Pendant l’Exil Tome II Le Rappel

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 161-166).

II

AUX CINQ RÉDACTEURS-FONDATEURS

du rappel[1]

Chers amis,

Ayant été investi d’un mandat, qui est suspendu, mais non terminé, je ne pourrais reparaître, soit à la tribune, soit dans la presse politique, que pour y reprendre ce mandat au point où il a été interrompu, et pour exercer un devoir sévère, et il me faudrait pour cela la liberté comme en Amérique. Vous connaissez ma déclaration à ce sujet, et vous savez que, jusqu’à ce que l’heure soit venue, je ne puis coopérer à aucun journal, de même que je ne puis accepter aucune candidature. Je dois donc demeurer étranger au Rappel.

Du reste, pour d’autres raisons, résultant des complications de la double vie politique et littéraire qui m’est imposée, je n’ai jamais écrit dans l’Événement. L’Événement, en 1851, tirait à soixante-quatre mille exemplaires.

Ce vivant journal, vous allez le refaire sous ce titre : le Rappel.

Le Rappel. J’aime tous les sens de ce mot. Rappel des principes, par la conscience ; rappel des vérités, par la philosophie ; rappel du devoir, par le droit ; rappel des morts, par le respect ; rappel du châtiment, par la justice ; rappel du passé, par l’histoire ; rappel de l’avenir, par la logique ; rappel des faits, par le courage ; rappel de l’idéal dans l’art, par la pensée ; rappel du progrès dans la science, par l’expérience et le calcul ; rappel de Dieu dans les religions, par l’élimination des idolâtries ; rappel de la loi à l’ordre, par l’abolition de la peine de mort ; rappel du peuple à la souveraineté, par le suffrage universel renseigné ; rappel de l’égalité, par l’enseignement gratuit et obligatoire ; rappel de la liberté, par le réveil de la France ; rappel de la lumière, par le cri : Fiat jus !

Vous dites : Voilà notre tâche ; moi je dis : Voilà votre œuvre.

Cette œuvre, vous l’avez déjà faite, soit comme journalistes, soit comme poëtes, dans le pamphlet, admirable mode de combat, dans le livre, au théâtre, partout, toujours ; vous l’avez faite, d’accord et de front avec tous les grands esprits de ce grand siècle. Aujourd’hui, vous la reprenez, ce journal au poing, le Rappel. Ce sera un journal lumineux et acéré ; tantôt épée, tantôt rayon. Vous allez combattre en riant. Moi, vieux et triste, j’applaudis.

Courage donc, et en avant ! Le rire, quelle puissance ! Vous allez prendre place, comme auxiliaires de toutes les bonnes volontés, dans l’étincelante légion parisienne des journaux du rire.

Je connais vos droitures comme je connais la mienne, et j’en ai en moi le miroir ; c’est pourquoi je sais d’avance votre itinéraire. Je ne le trace pas, je le constate. Être un guide n’est pas ma prétention ; je me contente d’être un témoin. D’ailleurs, je n’en sais pas bien long, et une fois que j’ai prononcé ce mot : devoir, j’ai à peu près dit tout ce que j’avais à dire.

Avant tout, vous serez fraternels. Vous donnerez l’exemple de la concorde. Aucune division dans nos rangs ne se fera par votre faute. Vous attendrez toujours le premier coup. Quand on m’interroge sur ce que j’ai dans l’âme, je réponds par ces deux mots : conciliation et réconciliation. Le premier de ces mots est pour les idées, le second est pour les hommes.

Le combat pour le progrès veut la concentration des forces. Bien viser et frapper juste. Aucun projectile ne doit s’égarer. Pas de balle perdue dans la bataille des principes. L’ennemi a droit à tous nos coups ; lui faire tort d’un seul, c’est être injuste envers lui. Il mérite qu’on le mitraille sans cesse, et qu’on ne mitraille que lui. Pour nous, qui n’avons qu’une soif, la justice, la raison, la vérité, l’ennemi s’appelle Ténèbres.

La légion démocratique a deux aspects, elle est politique et littéraire. En politique, elle arbore 89 et 92 ; en littérature, elle arbore 1830. Ces dates à rayonnement double, illuminant d’un côté le droit, de l’autre la pensée, se résument en un mot : révolution.

Nous, issus des nouveautés révolutionnaires, fils de ces catastrophes qui sont des triomphes, nous préférons au cérémonial de la tragédie le pêle-mêle du drame, au dialogue alterné des majestés le cri profond du peuple, et à Versailles Paris. L’art, en même temps que la société, est arrivé au but que voici : omnia et omnes. Les autres siècles ont été des porte-couronnes ; chacun d’eux s’incarne pour l’histoire dans un personnage où se condense l’exception. Le quinzième siècle, c’est le pape ; le seizième, c’est l’empereur ; le dix-septième, c’est le roi ; le dix-neuvième, c’est l’homme.

L’homme, sorti, debout et libre, de ce gouffre sublime, le dix-huitième siècle.

Vénérons-le, ce dix-huitième siècle, le siècle concluant qui commence par la mort de Louis XIV et qui finit par la mort de la monarchie.

Vous accepterez son héritage. Ce fut un siècle gai et redoutable.

Être souriants et désagréables, telle est votre intention. Je l’approuve. Sourire, c’est combattre. Un sourire regardant la toute-puissance a une étrange force de paralysie. Lucien déconcertait Jupiter. Jupiter pourtant, dieu d’esprit, n’aurait pas eu recours, quoique fâché, à M. … (J’ouvre une parenthèse. Ne vous gênez pas pour remplacer ma prose par des lignes de points partout où bon vous semblera. Je ferme la parenthèse.) La raillerie des encyclopédistes a eu raison du molinisme et du papisme. Grands et charmants exemples. Ces vaillants philosophes ont révélé la force du rire. Tourner une hydre en ridicule, cela semble étrange. Eh bien, c’est excellent. D’abord beaucoup d’hydres sont en baudruche. Sur celles-là, l’épingle est plus efficace que la massue. Quant aux hydres pour de bon, le césarisme en est une, l’ironie les consterne. Surtout quand l’ironie est un appel à la lumière. Souvenez-vous du coq chantant sur le dos du tigre. Le coq, c’est l’ironie. C’est aussi la France.

Le dix-huitième siècle a mis en évidence la souveraineté de l’ironie. Confrontez la vigueur matérielle avec la vigueur spirituelle ; comptez les fléaux vaincus, les monstres terrassés et les victimes protégées ; mettez d’un côté Lerne, Némée, Erymanthe, le taureau de Crète, le dragon des Hespérides, Antée étouffé, Cerbère enchaîné, Augias nettoyé, Atlas soulagé, Hésione sauvée, Alceste délivrée, Prométhée secouru ; et, de l’autre, la superstition dénoncée, l’hypocrisie démasquée, l’inquisition tuée, la magistrature muselée, la torture déshonorée, Calas réhabilité, Labarre vengé, Sirven défendu, les mœurs adoucies, les lois assainies, la raison mise en liberté, la conscience humaine délivrée, elle aussi, du vautour, qui est le fanatisme ; faites cette évocation sacrée des grandes victoires humaines, et comparez aux douze travaux d’Hercule les douze travaux de Voltaire. Ici le géant de force, là le géant d’esprit. Qui l’emporte ? Les serpents du berceau, ce sont les préjugés. Arouet a aussi bien étouffé ceux-ci qu’Alcide ceux-là.

Vous aurez de vives polémiques. Il y a un droit qui est tranquille avec vous, et qui est sûr d’être respecté, c’est le droit de réplique. Moi qui parle, j’en ai usé, à mes risques et périls, et même abusé. Jugez-en. Un jour, — vous devez d’ailleurs vous en souvenir, — en 1851, du temps de la république, j’étais à la tribune de l’Assemblée, je parlais, je venais de dire : Le président Louis Bonaparte conspire. Un honorable républicain d’autrefois, mort sénateur, M. Vieillard, me cria, justement indigné : Vous êtes un infâme calomniateur. À quoi je répondis par ces paroles insensées : Je dénonce un complot qui a pour but le rétablissement de l’empire. Sur ce, M. Dupin me menaça d’un rappel à l’ordre, peine terrible et méritée. Je tremblais. J’ai, heureusement pour moi, la réputation d’être bête. Ceci me sauva. M. Victor Hugo ne sait ce qu’il dit ! cria un membre compatissant de la majorité. Cette parole indulgente jeta un charme, tout s’apaisa, M. Dupin garda sa foudre dans sa poche. (C’est là que volontiers il mettait son drapeau. Vaste poche. Dans l’occasion, il se fût caché dedans s’il avait pu.) Mais convenez que j’avais abusé du droit de réplique. Donc, respectons-le.

C’était du reste un temps singulier. On était en république, et vive la république était un cri séditieux. Vous, vous étiez en prison, tous, excepté Rochefort, qui était alors au collège, mais qui aujourd’hui est en Belgique.

Vous encouragerez le jeune et rayonnant groupe de poëtes qui se lève aujourd’hui avec tant d’éclat, et qui appuie de ses travaux et de ses succès toutes les grandes affirmations du siècle. Aucune générosité ne manquera à votre œuvre. Vous donnerez le mot d’ordre de l’espérance à cette admirable jeunesse d’aujourd’hui qui a sur le front la candeur loyale de l’avenir. Vous rallierez dans l’incorruptible foi commune cette studieuse et fière multitude d’intelligences toutes frémissantes de la joie d’éclore, qui, le matin peuple les écoles, et le soir les théâtres, ces autres écoles ; le matin, cherchant le vrai dans la science ; le soir, applaudissant ou réclamant le grand dans la poésie et le beau dans l’art. Ces nobles jeunes hommes d’à présent, je les connais et je les aime. Je suis dans leur secret et je les remercie de ce doux murmure que, si souvent, comme une lointaine troupe d’abeilles, ils viennent faire à mon oreille. Ils ont une volonté mystérieuse et ferme, et ils feront le bien, j’en réponds. Cette jeunesse, c’est la France en fleur, c’est la Révolution redevenue aurore. Vous communierez avec cette jeunesse. Vous éveillerez avec tous les mots magiques : devoir, honneur, raison, progrès, patrie, humanité, liberté, cette forêt d’échos qui est en elle. Répercussion profonde, prête à toutes les grandes réponses.

Mes amis, et vous, mes fils, allez ! Combattez votre vaillant combat. Combattez-le sans moi et avec moi. Sans moi, car ma vieille plume guerroyante ne sera pas parmi les vôtres ; avec moi, car mon âme y sera. Allez, faites, vivez, luttez ! Naviguez intrépidement vers votre pôle imperturbable, la liberté ; mais tournez les écueils. Il y en a. Désormais, j’aurai dans ma solitude, pour mettre de la lumière dans mes vieux songes, cette perspective, le rappel triomphant. Le rappel battu, cela peut se rêver aussi.

Je ne reprendrai plus la parole dans ce journal que j’aime, et, à partir de demain, je ne suis plus que votre lecteur. Lecteur mélancolique et attendri. Vous serez sur votre brèche, et moi sur la mienne. Du reste, je ne suis plus guère bon qu’à vivre tête à tête avec l’océan, vieux homme tranquille et inquiet, tranquille parce que je suis au fond du précipice, inquiet parce que mon pays peut y tomber. J’ai pour spectacle ce drame, l’écume insultant le rocher. Je me laisse distraire des grandeurs impériales et royales par la grandeur de la nature. Qu’importe un solitaire de plus ou de moins ! les peuples vont à leurs destinées. Pas de dénoûment qui ne soit précédé d’une gestation. Les années font leur lent travail de maturation, et tout est prêt. Quant à moi, pendant qu’à l’occasion de sa noce d’or l’église couronne le pape, j’émiette sur mon toit du pain aux petits oiseaux, ne me souciant d’aucun couronnement, pas même d’un couronnement d’édifice.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 25 avril 1869.
  1. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Henri Rochefort, Charles Hugo, François Hugo.