Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre III

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Librairie Ve le Normant (p. 144-159).
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TITRE III.

DE L’HOMME, DES ORGANES, DE L’ÂME ET DES FACULTÉS INTELLECTUELLES.


I.

Il y a deux existences que l’homme enfermé dans lui-même pourrait connaître : la sienne et celle de Dieu ; je suis, donc Dieu est. Mais la sensation seule peut lui apprendre celle des corps.

II.

Nous voyons tout à travers nous-mêmes. Nous sommes un milieu toujours interposé entre les choses et nous.

III.

L’homme n’habite, à proprement parler, que sa tête et son cœur. Tous les lieux qui ne sont pas là ont beau être devant ses yeux, à ses côtés ou sous ses pieds, il n’y est point. Le corps est la baraque où notre existence est campée.

Ce n’est guère que par le visage qu’on est soi. Le corps montre le sexe plus que la personne, l’espèce plus que l’individu.

Au-dessous de la tête, des épaules et de la poitrine commence l’animal, ou cette partie du corps où l’âme ne doit pas se plaire.

Il y a, dans le visage, quelque chose de lumineux, qui ne se trouve pas dans les autres parties du corps.

Le sourire réside sur les lèvres ; mais le rire a son siége et sa bonne grâce sur les dents.

Il y a, dans les yeux, de l’esprit, de l’âme et du corps. Il n’appartient qu’à la tête de réfléchir ; mais tout le corps a de la mémoire. Les pieds d’un danseur, les doigts d’un musicien habile, ont, dans un degré éminent, la faculté de se ressouvenir.

La voix est un son humain que rien d’inanimé ne saurait parfaitement contrefaire. Elle a une autorité et une propriété d’insinuation qui manquent à l’écriture. Ce n’est pas seulement de l’air, c’est de l’air modulé par nous, imprégné de notre chaleur, et comme enveloppé par la vapeur de notre atmosphère, dont quelque émanation l’accompagne, et qui lui donne une certaine configuration et de certaines vertus propres à agir sur l’esprit. La parole n’est que la pensée incorporée.

L’homme, en famille, est doué de la faculté d’inventer un langage, comme le castor de celle de bâtir, là où il trouve de l’eau et des arbres. Le besoin de parler n’est pas moins inhérent à l’un que le besoin de bâtir à l’autre. L’homme invente les langues, non avec l’uniformité suivant laquelle construit le castor, assujetti par le genre fixe et borné de son instinct, mais avec les variétés possibles à l’intelligence. L’invention des langues est donc une industrie naturelle, c’est-à-dire commune, et, en quelque sorte, donnée à tous. Quant à son exercice, il ne faut pas s’imaginer qu’il soit si difficile d’inventer quelques mots : les enfants mêmes en sont capables, et le genre humain a partout commencé comme eux. Or, peu de mots suffiraient à une famille isolée, et qui ne connaîtrait que ses besoins et sa demeure. C’est de peu de mots aussi que se composent d’abord les idiomes des inventeurs. D’autres surviennent, et ajoutent aux mots connus des mots nouveaux. Imposer des noms n’est pas plus difficile que d’imposer des figures. Les langues des sauvages ne sont donc pas plus merveilleuses que les cartes de leur pays qu’ils tracent sur des peaux de cerfs. Dessiner, c’est parler aux yeux, et parler, c’est peindre à l’oreille. Il y a loin du dessin d’un huron à un tableau de David, et du premier idiome des arcades à la langue de Cicéron, comme il y a loin de la pirogue ou du canot creusé, avec le feu, dans un tronc d’arbre, à un navire de haut bord, d’un carbet scythe à la ville de Constantin. Courber un arc, y attacher une corde, y ajuster une flèche, sont des opérations aussi compliquées et aussi difficiles que celle de construire une phrase ; et cependant l’arc et la flèche sont partout ; partout où il y a des insulaires, il y a des barques ; partout où il y a des hommes et des forêts, il y a de la chasse et des armes, des armes qui atteignent de loin. Partout où il y a plusieurs hommes, il y a des mots. L’homme est né avec la faculté de parler ; qui la lui donne ? Celui qui donne son chant à l’oiseau.

Les mots inventés les premiers sont les simples dénominatifs ; les actifs suivent ; les affectifs succèdent ; ceux qui expriment de simples actes de l’esprit sont les derniers.

Il y a, dans les langues, quelque chose de fatidique et d’inspiré.

On peut considérer la langue de l’homme, dans le mécanisme de la parole, comme la corde qui lance d’elle-même la flèche qu’on y a ajustée. La parole, en effet, est une flèche qu’on décoche.

L’âme est une vapeur allumée qui brûle sans se consumer ; notre corps en est le falot. Sa flamme n’est pas seulement lumière, mais sentiment.

L’âme est aux yeux ce que la vue est au toucher ; elle saisit ce qui échappe à tous les sens. Comme, dans l’art, ce qu’il y a de plus beau est hors des règles, de même, dans la connaissance, ce qu’il y a de plus haut et de plus vrai est hors de l’expérience.

Les sens sont des lieux où l’âme a des plaisirs et des douleurs. Par la mort, par l’âge et souvent par la maladie, ces lieux sont détruits. Par le recueillement, la prière et l’austérité religieuse ou philosophique, l’âme en est absente.

Il est des âmes qui non-seulement n’ont pas d’ailes, mais qui même n’ont pas de pieds pour la consistance, et pas de mains pour les œuvres.

Il y a dans l’âme un goût qui aime le bien, comme il y a dans le corps un appétit qui aime le plaisir.

Il faut, comme disait Laurent Joubert, en parlant de l’âme humaine, à la reine de Navarre, la colorer, la parfumer, la teindre, et l’imbiber.

l’esprit est l’atmosphère de l’âme.

Plus j’y pense, plus je vois que l’esprit est quelque chose hors de l’âme, comme les mains sont hors du corps, les yeux hors de la tête, les branches hors du tronc. Il aide à pouvoir, mais non pas à être plus.

ce que nous appelons âme dans les hommes est invariable, mais ce que nous appelons esprit n’est le même ni à tous les âges, ni dans toutes les situations, ni tous les jours. L’esprit est quelque chose de mobile dont la direction change par tous les vents qui soufflent constamment.

L’esprit est un feu dont la pensée est la flamme. Comme la flamme, il tend naturellement à s’élever. On travaille à le ravaler, en dirigeant sa pointe en bas.

Tout ce qui joint à la sensibilité la faculté de se mouvoir, ou sur soi, ou autour de soi, avec choix et par une détermination propre, a quelque manière de penser ; mais l’homme seul a des pensées dont il peut former un tissu et une longue contexture.

Je soupçonne que les organes de la pensée sont distribués en plusieurs classes. Par les uns on imagine, par les autres on réfléchit, de manière cependant qu’aucun n’est ému sans émouvoir les autres. Les hommes d’un grand génie sont ceux dont les organes ont une telle force et une telle union, qu’ils sont toujours émus ensemble, dans une exacte proportion. Quand nous réfléchissons, il se fait matériellement dans nos organes des plis, des déplis, des replis qui vont jusqu’au froncement, si la réflexion est profonde.

Chacun de nos organes est comme un appareil où se digèrent et se filtrent les différents objets de leurs sensations. Quand on exprime ce qu’on pense, il se fait une sorte de sécrétion agréable, et quand on pense ce qu’il faut, une utile nutrition s’opère.

L’habitude de penser en donne la facilité ; elle nous rend plus pénétrants et plus prompts à tout voir. Nos organes, comme nos membres, acquièrent par l’exercice plus de mobilité, de force et de souplesse.

S’il y a ou s’il n’y a pas des idées qu’on peut appeler innées, est une question qui tient essentiellement à la science, à la connaissance de l’âme, et non pas simplement une question d’école. Si, lorsque la proposition en frappe l’oreille, l’idée d’une chose, d’une existence qui n’a jamais frappé les sens, naît aussitôt dans notre esprit, y éclot et s’y développe, on peut dire, on doit penser que c’est là une idée innée, ou dont le germe était en nous, à peu près comme on suppose que le feu est dans les veines du caillou. En considérant ces notions comme des germes que nous portons dans notre esprit, et que certains traits de lumière y font éclore, on s’entend et l’on devient plus clair. Ces idées innées ne sont point indestructibles en nous. Elles peuvent, au contraire, être très-aisément défigurées, dénaturées, altérées, déplacées. Quoique éternel, tout cela est mobile et se chasse aisément, comme tout ce qui est germe.

On ne peut concevoir aucun objet, sans au préalable la possibilité ; aucun individu, sans au préalable une nature ; aucune existence, sans au préalable une existence ; rien enfin d’individuel, sans une idée universelle. L’idée universelle est le lieu indispensable à chaque chose pour se placer dans notre esprit. C’est comme une idée première qui nous vient de notre esprit, de la nature et de Dieu même : notion mathématique, transcendante, qui précède toute instruction et même toute expérience. Quand vous dites : Dieu est juste, Dieu est bon, que faites-vous, sinon une des plus hautes et des plus hardies opérations de l’entendement ? Vous comparez Dieu à un modèle, son être à une nature idéale. Vous lui attribuez une perfection que vous concevez hors de lui en quelque sorte ; tant le primitif est pour l’esprit hors d’existence et en essence seulement ! Et cette haute opération, cette opération si hardie, le moindre esprit la fait sans cesse, sans effort, que dis-je ? Inévitablement. Les idées ! Les idées ! Elles sont avant tout, et précèdent tout dans notre esprit.

Platon a tort : il y a des choses qui se communiquent et qui ne s’enseignent pas ; il y en a qu’on possède manifestement, sans pouvoir les communiquer. à la rigueur, peut-être, on n’est savant que de ce qui peut être enseigné ; mais on peut être doué d’un art qui ne saurait être transmis : tels le coup d’œil, l’instinct, le génie ; tels aussi peut-être l’art de connaître les hommes, et celui de les gouverner. Quelquefois une faculté de l’esprit parle à l’autre et en est entendue, comme la bouche parle à l’ouïe, quand on est seul. C’est ce que savent bien les écoliers qui étudient à haute voix ce qu’ils veulent apprendre, afin que la leçon entre par deux portes dans leur mémoire.

Notre esprit a plus de pensées que notre mémoire ne peut en retenir ; il porte plus de jugements qu’il ne saurait alléguer de motifs ; il voit plus loin qu’il ne peut atteindre, et sait plus de vérités qu’il n’en peut expliquer. Une bonne partie de lui-même serait fort utilement employée à chercher les raisons qui l’ont déterminé, à se constater les aperçus qui l’ont frappé et qui l’ont fui. Il y a pour l’âme une foule d’éclairs, auxquels elle prend peu de part ; ils la traversent et l’illuminent avec tant de rapidité qu’elle en perd le souvenir. On serait étonné du nombre de choses qu’elle se trouverait avoir vues, si, en remontant à tout ce qui s’est passé en elle, on en faisait l’observation, au moins de mémoire, et en approfondissant toutes les circonstances. Nous ne nous fouillons pas assez, et, semblables à des enfants, nous négligeons ce que nous avons dans nos poches, pour ne songer qu’à ce qui est dans nos mains ou devant nos yeux.

La réminiscence est comme l’ombre du souvenir.

Il faut que la pensée soit quelque chose, et qu’elle laisse d’elle-même quelque trace, puisque nous avons le pouvoir, en nous mettant en quête et en revenant sur ses brisées, de la rattraper quand elle a fui.

Une pensée est tantôt un simple mouvement et tantôt une action de l’âme.

La pensée est subite et jaillit comme le feu ; l’idée naît comme le jour après la nuit, après l’aurore. L’une éblouit et l’autre éclaire.

Il n’y a que de l’esprit dans nos pensées ; il n’y a pas d’âge, d’expérience, et de cette gravité qui s’y joint, quand elles ont passé par les affaires humaines.

Le bon sens est de savoir ce qu’il faut faire ; le bon esprit, de savoir ce qu’il faut penser.

L’esprit consiste à avoir beaucoup de pensées inutiles, et le bon sens, à être bien pourvu des notions nécessaires.

La sagacité précède l’attention, de même que le tact précéde le toucher.

Y a-t-il quelque chose de meilleur que le jugement ? Oui : le don de voir, l’œil de l’esprit, l’instinct de la pénétration, le discernement prompt, enfin la sagacité naturelle pour découvrir tout ce qui est spirituel.

L’intelligence est la floraison, le développement complet du germe de la plante humaine.

Entre l’esprit et l’âme, il y a l’imagination, faculté naïve et riante, qui participe de l’un et de l’autre. Entre l’esprit et l’imagination, il y a le jugement, il y a le goût.

L’imagination est l’œil de l’âme.

J’appelle imagination la faculté de rendre sensible ce qui est intellectuel, d’incorporer ce qui est esprit ; en un mot, de mettre au jour, sans le dénaturer, ce qui est de soi-même invisible.

C’est à l’imagination que les plus grandes vérités sont révélées : par exemple, la providence, sa marche, ses desseins ; ils échappent à notre jugement ; l’imagination seule les voit.

Sans l’imagination, la sensibilité est réduite au moment où l’on existe ; les sensations sont plus vives, plus courtes, et n’ont point d’harmonie dans leur succession.

LI.

L’imaginative, faculté animale, est fort différente de l’imagination, faculté intellectuelle. La première est passive ; la seconde, au contraire, est active et créatrice. Les enfants, les têtes faibles, les peureux, ont beaucoup d’imaginative. Les gens d’esprit, et de beaucoup d’esprit, ont seuls beaucoup d’imagination.

LII.

L’imagination est tellement nécessaire, dans la littérature et dans la vie, que ceux même qui n’en ont pas et la décrient, sont obligés de s’en faire une.