Pendant l’Exil Tome V Notes Démission de Victor Hugo

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J Hetzel (p. 188-192).

NOTE III.

DÉMISSION DE VICTOR HUGO.

Nous reproduisons, en les atténuant, les appréciations des principaux écrivains politiques présents à Bordeaux, sur la séance où Victor Hugo a dû donner sa démission.

Bordeaux, 8 mars (5 heures 1/2).

À la dernière minute, quelques mots en hâte sur l’événement qui met l’Assemblée et la ville en rumeur.

Victor Hugo vient de donner sa démission.

Voici comment et pourquoi.

La vérification des pouvoirs en était arrivée aux élections de l’Algérie. La nomination de Gambetta à Oran et celle de M. Mocquard à Constantine venaient d’être validées.

Pour l’élection de Garibaldi à Oran, le rapporteur proposait l’annulation, attendu que « Garibaldi n’est pas français ».

Applaudissements violents à droite.

Le président dit : — Je mets l’annulation aux voix. Personne ne demande la parole ?

— Si fait, moi ! dit Victor Hugo.

Profond silence. — Victor Hugo a parlé admirablement, avec une indignation calme, si ces deux mots peuvent s’allier. Le Moniteur vous portera ses paroles exactes ; je les résume tant bien que mal :

— La France, a-t-il dit, vient de passer par des phases terribles, dont elle est sortie sanglante et vaincue ; elle n’a rencontré que la lâcheté de l’Europe. La France a toujours pris en main la cause de l’Europe, et pas un roi ne s’est levé pour elle, pas une puissance. Un homme seul est intervenu, qui est une puissance aussi. Son épée, qui avait déjà délivré un peuple, voulait en sauver un autre. Il est venu, il a combattu…

— Non ! non ! crie la droite furieuse. Non ! il n’a pas combattu !

Et des insultes pour Garibaldi.

— Allons ! riposte Victor Hugo, je ne veux offenser ici personne ; mais, de tous les généraux français engagés dans cette guerre, Garibaldi est le seul qui n’ait pas été vaincu !

Là-dessus, épouvantable tempête. Cris : À l’ordre ! à l’ordre !

Dans un intervalle entre deux ouragans, Victor Hugo reprend :

— Je demande la validation de l’élection de Garibaldi.

Cris de la droite plus effroyables encore : — À l’ordre ! à l’ordre ! Nous voulons que le président rappelle M. Victor Hugo à l’ordre.

Le général Ducrot se fait remarquer parmi les plus bruyants.

Le président. — Je demande à M. Victor Hugo de vouloir bien s’expliquer. Je rappellerai à l’ordre ceux qui l’empêcheront de parler. Je suis juge du rappel à l’ordre.

Le tumulte est inexprimable. Victor Hugo fait de la main un geste ; on se tait ; il dit :

— Je vais vous satisfaire. Je vais même aller plus loin que vous. Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui vous refusez de m’entendre ; je donne ma démission.

Stupeur et consternation à droite. Le général Ducrot croit injurier Garibaldi en disant qu’il est venu défendre, non la France, mais la République.

Cependant le président annonce « que M. Victor Hugo vient de lui faire remettre une lettre par laquelle il donne sa démission ».

— Est-ce que M. Victor Hugo persiste ? demande-t-il.

— Je persiste, dit Victor Hugo.

— Non ! non ! lui crie-t-on maintenant à droite.

Mais il répète : — Je persiste.

Et le président reprend : — Je ne lirai néanmoins cette lettre qu’à la séance de demain.

Séance du 8.

Je vous ai jeté, à la dernière minute, quelques mots sur l’événement qui était la rumeur d’hier et qui est encore la rumeur d’aujourd’hui, — la démission de Victor Hugo.

Si vous aviez assisté à ce moment de la séance, aux vociférations de la réaction, à sa rage, à son épilepsie, comme vous approuveriez le grand orateur de n’être pas resté là !

Victor Hugo avait dit que Garibaldi était le seul de nos généraux qui n’eût pas été battu. Notez que c’est rigoureusement exact, — et que ce n’est pas injurieux pour les quelques généraux énergiques, mais malheureux, qui n’ont pas à rougir de n’avoir pas réussi. Et, en effet, quand la majorité a hurlé : « Vous insultez nos généraux ! » Chanzy, Jauréguiberry, l’amiral La Roncière, etc., ont fait signe que non, et il n’y a eu que deux généraux parfaitement inconnus, et un troisième trop connu par son serment — M. Ducrot — qui se soient déclarés offensés.

Lorsque Victor Hugo a dit que Garibaldi était venu avec son épée … — un vieux rural a ajouté : — Et Bordone ! Ce vieux rural s’appelle M. de Lorgeril.

Victor Hugo : « Garibaldi est venu, il a combattu… » Toute la majorité : « Non ! non ! » Donc ils ne veulent même pas que Garibaldi ait combattu. On se demande s’ils comprennent ce qu’ils disent.

Il s’est trouvé un rural pour cette interruption : « Faites donc taire M. Victor Hugo ; il ne parle pas français. »

Au paroxysme du tumulte, il fallait voir le dédain et l’impassibilité de l’orateur attendant, les bras croisés, la fin de ce vacarme inférieur.

Vous allez avoir de la peine à me croire ; eh bien, quand Victor Hugo a donné sa démission, même cette majorité-là a senti, ce dont je l’aurais crue incapable, qu’en perdant l’éternel poëte des Châtiments, elle perdait quelque chose. M. Grévy ayant demandé si Victor Hugo persistait dans sa démission, il y a eu sur tous les bancs des voix qui ont crié : Non ! non !

Victor Hugo a persisté. Et comme il a eu raison ! Qu’il retourne à Paris, et qu’il laisse cette majorité parfaire toute seule ce qu’elle a si bien commencé en livrant à la Prusse Strasbourg et Metz.


La validation des élections a eu son cours. J’allais me retirer, quand tout à coup Victor Hugo apparaît à la tribune. Quelle que soit l’opinion de M. Victor Hugo comme homme politique, il est un fait incontestable, c’est qu’il est un puissant esprit, le plus grand poëte de France, et qu’à ce titre il a droit au respect d’une assemblée française, et doit tout au moins être écouté d’elle. C’est au milieu des hurlements, des cris, d’un tumulte indescriptible, du refus de l’écouter, que M. Victor Hugo est resté une bonne demi-heure à la tribune. Il s’agissait de l’élection de Garibaldi à Alger. On voulait l’écarter parce qu’il n’a pas la qualité de français.

« La France accablée, mutilée en présence de toute l’Europe, n’a rencontré que la lâcheté de l’Europe. Aucune puissance européenne ne s’est levée pour défendre la France, qui s’était levée tant de fois pour défendre l’Europe. Un homme est intervenu. (Ici les murmures commencent.) Cet homme est une puissance. (À droite, grognements.) Cet homme, qu’avait-il ? (Rires des cacochymes.) Une épée. Cette épée avait délivré un peuple. (La voix de l’orateur, si forte, est couverte par les violentes apostrophes de la majorité.) Elle pouvait en sauver un autre. (Dénégations frénétiques, jeunes et vieux se lèvent ivres de colère.) Enfin cet homme a combattu. (Ici l’orage crève. C’est un torrent. La voix du président est étouffée ; le bruit de la clochette n’arrive pas jusqu’à nous, et pourtant elle est agitée avec vigueur. On n’entend plus que ces mots : Ce n’est pas vrai, c’est un lâche ! Garibaldi ne s’est jamais battu ! Enfin le président saisit un moment de calme relatif et, avec colère, lance une dure apostrophe à cette assemblée que l’intolérance aveugle. Hugo, calme et serein, les mains dans les poches, laisse passer l’orage.)

« Je ne veux blesser personne. Il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France qui n’ait pas été vaincu. » (À ces mots la rage déborde : À l’ordre ! à la porte ! Qu’il ne parle plus ! Nous ne voulons plus l’entendre ! Tels sont les cris qui s’échangent au milieu d’une exaspération croissante.)

Hugo se croise les bras et attend. Le président refuse de rappeler l’orateur à l’ordre. Hugo, alors, avec une grande dignité : « Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi — (Vous mentez ; tout le monde sait que ce n’est pas vrai ! lui crie-t-on), — aujourd’hui vous refusez de m’entendre, je me retire. »

Alors Ducrot s’élance à la tribune et demande une enquête pour savoir si Garibaldi est venu défendre la France ou la République universelle. — Il est accueilli par des hourrahs de : Oui, oui.

Le président, consterné, demande publiquement à Hugo de retirer la lettre par laquelle il donne sa démission. Sollicité vivement par quelques amis, Hugo répond avec fermeté : Non ! non ! non !

L’Assemblée comprend l’acte ridicule qu’elle a commis et le président demande de ne lire cette lettre que demain.

Les hommes de cœur et d’intelligence ne peuvent plus rester… — Germain Casse.


Deux délégations ont été adressées à Victor Hugo pour l’engager à retirer sa démission.

La première venait au nom de la réunion républicaine de la rue de l’Académie. M. Bethmont a pris la parole.

La seconde au nom du centre gauche, l’envoyé était M. Target.

Victor Hugo, en les remerciant avec émotion de leur démarche, leur a expliqué les raisons qui l’obligeaient à persister dans sa résolution et à maintenir sa démission.

L’Assemblée qui a chassé Garibaldi a refusé d’entendre Victor Hugo. Ces deux actes suffiront à l’histoire pour la juger. Nous ne regrettons pas seulement l’admirable orateur que nous n’entendrons plus, nous regrettons encore, nous jeunes gens, cette grande indulgence, cette grande bienveillance et cette grande bonté qui étaient près de nous. C’est un triple deuil.

Le tumulte a été grand. La majorité, non contente d’avoir invalidé l’élection de Garibaldi, a voulu qu’il fût calomnié à la tribune. Un député — que je ne connais pas — mais que l’Assemblée a pris pour le général Ducrot, s’est chargé de ce soin. Ce député a donné à entendre qu’il fallait attribuer à Garibaldi la défaite de l’armée de l’Est. J’ai senti, à ces mots, comme tous les honnêtes gens, une vive indignation, et je n’ai pu me retenir de demander la parole. Elle me fut retirée dès mes premières phrases, je ne sais pourquoi. Je voulais seulement faire remarquer à mes honorables collègues qu’ils étaient dans une erreur complète touchant le général Ducrot et le député qui, si audacieusement, usurpait ce titre et ce nom.

Le général Ducrot, dans une circulaire célèbre, a dit :

— Je reviendrai mort ou victorieux !

Or le général Ducrot n’est point homme à prononcer de telles paroles en l’air. Il a été, malheureusement, vaincu, et je le tiens pour mort. On me dira tout ce qu’on voudra, je n’en démordrai point. Le général Ducrot est mort. Et le député qui a parlé hier et qui paraît se porter fort bien n’est point le général Ducrot.

M. Jules Favre a dit, il est vrai : « Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses », et il a donné l’Alsace et il a donné la Lorraine. M. Trochu a dit : "Je ne capitulerai pas", et il a prié un de ses amis de capituler. Mais M. le général Ducrot est mort. Jamais on ne me persuadera le contraire.

M. le général Ducrot, s’il avait vécu, aurait compris qu’il n’appartenait point à un général battu d’attaquer un général victorieux ; il n’aurait rappelé ni Wissembourg, où il a été défait, ni Buzenval, où il est arrivé six heures trop tard. Il se serait tu, — se conformant à cet axiome que les grandes douleurs doivent être muettes.

L’histoire compte déjà le faux Démétrius et le faux Smerdis. Nous avons le faux Ducrot. Voilà tout — Édouard Lockroy.