Pendant l’Exil Tome V Notes À la députation des citoyens de Bordeaux

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J Hetzel (p. 193-197).

NOTE IV.

Le soir du 8 mars, à une députation de citoyens de Bordeaux venant le prier de retirer sa démission, M. Victor Hugo a dit :

Je ne juge pas cette Assemblée, je la constate. Je me sens même indulgent pour elle. Elle est comme un enfant mal venu. Elle est le produit de la France mutilée. Elle m’afflige et m’attendrit comme un nouveau-né infirme. Elle se croit issue du suffrage universel. Or le suffrage universel qui l’a nommée était séparé de Paris. Sans Paris, il n’y a pas de lumière sur le suffrage universel, et le vote reste obscur. Électeur ignorant, élu quelconque. C’est le malheur du moment. L’Assemblée en est plus victime que coupable. Tout en souhaitant qu’elle disparaisse vite, je lui suis bienveillant. Plus elle m’a insulté, plus je lui pardonne.

Ceci est la quatrième Assemblée dont je fais partie. J’ai donc l’habitude de la lutte parlementaire. On m’a interrompu, cela me serait bien égal. L’Assemblée ne me connaît point, mais vous me connaissez, vous, et vous ne vous y méprenez pas. Je suis pour la liberté de la tribune, et je suis pour la liberté de l’interruption. D’abord, l’interruption est une liberté ; cela suffit pour qu’elle me plaise. Ensuite l’interruption aide l’improvisation ; elle suggère à l’orateur l’inattendu. Je fais donc plus que d’absoudre l’interruption, je l’aime ; à une condition, c’est qu’elle sera passionnée, c’est-à-dire loyale. Je ne lui demande pas d’être polie, je lui demande d’être honnête. Un jour un interrupteur m’a reproché l’argent que coûterait mon discours : Et dire que ce discours coûtera vingt-cinq francs à la France ! il était de bonne foi, j’ai souri. Un autre jour, le 17 juin 1851, je dénonçais le complot qui a éclaté en décembre, et je déclarais que le président de la république conspirait contre la république ; on m’a crié : Vous êtes un infâme calomniateur ! C’était vif ; cette fois encore, j’ai souri. Pourquoi ? c’est que l’interrupteur était simplement un imbécile. Or, être un imbécile, c’est un droit ; bien des gens en usent.

Je n’interromps jamais, mais j’aime qu’on m’interrompe. Cela me repose. Je me trompe en disant que je n’interromps jamais. Une fois dans ma vie j’ai interrompu un ministre ; M. Léon Faucher, je crois, était à la tribune. C’était en 1849, il faisait l’éloge du roi de Naples, et je lui criai : — Le roi de Naples est un monstre. — Ce mot a fait le tour de l’Italie et n’a évidemment pas nui à la chute des Bourbons de Naples. L’interruption peut donc être bonne.

J’admets l’interruption. Je l’admets pleinement. J’admets que l’orateur soit vieux et que l’interrupteur soit jeune, j’admets que l’orateur ait des cheveux blancs et que l’interrupteur n’ait pas même de barbe au menton, j’admets que l’orateur soit vénérable et que l’interrupteur soit ridicule. J’admets qu’on dise à Caton : Vous êtes un lâche. J’admets qu’on dise à Tacite : Vous mentez. J’admets qu’on dise à Molière ou à Voltaire : Vous ne savez pas le français. J’admets qu’un homme de l’empire insulte un homme de l’exil. Écoutez, je vais vous dire, en fait d’injures, j’admets tout. Je vais loin, comme vous voyez. Mais, en fait de servitude, je n’admets rien. Je n’admets pas que la tribune soit supprimée par l’interruption. Opprimée oui, supprimée non. Là commence ma résistance. Je n’admets pas que la liberté inférieure abolisse la liberté supérieure. Je n’admets pas que celui qui crie bâillonne celui qui pense ; criez tant que vous voudrez, mais laissez-moi parler. Je n’admets pas que l’orateur soit l’esclave de l’interrupteur. Or, voici en quoi consiste l’esclavage de l’orateur ; c’est en ceci seulement : ne pouvoir dire sa pensée. Vous m’appelez calomniateur. Que m’importe, si vous me laissez dire ce que vous appelez ma calomnie. Ma liberté, c’est ma dignité. Frappe, mais écoute. Insultez-moi, mais laissez-moi libre. Or, le 17 juillet 1851, j’ai pu dénoncer et menacer Bonaparte, et le 8 mars 1871, je n’ai pu défendre Garibaldi. Cela, je ne l’admets pas. Je ne consens pas à cette dérision : avoir la parole et avoir un bâillon. Être à la tribune et être au bagne. Vouloir obéir à sa conscience, et ne pouvoir qu’obéir à la majorité. On n’obtiendra pas de moi cette bassesse, et je m’en vais.

En dehors de cette question de principes qui me commande ma démission, je le répète, je n’en veux pas à l’Assemblée. Le loup est né loup et restera loup. On ne change pas son origine. Si certains membres de la droite, qui peut-être en leur particulier sont les meilleures gens du monde, mais qui sont illettrés, ignorants et inconvenants, font que parfois l’Assemblée nationale de France ressemble à une populace, ce n’est certes pas la faute de ces honorables membres qui sont, à leur insu, une calamité publique. C’est le malheur de tous, et ce n’est le crime de personne. Mais ce malheur, tant que l’Assemblée siégera, est irrémédiable. Là où il n’y a pas de remède, le médecin est inutile.

Je n’espère rien de cette Assemblée, j’attends tout du peuple. C’est pourquoi je sors de l’Assemblée, et je rentre dans le peuple.

La droite m’a fait l’honneur de me prendre pour ennemi personnel. Il y a dans l’Assemblée bien des hommes du dernier empire ; en entrant dans l’Assemblée, j’ai oublié que j’avais fait les Châtiments ; mais eux, ils s’en souviennent. De là ces cris furieux.

J’amnistie ces clameurs, mais je veux rester libre. Et encore une fois, je m’en vais.


Le même soir, 8 mars, la réunion de la gauche radicale a vivement pressé le représentant Victor Hugo de retirer sa démission. Il a persisté, et il a adressé à la réunion quelques paroles que nous reproduisons :

Je persiste dans ma résolution.

C’est pour moi une douleur de vous quitter, vous avec qui je combattais.

Plusieurs d’entre vous et moi, nous étions ensemble dans Paris devant l’ennemi, la Prusse ; nous sommes ensemble à Bordeaux devant un autre ennemi, la monarchie. Je vous quitte, mais c’est pour continuer le combat. Soyez tranquilles.

Ici le combat est devenu impossible, à moi du moins. J’ai souri de ce bon curé debout qui me montrait le poing et qui criait : À mort ! C’était sa façon de demander le rappel à l’ordre. Cela ne serait que risible si la droite finissait par écouter. Mais non. C’est l’interruption à jet continu. Nul moyen de dire sa pensée tout entière. La majorité ne veut pas qu’une idée se fasse jour. C’est la voie de fait et la violence remplaçant la discussion. L’Assemblée n’a pas voulu entendre Garibaldi, et il n’a pu rester dans l’Assemblée plus d’un jour. Elle n’a pas voulu m’entendre, et j’ai donné ma démission. Tenez, le jour où M. Thiers cessera de leur plaire, la droite le traitera comme elle a traité Garibaldi, comme elle m’a traité, et je ne serais pas surpris qu’elle le forçât, lui aussi, à donner sa démission[1]. Ne nous faisons aucune illusion. La Chambre introuvable est retrouvée, nous sommes en 1815.

C’est du reste une loi, toute invasion étrangère est suivie d’une invasion monarchique. Après le droit de force, le droit divin. Après le glaive, le sceptre.

Ce sera pour moi un insigne honneur et un beau souvenir d’avoir présidé pendant quelques jours, moi le moindre d’entre vous, cette généreuse réunion ; cette réunion où vous êtes, vous, Louis Blanc, historien profond, orateur puissant, grande âme ; vous Schoelcher, duquel j’ai dit : Schoelcher a élevé la vertu jusqu’à la gloire ; vous Peyrat, grand journaliste, conscience droite et talent fier ; vous, Lockroy, esprit éclatant et intrépide ; vous, Langlois, combattant de la tribune comme du champ de bataille ; vous, Joigneaux, vous, Edmond Adam, vous, Floquet, vous, Martin-Bernard, vous, Naquet, vous, Brisson, hommes éloquents et vaillants, vous tous, car tous comptent ici. Chez les vieux, la vétérance n’exclut pas l’énergie ; chez les jeunes, l’ardeur n’exclut pas la gravité. Dans le camp démocratique, on mûrit vite et on ne vieillit pas.

Je vous quitte, mais, je le répète, c’est pour mieux combattre. Quand l’interruption devient la mutilation, l’orateur doit descendre de la tribune ; il le doit à sa dignité, il le doit à la liberté. Mais je serai l’orateur du dehors. Je reste votre auxiliaire. Une haine systématique étouffe ici ma voix. Mais on étouffe une voix, on n’étouffe pas une pensée. Paralysé ici, je retrouve hors d’ici toute ma liberté d’action. Et au besoin, je saurai, s’il le faut, reprendre la route de l’exil. Souvent, parler de plus loin, c’est parler de plus haut.

Je ne dis pas que je ne consentirai jamais à rentrer dans une Chambre ; plus tard, quand les leçons données auront porté leur fruit, quand la liberté de la tribune sera rétablie, si mes concitoyens se souviennent assez de moi pour savoir mon nom, j’accepterai d’eux, alors comme toujours, toutes les formes du devoir. Je remonterai, s’ils le désirent, à la tribune redevenue possible pour moi, et j’y défendrai la république, le peuple, la France, et tous les grands principes du droit auxquels appartiennent ma dernière parole comme orateur, ma dernière pensée comme écrivain, et mon dernier souffle comme citoyen.

  1. Ceci s’est réalisé. Séance du 24 août.