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Pendant l’Exil Tome II Seconde lettre à l’Espagne

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IV

SECONDE LETTRE À L’ESPAGNE

De plusieurs points de l’Espagne, de la Corogne, par l’organe du comité démocratique, d’Oviédo, de Séville, de Barcelone, de Saragosse, la ville patriote, de Cadix, la ville révolutionnaire, de Madrid, par la généreuse voix d’Emilio Castelar, un deuxième appel m’est fait. On m’interroge. Je réponds.

De quoi s’agit-il ? De l’esclavage.

L’Espagne, qui d’une seule secousse vient de rejeter tous les vieux opprobres, fanatisme, absolutisme, échafaud, droit divin, gardera-t-elle de tout ce passé ce qu’il y a de plus odieux, l’esclavage ? Je dis : Non !

Abolition, et abolition immédiate. Tel est le devoir.

Est-ce qu’il y a lieu d’hésiter ? Est-ce que c’est possible ? Quoi ! ce que l’Angleterre a fait en 1838, ce que la France a fait en 1848, en 1868 l’Espagne ne le ferait pas ! Quoi ! être une nation affranchie, et avoir sous ses pieds une race asservie et garrottée ! Quoi ! ce contre-sens ! être chez soi la lumière, et hors de chez soi la nuit ! être chez soi la justice, et hors de chez soi l’iniquité ! citoyen ici, négrier là ! faire une révolution qui aurait un côté de gloire et un côté d’ignominie ! Quoi ! après la royauté chassée, l’esclavage resterait ! il y aurait près de vous un homme qui serait à vous, un homme qui serait votre chose ! vous auriez sur la tête un bonnet de liberté pour vous et à la main une chaîne pour lui ! Qu’est-ce que le fouet du planteur ? c’est le sceptre du roi, naïf et dédoré. L’un brisé, l’autre tombe.

Une monarchie à esclaves est logique. Une république à esclaves est cynique. Ce qui rehausse la monarchie déshonore la république. La république est une virginité.

Or, dès à présent, et sans attendre aucun vote, vous êtes république. Pourquoi ? parce que vous êtes la grande Espagne. Vous êtes république ; l’Europe démocratique en a pris acte. Ô espagnols ! vous ne pouvez rester fiers qu’à la condition de rester libres. Déchoir vous est impossible. Croître est dans la nature ; se rapetisser, non.

Vous resterez libres. Or la liberté est entière. Elle a la sombre jalousie de sa grandeur et de sa pureté. Aucun compromis. Aucune concession. Aucune diminution. Elle exclut en haut la royauté et en bas l’esclavage.

Avoir des esclaves, c’est mériter d’être esclave. L’esclave au-dessous de vous justifie le tyran au-dessus de vous.

Il y a dans l’histoire de la traite une année hideuse, 1768. Cette année-là le maximum du crime fut atteint ; l’Europe vola à l’Afrique cent quatre mille noirs, qu’elle vendit à l’Amérique. Cent quatre mille ! jamais si effroyable chiffre de vente de chair humaine ne s’était vu. Il y a de cela juste cent ans. Eh bien ! célébrez ce centenaire par l’abolition de l’esclavage ; qu’à une année infâme une année auguste réponde ; et montrez qu’entre l’Espagne de 1768 et l’Espagne de 1868 il y a plus qu’un siècle, il y a un abîme, il y a l’infranchissable profondeur qui sépare le faux du vrai, le mal du bien, l’injuste du juste, l’abjection de la gloire, la monarchie de la république, la servitude de la liberté. Précipice toujours ouvert derrière le progrès ; qui recule y tombe.

Un peuple s’augmente de tous les hommes qu’il affranchit. Soyez la grande Espagne complète. Ce qu’il vous faut, c’est Gibraltar de plus et Cuba de moins.

Un dernier mot. Dans la profondeur du mal, despotisme et esclavage se rencontrent et produisent le même effet. Pas d’identité plus saisissante. Le joug de l’esclavage est plus encore peut-être sur le maître que sur l’esclave. Lequel des deux possède l’autre ? question. C’est une erreur de croire qu’on est le propriétaire de l’homme qu’on achète ou qu’on vend ; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa rudesse, sa grossièreté, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les partager ; sinon, vous vous feriez horreur à vous-même. Ce noir, vous le croyez à vous ; c’est vous qui êtes à lui. Vous lui avez pris son corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s’établit entre vous et lui un mystérieux niveau. L’esclave vous châtie d’être son maître. Tristes et justes représailles, d’autant plus terribles que l’esclave, votre sombre dominateur, n’en a pas conscience. Ses vices sont vos crimes ; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un esclave dans une maison, c’est une âme farouche qui est chez vous, et qui est en vous. Elle vous pénètre et vous obscurcit, lugubre empoisonnement. Ah ! l’on ne commet pas impunément ce grand crime, l’esclavage ! La fraternité méconnue devient fatalité. Si vous êtes un peuple éclatant et illustre, l’esclavage, accepté comme institution, vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au cou de l’esclave, c’est le même cercle, et votre âme de peuple y est enfermée. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le nègre. L’esclave vous impose ses ténèbres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie. Par l’esclave, l’Europe s’inocule l’Afrique.

Ô noble peuple espagnol ! c’est là, pour vous, la deuxième libération. Vous vous êtes délivré du despote ; maintenant délivrez-vous de l’esclave.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 22 novembre 1868.