Pendant l’orage/La loterie

La bibliothèque libre.
Librairie ancienne Édouard Champion (p. 101-102).

LA LOTERIE



10 février 1915.


Cinquante numéros, ou peu s’en faut, sont déjà sortis à la loterie funèbre et glorieuse. Cinquante jeunes écrivains sont morts au feu ou des suites de leurs blessures depuis le début de la guerre. C’est ce que nous apprend le n°4 du Bulletin spécial consacré au mouvement littéraire d’aujourd’hui. Encore dans cette liste ne sont pas compris quelques disparus, sur le sort desquels il y a bien peu d’espoir, ou plutôt bien peu de doute. Il y avait eu un temps, non d’arrêt, mais de ralentissement et voilà que la liste du dernier mois s’est tout à coup grossie de treize noms. L’un d’eux est celui du poète Émile Despax dont le Double Bouquet publiait encore un poème, alors même qu’il tombait. Despax s’était un peu éloigné des luttes littéraires. Il avait été nommé sous-préfet, mais il était resté poète et il jouissait plus que jamais de sa réputation précoce. Il n’y a pas encore beaucoup d’années que je m’étais entremis pour faire publier dans de bonnes conditions son premier livre au Mercure de France, et je vois encore ce beau jeune homme entrer du même coup dans le bonheur et dans la vie littéraire. Je me laisse plus émouvoir par le destin de ceux qui suivaient ma carrière et que j’avais connus. C’est un sentiment fort naturel et que j’accepte, mais je pense aussi aux autres, à ceux qui m’étaient tout à fait étrangers, qui suivaient dans la vie des routes où nous ne devions jamais nous rencontrer. Ce Bulletin des écrivains n’est pas une œuvre de vanité, mais une œuvre de solidarité et de respect. Beaucoup y sont célébrés pour la dernière fois peut-être, beaucoup y sont nommés qui même ne le seront plus jamais. C’est bien le moins que nous nous apercevions qu’ils sont morts, ceux qui meurent pour nous, et que nous méditions un instant sur leur destinée.