée donnée le 25 décembre au Conservatoire pour la caisse de secours de la Société des victimes de la guerre ; les diverses lectures des Châtiments organisées, pour les canons et les blessés, par la légion d’artillerie et par dix-huit bataillons de la garde nationale, qui sont les 7e, 24e, 64e, 90e, 92e, 93e, 95e, 96e, 100e, 109e, 134e, 144e (deux représentations), 152e, 153e, 166e, 194e, 239e, 247e.

Pour toutes ces représentations, M. Victor Hugo a fait l’abandon de son droit d’auteur.

Ces représentations ont cessé par la force majeure en janvier, les théâtres n’ayant plus de bois pour le chauffage ni de gaz pour l’éclairage.


Le 30 octobre, vers minuit, M. Victor Hugo, rentrant chez lui, rencontra, rue Drouot, M. Gustave Chaudey, sortant de la mairie dont il était adjoint. Il était accompagné de M. Philibert Audebrand. M. Victor Hugo avait connu M. Gustave Chaudey à Lausanne, au congrès de la Paix, tenu en septembre 1869 ; ils se serrèrent la main.

Quelques semaines après, M. Gustave Chaudey vint avenue Frochot pour voir M. Victor Hugo, et, ne l’ayant pas trouvé, lui laissa deux mots par écrit pour lui demander l’autorisation de faire dire les Châtiments au profit de la caisse de secours de la mairie Drouot.

M. Victor Hugo répondit par la lettre qu’on va lire :

À M. GUSTAVE CHAUDEY.
22 novembre.

Mon honorable concitoyen, quand notre éloquent et vaillant Gambetta, quelques jours avant son départ, est venu me voir, croyant que je pouvais être de quelque utilité à la république et à la patrie, je lui ai dit : Usez de moi comme vous voudrez pour l’intérêt public. Dépensez-moi comme l’eau.

Je vous dirai la même chose. Mon livre comme moi, nous appartenons à la France. Qu’elle fasse du livre et de l’auteur ce qu’elle voudra.

C’est du reste ainsi que je parlais à Lausanne, vous en souvenez-vous ? Vous ne pouvez avoir oublié Lausanne, où vous avez laissé, vous personnellement, un tel souvenir. Je ne vous avais jamais vu, je vous entendais pour la première fois, j’étais charmé. Quelle loyale, vive et ferme parole ! laissez-moi vous le dire. Vous vous êtes montré à Lausanne un vrai et solide serviteur du peuple, connaissant à fond les questions, socialiste et républicain, voulant le progrès, tout le progrès, rien que le progrès, et voulant cela comme il faut le vouloir ; avec résolution, mais avec lucidité.

En ce moment-ci, soit dit en passant, j’irais plus loin que vous, je le crois, dans le sens des aspirations populaires, car le problème s’élargit et la solution doit s’agrandir. Mais vous êtes de mon avis et je suis absolument du vôtre sur ce point que, tant que la Prusse sera là, nous ne devons songer qu’à la France. Tout doit être ajourné. À cette heure pas d’autre ennemi que l’ennemi. Quant à la question sociale, c’est un problème insubmersible, et nous la retrouverons plus tard. Selon moi, il faudra la résoudre dans le sens à la fois le plus sympathique et le plus pratique. La disparition de la misère, la production du bien-être, aucune spoliation, aucune violence, le crédit public sous la forme de monnaie fiduciaire à rente créant le crédit individuel, l’atelier communal et le magasin communal assurant le droit au travail, la propriété non collective, ce qui serait un retour au moyen âge, mais démocratisée et rendue accessible à tous, la circulation, qui est la vie décuplée, en un mot l’assainissement des hommes par le devoir combiné avec le droit ; tel est le but. Le moyen, je suis de ceux qui croient l’entrevoir. Nous en causerons.

Ce qui me plaît en vous, c’est votre haute et simple raison. Les hommes tels que vous sont précieux. Vous marcherez un peu plus de notre côté, parce que votre cœur le voudra, parce que votre esprit le voudra, et vous êtes appelé à rendre aux idées et aux faits de très grands services.

Pour moi l’homme n’est complet que s’il réunit ces trois conditions, science, prescience, conscience.

Savoir, prévoir, vouloir. Tout est là.

Vous avez ces dons. Vous n’avez qu’un pas de plus à faire en avant. Vous le ferez.

Je reviens à la demande que vous voulez bien m’adresser.

Ce n’est pas une lecture des Châtiments que je vous concède. C’est autant de lectures que vous voudrez.

Et ce n’est pas seulement dans les Châtiments que vous pourrez puiser, c’est dans toutes mes œuvres.

Je vous redis à vous la déclaration que j’ai déjà faite à tous.

Tant que durera cette guerre, j’autorise qui le veut à dire ou à représenter tout ce qu’on voudra de moi, sur n’importe quelle scène et n’importe de quelle façon, pour les canons, les combattants, les blessés, les ambulances, les municipalités, les ateliers, les orphelinats, les veuves et les enfants, les victimes de la guerre, les pauvres, et j’abandonne tous mes droits d’auteur sur ces lectures et sur ces représentations.

C’est dit, n’est-ce pas ? Je vous serre la main.

v. h.

Quand vous verrez votre ami M. Cernuschi, dites-lui bien combien j’ai été touché de sa visite. C’est un très noble et très généreux esprit. Il comprend qu’en ce moment où la grande civilisation latine est menacée, les italiens doivent être français. De même que demain, si Rome courait les dangers que court aujourd’hui Paris, les français devraient être italiens. D’ailleurs, de même qu’il n’y a qu’une seule humanité, il n’y a qu’un seul peuple. Défendre partout le progrès humain en péril, c’est l’unique devoir. Nous sommes les nationaux de la civilisation.