Pendant l’orage/État d’esprit

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Librairie ancienne Édouard Champion (p. 15-16).

ÉTAT D’ESPRIT



26 octobre 1914.


J’ai reçu des nouvelles du front ; lequel, on ne me le dit pas. Le timbre de la poste est mystérieux. Il porte seulement ces mots peu explicites : Trésor et Postes, 20 octobre. Attaché comme cycliste à un état-major, ce jeune soldat a sans doute eu des facilités de communication car, d’où qu’elle vienne, sa lettre n’a mis qu’un temps presque normal à me parvenir. La dernière fois que je l’avais vu, il faisait avec impatience son temps de service, méditant surtout sur les activités dans lesquelles il allait s’engager ; la brusque et violente guerre n’a pas beaucoup modifié son état d’esprit. Comme tous les jeunes gens, il songe à l’avenir plutôt qu’au présent qui n’est pour lui qu’un dur moment à passer. Il s’agirait de longues grandes manœuvres qu’il ne serait pas plus calme et plus confiant. N’ayant d’autre responsabilité que soi-même et s’étant une fois pour toutes confié au hasard, qui l’a jusqu’ici protégé, il exécute, quels qu’ils soient, les ordres commandés et s’en trouve bien. C’est que l’absence de responsabilité, dans des circonstances difficiles, est un grand soulagement. L’obéissance est le dernier bonheur de ceux qui ont remis leur volonté entre les mains de leurs chefs. Comme cela simplifie la vie, comme cela la rend facile ! Agir et n’avoir pas le poids de ses actes, mettre toute son intelligence dans l’accomplissement d’un ordre dont on n’a à discuter ni les termes, ni l’esprit ! À mesure que l’on monte dans la hiérarchie militaire ou la hiérarchie sociale, on se trouve plus ou moins astreint à l’initiative. Alors, adieu la paix. Je ne serais pas étonné que ce jeune soldat dise plus tard, en songeant à ces rudes moments : « Ce fut le temps le plus heureux de ma vie ! »