Pensée française, pages choisies/18

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Éditions de l’Action canadienne française (p. 101-113).

SIR WILFRID LAURIER[1]




L’HOMME politique qui vient de mourir à l’âge avancé de 76 ans parut sur la scène à l’heure où la majorité numérique de la population canadienne passait de l’élément français à l’élément anglais.

Papineau, dans la première moitié du 19e siècle, incarne la résistance de sa race à l’esprit d’accaparement d’une minorité anglaise soutenue par le gouvernement de la métropole.

En 1837, la résistance, tournée à l’insurrection, est momentanément écrasée, et Papineau s’exile pour échapper à l’échafaud.

Le gouvernement anglais, dans le dessein de réduire à l’impuissance le groupe français, décrète arbitrairement, en 1840, l’union législative du Bas-Canada (aujourd’hui le Québec) et du Haut-Canada (province anglaise créée en 1791, aujourd’hui l’Ontario).

À ce moment, le groupe français forme encore une faible majorité. Avec le coup d’œil et la résolution d’un grand homme d’État, le successeur de Papineau, Lafontaine, utilise une passagère alliance avec un petit groupe de libéraux anglais pour restaurer la langue française dans ses droits constitutionnels et créer en faveur de la race française une situation de fait que la métropole, par l’agence de ses gouverneurs, sera trop heureuse de reconnaître.

L’élément anglais antilibéral ou loyaliste continuant de grandir en nombre, et les Canadiens-Français se divisant, Lafontaine rentre dans la vie privée, pour mourir bientôt après.

Quelques chefs sans autorité, dociles instruments du groupe anglais, succèdent à Lafontaine, puis, vers 1855, apparaît Cartier. Cet ancien insurgé mûri par l’expérience, doué d’un sens pratique peu ordinaire, prend la direction du groupe bas-canadien à une heure où le Haut-Canada, voulant en finir avec la « domination française », le « papisme » et tout ce qui s’ensuit, réclame l’entrée des provinces de l’Atlantique (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard) dans l’Union législative de 1840. Voyant venir le coup, il oppose au projet anglais, ou plutôt haut-canadien, un projet de confédération bilingue où chaque province conservait son autonomie quant à ses intérêts particuliers — religieux ou civils. Il convertit à ses vues le chef des tories haut-canadiens, John-A. Macdonald, et en 1867 la fédération s’établit. La majorité a changé de côté, mais Cartier se flatte, avec une certaine raison, d’avoir sauvé le principal.

Cartier mort (en 1872), et l’ascendant numérique du groupe anglais croissant constamment du double fait de l’immigration, exclusivement anglaise, et de l’annexion ou de la création successive de nouvelles provinces, l’esprit primitif du contrat fédératif s’affaiblit. Pour les Canadiens-Français, la question se pose de savoir s’ils insisteront sur le respect du contrat — dussent-ils au besoin refuser de participer à une autorité gouvernementale qui s’exerce manifestement dans l’esprit contraire, — ou si, fermant les yeux sur l’état de choses qui les menace, ils se feront les collaborateurs de ceux-là mêmes qui en veulent à leur existence. Les disciples et successeurs de Cartier protestent à chaque nouvelle violation du droit, mais ils acceptent des portefeuilles, ils partagent la responsabilité ministérielle ; c’est ce qu’ils appellent pratiquer la conciliation, ou encore, faire de la politique pratique (lisez : réaliste). De 1867, à 1896, l’enseignement du français est restreint dans plusieurs provinces, et son usage officiel proscrit dans le Manitoba et les territoires organisés dits du Nord-Ouest, par des ministères où les Canadiens-Français sont largement représentés. Cartier peut avoir été d’intention et de fait un grand Canadien-Français, mais l’historien impartial ne notera pas sans étonnement que ses compatriotes ont tour à tour mis sous son patronage leurs plus belles actions ou leurs plus grandes lâchetés.

Wilfrid Laurier entre au Parlement du vivant de Cartier. Au point de vue national, curieux mélange. Sorti d’une école de droit anglaise (McGill), il est dans sa jeunesse un des esprits dirigeants du petit groupe anticlérical qui se dessinait déjà avant 1837, que Papineau a remis en évidence à son retour d’exil en 1848, qui a soutenu vers 1855 contre l’épiscopat, pour la liberté du livre, du journal, pour l’abolition des dîmes, etc., une guerre retentissante où il n’a dû la vie qu’à beaucoup d’audace et d’hypocrisie, et qui, par haine de Cartier (sous son nom de « libéral-conservateur », allié du clergé), combattra violemment en 1867 le projet de fédération.

Mais pendant que d’autres, dans ce groupe, puisent leurs inspirations en France, — où l’ancêtre Papineau a passé quelques années — et peuvent ainsi concilier leur anticléricalisme avec l’idée française, Laurier, lui, cherche ses dieux parmi les pères du libéralisme anglais, tels que Fox, Bright et Cobden ; en sorte qu’il est moins anticlérical, mais aussi, moins français. Il acquiert à cette époque une culture anglaise qui se traduira toute sa vie dans ses actes, dans sa tournure d’esprit, dans son apparence extérieure, dans son accent, jusque dans ses gestes.

De 1873 à 1878, il fait partie du ministère Mackenzie, formé d’éléments dits « libéraux », mais qui en réalité bornera son action à se cramponner le plus longtemps possible au pouvoir durant la crise économique qui sévit alors dans le monde entier, qui affecte profondément le Canada, et à la faveur de laquelle sir John-A. Macdonald, renversé en 1873 dans la lie d’un pot-de-vin, se remettra en selle en 1878 pour y rester sans interruption jusqu’en 1891, et son parti jusqu’en 1896. À ce moment il ne représente rien pour le Canada anglais, et il n’est pour le Canada français, ou plutôt le groupe français du parti libéral, qu’une immense espérance. Mais il jouera ses cartes avec une habileté consommée.

L’exercice, même passager, du pouvoir, respectabilise aux yeux du bourgeois conservateur les partis politiques les plus mal famés, et dans le Québec, à cette époque, il n’y a que des bourgeois conservateurs. Par cela seul, Laurier profite de sa participation au ministère Mackenzie.

Vers la même époque, il tend la branche d’olivier à l’épiscopat dans un discours célèbre où il se réclame uniquement du libéralisme anglais par opposition au libéralisme proprement européen, qu’il répudie. Avec le concours de quelques ecclésiastiques il obtient du Saint-Siège l’envoi d’un délégué, Mgr Conroy, lequel, après enquête, permet aux catholiques l’adhésion au parti libéral canadien.

De 1885 à 1887, il fait une guerre sans merci au ministère Macdonald pour la manière dont celui-ci a d’abord provoqué par ses abus, puis réprimé, l’insurrection des métis français du Nord-Ouest ; et bien que dans tous ses discours il se garde de faire ouvertement appel au sentiment national de ses compatriotes, il a bientôt pris dans l’âme canadienne-française figure de héros.

Deux ou trois ans après, quand M. Edward Blake résigne la direction du parti libéral pour passer à la scène politique anglaise comme député nationaliste irlandais, il est, lui Laurier, choisi d’emblée pour lui succéder. Depuis Lafontaine, il est le premier homme politique canadien-français qui commande à des forces mixtes. Mais pendant que Lafontaine a pu s’appuyer sur un pays en majorité français, Laurier aspire à gouverner un pays aux cinq septièmes anglais. De là l’abime qui sépare, au point de vue français, la politique de Lafontaine et celle de Laurier…

La première grande épreuve de la politique lauriériste fut la question dites des écoles du Manitoba, qui agita le pays de 1890 à 1896.

En vertu de la constitution canadienne, les provinces ont la haute main sur l’instruction publique, mais le gouvernement fédéral peut intervenir dans les questions scolaires intéressant une minorité catholique ou protestante. Le Manitoba fut admis dans la Confédération en 1870. À cette époque, les catholiques de cette province avaient leurs écoles à eux, reconnues par l’État. En 1890, un gouvernement provincial sectaire, dirigé par des rustres doublés d’aventuriers, abolissait l’école catholique pour y substituer une école neutre qui n’était presque partout qu’une institution protestante déguisée. Même à un grand nombre d’hommes politiques protestants, l’acte parut arbitraire ; jamais, depuis 1867, on n’avait assisté à une violation aussi flagrante et aussi délibérée d’un droit supposé garanti par la constitution. Le cabinet fédéral, où figuraient encore quelques-uns des auteurs de la Confédération, et qui par un reste de décence hésitait à rompre définitivement avec la tradition Macdonald-Cartier, s’émut. Il voulut gagner du temps, consulta les tribunaux sur un texte qui à tout homme de bonne foi paraissait pourtant suffisamment clair. Les tribunaux ayant reconnu le bon droit des catholiques, après des années d’atermoiements il se résolut à agir. Une scission se produisit parmi les ministres. M. Laurier aurait pu, en se rangeant du côté du droit, en assurer le triomphe et par là même contribuer à ramener l’autorité fédérale dans la voie d’où elle tendait depuis longtemps à s’écarter. Mais l’occasion était trop belle de saisir le pouvoir ; ce fut lui au contraire qui le premier partit en guerre ouverte pour le gouvernement spoliateur, au cri de Hands off Manitoba ! — « Ne touchez pas au Manitoba ! » Le premier dans cette crise — et le premier depuis 1867 à l’exception de quelques forcenés que tous les partis avaient constamment tenus à distance, il posa en principe l’absolue souveraineté des provinces en matière d’enseignement. Tout ce que le Canada comptait d’éléments anti-catholiques et antifrançais fit bloc autour de lui. Il eut également pour lui, en majorité, le vote de sa province, séduite par la perspective de voir un Canadien-Français à la tête du pays. Dans le Québec, le sentiment national, encore tout exalté du souvenir de 1887 (exécution de Louis Riel, chef de l’insurrection métisse, dans des conditions odieuses), passa outre aux avis et aux menaces de l’épiscopat, malgré le caractère profondément catholique de la population. Arrivé au pouvoir, M. Laurier conclut de gré à gré avec le gouvernement manitobain un arrangement dont Rome se déclara plus ou moins satisfaite.

Le souvenir de cette crise se perdit peu à peu parmi d’autres préoccupations, qu’il était du reste facile à un nouveau ministère de faire surgir, dans un pays où le même parti politique était, avec un intermède de cinq années (1873-1878), resté au pouvoir pendant vingt-neuf ans. Mais le coup était porté. Les attentats aux droits des minorités — ou plutôt de la minorité, car c’est toujours la même, et tantôt c’est dans sa langue qu’elle est atteinte, et tantôt dans sa foi, — se sont multipliés depuis, et chaque fois le principe de la souveraineté des provinces posé par M. Laurier a suffi à couvrir la spoliation. Le Manitoba lui-même a définitivement retiré aux catholiques le peu de droits qu’il leur avait rendus en 1896 pour permettre à M. Laurier de se justifier auprès de ses co-religionnaires et compatriotes.

On a dit que le ministère conservateur ou libéral-conservateur de 1895 n’avait pas l’autorité morale nécessaire pour faire respecter son intervention ; que cette intervention, à laquelle il n’entendait pas donner suite, avait surtout pour but de mettre dans ses intérêts les chefs de l’Église et de lui assurer un renouvellement de mandat qu’une série d’abominables abus administratifs lui interdisait d’espérer ; enfin, que M. Laurier pouvait et, effectivement, devait obtenir par la persuasion un règlement plus satisfaisant. Tout cela est possible. Mais il n’en reste pas moins que l’hérésie constitutionnelle que l’on invoque aujourd’hui dans toutes les provinces anglaises l’une après l’autre pour proscrire l’enseignement du français (car, au fond, c’est toujours la destruction du français que l’on poursuit), que cette hérésie, dis-je, fut proférée d’abord par un Canadien-Français. À diverses reprises avant sa chute, notamment lors de la création des provinces d’Alberta et de Saskatchewan en 1905, M. Laurier tenta de se ressaisir ; chaque fois il fut emporté, par le courant dont lui-même avait rompu la digue.

La deuxième grande épreuve de la politique lauriériste fut la guerre sud-africaine.

Depuis la conquête des libertés constitutionnelles, jamais personne, au Canada, n’avait songé à réclamer la participation de la colonie aux guerres de la métropole. Le Canada, pays d’expansion intérieure, voulait bien se défendre en toute occasion contre les agressions dont il serait l’objet comme colonie de l’Angleterre, pays d’expansion extérieure, mais son rôle dans le plan de défense de l’empire britannique n’allait pas, ne devait pas aller plus loin : sur ce principe, tous les partis politiques étaient d’accord. Vers 1895, sous l’inspiration de gouverneurs adroits ou seulement audacieux, mais toujours intrigants et toujours obéissant à un mot d’ordre de Joseph Chamberlain, alors ministre des colonies, une Ligue se forme qui réclame vaguement la fédération de l’Empire sur le triple terrain politique, économique et militaire. Aux chauvins anglais, on fait voir le véritable but de la Ligue ; aux partisans du vieux régime autonomiste on dit que leur adhésion ne les engagera à rien. Des journaux jusque-là autonomistes changent subitement d’orientation ; des hommes politiques connus jusque-là pour leurs vues foncièrement nationales, mais encore plus pour leurs appétits personnels, se découvrent tout à coup des tendances centralisatrices. Partout on sent l’action de cette immense fortune que le grand aventurier sud-africain, Cecil Rhodes, vient de léguer à un comité anglais pour la propagation des idées impérialistes.

C’est dans ces conditions qu’éclate, en 1899, la guerre du Transvaal. M. Laurier avait toujours refusé d’appartenir à la Ligue impérialiste ; en quoi il était probablement d’accord avec la grande majorité de la nation canadienne. Tout d’abord, il ne voit pas pourquoi le Canada irait en Afrique prendre part à une guerre qui lui est étrangère, qui ne concerne que la finance et le commerce anglais et au surplus ne met en présence de la métropole que quelques bandes de paysans. Il ne le voit pas, et, par la voix de la presse, il le dit. Une agitation loyaliste aux trois quarts factice, partie de la résidence du gouverneur, se dessine, grandit, gagne peu à peu la presse. M. Laurier ne tente même pas d’y tenir tête ; il cède, envoie des troupes. Cette fois encore il s’excuse en disant que ses adversaires auraient fait pis. Et pour chercher à tout concilier, il fait insérer au décret de participation que cette participation ne constituera pas un précédent !

La guerre de 1914, par ses proportions comme par les principes en jeu, ressemblait si peu à celles qui l’avaient précédée, que le Canada aurait pu y prendre part sans nécessairement se commettre à une politique permanente de participation ; mais représenter la tragique bouffonnerie de 1899 comme un de ces événements auxquels un pays qui n’y est nullement intéressé peut prendre part sans déroger délibérément et définitivement à son autonomie politique et militaire, c’était se moquer du monde.

M. Laurier, sautant cette passe difficile, n’en resta pas moins au pouvoir avec l’appui de ses compatriotes, qui, dans la conviction qu’en effet « un Anglais aurait fait encore pis », voyaient naïvement en lui le champion de la tradition nationaliste, et le concours de très nombreux Anglais, dont quelques-uns votaient pour lui par véritable largeur d’esprit, mais les autres parce que, pensaient-ils tout bas et se risquaient-ils quelquefois à dire ou à écrire, lui seul avait pu réussir à faire entrer le Canada français dans la voie impérialiste.

Quand, aux environs de 1910, à la suite de plusieurs années d’agitation impérialiste, se posa, sous forme de projet, la question de la création d’une marine de guerre par le Canada, M. Laurier voulut une fois de plus concilier toutes les opinions par l’équivoque en mettant sous l’autorité du gouvernement anglais, par une clause, les vaisseaux que par une autre clause il semblait conserver sous l’autorité canadienne. Mais l’équivoque avait trop duré : cette fois, les deux groupes à chacun desquels il avait si habilement feint de donner des arrhes se tournèrent contre lui, et il fut défait.

La coalition tory-nationaliste Borden-Monk (ou plutôt Borden-Bourassa, car, dans le Québec, son véritable chef fut M. Bourassa, et non M. Monk) ayant tourné tout de suite au profit du parti tory, et celui-ci accentuant, au mépris de ses engagements formels ou tacites la politique timidement impérialiste de ses prédécesseurs, le Canada français devait revenir bientôt à M. Laurier. Mais ce retour, M. Laurier lui-même ne fit jamais rien pour le justifier ; bien au contraire, il crut jusqu’à la fin à la vertu de l’équivoque. On sait avec quelle répugnance l’opinion canadienne-française, abusée en 1899, souscrivit à l’entrée du Canada dans la guerre de 1914 : notre peuple, malgré les multiples circonstances qui avaient concouru à affaiblir en lui l’esprit militaire, acceptait bien de faire pour la cause de la civilisation les plus grands sacrifices ; mais il savait que ces sacrifices qu’on lui demandait au nom de la civilisation, voire au nom de la France, on en profiterait, comme on avait fait après la guerre sud-africaine, pour le lier à un impérialisme politique et militaire conçu dans l’intérêt, d’ailleurs légitime en soi, des industriels anglais. Et l’on sait aussi avec quelle énergie, après avoir, à l’appel de M. Laurier surtout, souscrit par la parole et par le sang à la participation volontaire, cette même opinion se prononça à la quasi-unanimité avec M. Laurier contre le projet de conscription. Or, à l’occasion de la mort de M. Laurier, il vient justement de se révéler ce fait extrêmement curieux, que, pendant qu’il dénonçait publiquement la conscription, et enflammait ainsi dans le Québec le vieil esprit nationaliste (ici encore nous employons le mot au sens anti-impérialiste) au point de faire de cette province un bloc compact opposé à tout le reste de la Confédération, il disait privément aux « libéraux » anglais qui se séparaient de lui : « Agissez selon votre conscience ; moi, il faut que je reste avec mes compatriotes pour les détourner des partis extrêmes. »

Au fait, et jusqu’à la fin, toute la vie de M. Laurier n’aura été qu’une équivoque. Cette équivoque, je ne dirai pas qu’elle entrait dans les calculs de M. Laurier. Je ne le dirai pas, parce que je n’en suis pas sûr. Il est fort possible, voire probable, qu’il faille en chercher la cause dans le tempérament même d’un homme qui répugna toujours aux solutions tranchées, et qui croyait avoir résolu les difficultés quand il les avait ajournées. Et de toute évidence une formation intellectuelle qui ajoute au libéralisme français le libéralisme anglais et que sais-je encore ? n’est pas de nature à fortifier dans un esprit canadien le véritable sens des réalités. Mais l’arbre se juge à ses fruits. Les résultats de la politique lauriériste, nous les avons aujourd’hui sous les yeux. M. Laurier travailla toute sa vie à rapprocher, comme il disait, les deux races : or, pendant que, jusqu’à 1896, grâce à l’application généralement assez loyale de la politique Macdonald-Cartier, les deux races vécurent dans une bonne entente relative, jamais elles ne furent aussi profondément désunies qu’en 1919.

Évidemment, la politique préconisée jusqu’ici par M. Bourassa, et qui consisterait pour le groupe canadien-français à offrir aux groupes anglais, sans se préoccuper du lendemain, n’importe quel concours qui satisfasse ses rancunes électorales du moment, ne vaut guère mieux que l’équivoque. M. Laurier disparu, il incombe aux chefs de la race de faire renaître en matière de relations ethniques, avec les modifications nécessaires, la politique de Lafontaine et, si l’on veut, de Cartier. Premièrement, une alliance ne vaut que si elle ne comporte pas un esclavage ; donc, l’alliance pour le seul amour des alliances ne rime à rien, et peut être au contraire très dangereuse. Deuxièmement, pour une race comme la nôtre, qui peut trouver dans le gouvernement provincial, à la seule condition de les y chercher, toutes les garanties d’une vie nationale autonome, l’isolement vaut mieux qu’une mauvaise alliance, et d’ailleurs l’isolement temporaire, qui peut toujours prendre fin par les multiples jeux de la politique, et l’isolement définitif, sont deux choses. En troisième lieu l’isolement, que les profiteurs de la politique s’appliquent à nous représenter comme un suicide, mais aussi comme un acte d’hostilité envers nos concitoyens anglais, n’a rien d’une politique agressive, s’il est clair que nous y cherchons uniquement la sauvegarde de notre dignité, que nous entendons d’ailleurs en profiter pour faire sur nous-mêmes, en vue d’une loyale réconciliation toujours désirable, un de ces retours nécessaires aux nationalités comme aux individus après les périodes de luttes ardentes, et que nous ne demandons qu’à y mettre fin dès que la vie commune sera redevenue possible. Voilà les principes qui devront nous inspirer désormais dans nos relations avec le Canada anglais. Il y a chez nous des gens qui s’épouvantent à la pensée de ce que demain nous apportera. Je crois au contraire qu’il n’est jamais mauvais de prendre contact avec la réalité.

Quant au talent oratoire, à la bonté et au charme personnels, et, dans les limites que nous avons fait voir, au sens politique de M. Laurier, la presse en a dit beaucoup de bien, mais elle ne les a nullement exagérés. C’était vraiment, et au moral comme au physique, une figure remarquable.

  1. Article paru dans l’Âme française, de Paris, en mars 1919, et reproduit à une centaine d’exemplaires sur papier de luxe « pour les amis de l’auteur » avec les corrections (de forme seulement) que l’auteur jugeait indispensables.