Pensée française, pages choisies/10

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Éditions de l’Action canadienne française (p. 51-54).

LES ÉTUDIANTS AU « NATIONALISTE »



LUNDI dernier, les étudiants en médecine de Laval, après une visite aux bureaux de la Presse et de la Patrie, sont venus saluer les rédacteurs du Nationaliste. C’est la première fois, croyons-nous, qu’ils font cet honneur à un journal hebdomadaire. En réponse aux bons souhaits de leur jeune et sympathique président M. Godin, notre directeur leur a dit, très mal, quelques paroles qui pouvaient signifier : Du haut des fenêtres de la rue Sainte-Thérèse, quarante têtes vous contemplent.

Au souvenir de toutes celles qui se sont penchées sur vous rue Saint-Jacques, vous vous demandez, sans doute, pourquoi le Nationaliste, journal si vivant, a élu domicile en un lieu si calme.

En nous fixant ici, nous pensions un peu à cacher un état de gêne dont nous n’avons certes pas à rougir, mais dont le monde aurait pu s’autoriser pour conclure à l’inviabilité de notre entreprise. Vous êtes jeunes, beaucoup d’entre vous êtes sortis du collège avec, pour toute richesse, un sourire aux lèvres, et vous avez fait le rêve de séduire la Fortune avec un air d’amour que vous joueriez sous sa fenêtre par un soir d’étoiles. Plus vous vieillirez, plus vous constaterez — quelquefois aux pleurs de vos yeux — combien l’apparence même du succès en impose au commun des hommes, combien, au contraire, la seule séduction d’un cœur droit est lente à agir sur leurs âmes bornées. Vous comprendrez les tyrannies morales — je veux dire immorales — exercées par des hommes qui entrèrent dans la vie comme les anciens entraient dans la mort : en glissant une pièce d’argent au bateleur. Vous comprendrez le prestige odieux et éternel de l’homme à cheval, — à cheval sur un cheval ou à cheval sur un sac d’écus. Vous les piétons, vous les petites gens qui prétendez à votre part de chaussée, vous vous joindrez à nous pour que le jugement du magistrat montréalais qui envoie les écraseurs en prison, s’applique également dans l’ordre social. Et je ne doute pas qu’en travaillant bien, nous y arrivions, car le cœur humain est comme les caveaux : les reptiles en sortent dès qu’on y fait pénétrer la lumière. En attendant, nous resterons ici. Nous nous battrons derrière le rideau, et la salle qui ne verra pas nos visages amaigris et nos ventres creux, la salle qui entendra fuser, entre des larmes refoulées, notre rire clair de Cadets de Gascogne, la salle, la pauvre salle des hommes naïfs et moutons de Panurge, nous soutiendra de ses sympathies et de ses bravos.

Nous avons voulu symboliser aussi, par notre choix, le recueillement dans lequel doivent s’élaborer les tâches ardues.

En lisant le Nationaliste le dimanche, — car votre démarche d’aujourd’hui me prouve que vous le lisez, — vous songez peut-être comme il doit être facile de laisser ainsi sa plume courir sus à tous les abus et comme il est étrange que notre petite bande, fuyant le monde extérieur, ait établi dans la presse canadienne-française une sorte de chouannerie. Mes jeunes amis, ce qui vous arrive de nous chaque semaine, ce n’est pas la substance de notre âme ni la fleur de nos facultés, c’est l’instinctif éclat de rire devant la sottise, l’irrépressible cri de dégoût devant la lâcheté, l’imprécation devant le triomphe insolent de la force brutale sur la raison impuissante. Ce n’est pas la synthèse de nos nuits sans sommeil et de nos jours sans pain, ce n’est pas même l’ébauche imparfaite du plan dressé dans notre esprit pour l’union des forces nationales, c’est l’infime résidu d’une production mentale asservie presque toute entière aux besoins matériels de l’œuvre. Partis les cheveux au vent et les yeux dans l’azur du ciel, nous avons dû bientôt reconnaître en la juste addition de 2 et 2 la première condition d’existence des empires. Nous nous sommes assis sans nous plaindre devant des besognes autres que celles que nous avions rêvées, soutenus par l’espoir qu’un peu de justice sociale, un peu de bien-être et de bonheur national, germerait un jour dans l’humus fécond de nos illusions mortes. Et pour que le jardinier ne fût pas distrait par les frelons qui bourdonnent sur toute fleur nouvelle, nous sommes venus dans ce quartier vénérable où les intendants des rois de France, accomplissant au mieux de leur patriotisme des œuvres sublimes et silencieuses, dictaient déjà son devoir à la Nouvelle-France du XXe siècle. Jeunes hommes qui avez fait le rêve de conquérir la terre, vous non plus, vous n’aurez pas marché longtemps dans la vie avant de vous trouver aux prises avec la nécessité matérielle qui vous prendra à la gorge et qui vous demandera vos efforts, vos sueurs, votre sang. Ne la maudissez pas. Ne lui demandez pas avec amertume le pourquoi de son insolence. Dites-vous que d’autres hommes — des industriels et des négociants aux fronts ridés, des paysans aux mains calleuses, des ouvriers aux reins courbés — se sont soumis à sa loi pour vous rendre la vie meilleure, et que sans eux vous ne seriez peut-être pas appelés à l’honneur de conduire la société. Réglez toutes vos actions en vue du devoir présent. Fuyez les frelons, penchez-vous avec amour sur votre bêche ou sur votre houe, laissez à la justice immanente des choses ou à la Providence divine le soin de noter et de récompenser votre effort. Et quand le soir viendra, que la fleur de votre rêve ait porté fruit ou qu’un rayon de soleil l’ait rejetée, à peine éclose, au pullulement universel, vous vous coucherez avec la réconfortante certitude d’avoir contribué, dans la mesure de vos forces, à l’harmonie de la création.

Je vous remercie d’avoir eu une pensée pour le Nationaliste dans votre manifestation. Cette pensée me prouve qu’à travers le décousu ordinaire de nos écrits, vous avez su lire l’intention droite, le dévouement sans mélange aux intérêts supérieurs de l’Humanité et de la Patrie. Vous êtes allés saluer, dans nos aînés de la Presse et de la Patrie, des hommes qui n’entendent ni ne pratiquent comme nous, qui, à notre sens, entendent et pratiquent plus mal que nous l’apostolat du journalisme. C’était probablement pour dire à ceux-ci que vous ajoutez foi à la nouvelle de leur retour prochain au bercail canadien-français, à ceux-là, que vous leur savez gré de témoigner, au milieu de leurs inconséquences, quelque attention à la belle cause de l’instruction publique. Du reste, et je m’empresse de le dire au nom d’un journal qui préfère lui-même le geste fou au geste mesquin, ce serait un triste jour que celui où la jeunesse de Laval, vieillotte avant l’âge, aurait appris à toujours contenir ses enthousiasmes.

Encore une fois donc, merci, et que chaque année, à pareille époque, en nous rappelant ce beau jour, chacun de nous puisse demander à sa conscience le témoignage de n’être pas un frelon dans la société, de n’avoir jamais ressenti, au spectacle de la misère humaine, que la virilisante passion de faire quelque chose pour la soulager.


Le Nationaliste, 30 septembre 1906.