Pendant l’orage/Souvenirs

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Librairie ancienne Édouard Champion (p. 7-8).

SOUVENIR



10 octobre 1914.


Le dernier article que j’écrivis pour La France, le 2 août, était intitulé Le Tocsin. C’est par ce son d’alarme que nous avions appris, la veille, vers cinq heures, la mobilisation générale. Que de fois depuis je l’ai entendu dans mes nuits, et que de fois sans doute je l’entendrai encore ! Nous ne savions pas alors, dans ce coin de la France, que c’était aussi un signal de guerre, mais nous en avions le pressentiment et dès lors commença pour nous l’ère de l’angoisse. Deux heures plus tard, les paysans affluaient à la gare, partaient, quelques-uns en uniforme, parce qu’ils étaient en congé. C’est une soirée que je n’oublierai jamais. Les jours suivants, à l’angoisse se mêla je ne sais quel obscur sentiment de confiance, né de l’admiration pour l’ordre et la régularité qui se montraient partout. Plus tard, un jour de marché, j’entendis un paysan dire avec une énergie que je ne soupçonnais pas : « Nous sommes sept dans ma famille qui partons tous. Nous n’emporterons ni or ni argent, car si nous tombons sur le champ de bataille, nous ne voulons pas qu’une parcelle de la fortune de la France aille entre leurs mains ! » Dès lors, j’eus davantage encore de confiance. Ce paysan avait fait le sacrifice de sa vie, mais non celui de sa fortune et celui du succès final. Il fit un assez long discours, fiévreux et haché, pendant lequel il buvait force tasses de cidre, puis il monta dans sa carriole et disparut. Il avait fait jusqu’au bout son devoir de laboureur qui, ayant semé, puis récolté, vient vendre les produits de son travail. Son devoir de soldat allait commencer, et, comme il avait été sans doute un âpre paysan, il allait devenir un âpre combattant.