Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre IV

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Librairie Ve le Normant (p. 160-177).
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TITRE IV.

DE LA NATURE DES ESPRITS.


I.

C’est la nature des esprits, c’est leur lumière naturelle, et non pas leur degré de force, variable comme la santé, qui fait leur véritable prix, leur qualité, leur excellence.

II.

On mesure les esprits par leur stature ; il vaudrait mieux les estimer par leur beauté.

III.

Les esprits sont semblables aux champs : dans quelques-uns, ce qui vaut le mieux, c’est la superficie ; dans quelques autres, c’est le fonds, à une grande profondeur.

IV.

Il est des esprits meilleurs que d’autres et cependant méconnus, parce qu’il n’y a pas de mesure usitée pour les peser. C’est comme un métal précieux qui n’a pas sa pierre de touche.

La tendance vers le bien, la promptitude à le saisir et la constance à le vouloir ; l’intensité, la souplesse et la fermeté du ressort que cette tendance met en jeu ; la vivacité, la force et la justesse des élans vers le but indiqué, sont les éléments qui, comme autant de caractères, forment, par leurs combinaisons, le taux intrinsèque de l’homme, et déterminent sa valeur.

La nature a fait deux sortes d’esprits excellents, les uns pour produire de belles pensées ou de belles actions, et les autres pour les admirer.

Le ciel accorde rarement aux mêmes hommes le don de bien penser, de bien dire et de bien agir en toutes choses.

Chaque esprit a sa lie. Avoir un bon esprit et un mauvais cerveau : cela est assez commun parmi les délicats.

Les esprits délicats sont tous des esprits nés sublimes, mais qui n’ont pas pu prendre l’essor, parce que ou des organes trop faibles, ou une santé trop variée, ou de trop molles habitudes ont retenu leurs élans.

Génies gras, ne méprisez pas les maigres ! Il y a une faiblesse de corps qui procède de la force de l’esprit, et une faiblesse d’esprit qui vient de la force du corps.

L’esprit a de la force, tant qu’on a la force de se plaindre de sa faiblesse.

Certains esprits, pour faire éclater leur feu, ont besoin d’être contenus et comme captivés par un sujet fixe et un temps court. Ils éclatent alors et s’élancent par jets, semblables à ces vins qui ne pétillent et ne montrent leur feu que lorsque, renfermée en un petit espace et contenue entre les parois d’une bouteille, leur fermentation se concentre et prend une vivacité que plus de liberté anéantirait.

Il est des esprits légers, mais qui n’ont pas de légères opinions ; leurs doctrines et leurs vertus les rendent graves, quand il le faut. Il y a, au contraire, des esprits sérieux et sombres qui ont des doctrines très-futiles, et alors tout est perdu.

Quelque légèreté entre toujours dans les natures excellentes, et comme elles ont des ailes pour s’élever, elles en ont aussi pour s’égarer.

Ce qu’on appelle légèreté d’esprit n’est quelquefois qu’une apparence produite par la facilité de ses mouvements ; une légèreté d’évolutions, fort différente de la légèreté d’attention et de jugement. Il y a des hommes qui n’ont tout leur esprit que lorsqu’ils sont de bonne humeur, et d’autres que lorsqu’ils sont tristes.

Les uns ne peuvent trouver d’activité que dans le repos, et les autres de repos que dans le mouvement.

Il est des esprits aventuriers qui n’attendent et ne reçoivent leurs idées que du hasard.

Les esprits qui ne se reposent jamais, sont sujets à beaucoup d’écarts.

Comme il y a des hommes qui ont plus de mémoire que de jugement, il y en a qui ont, en quelque sorte, plus de pensées que d’esprit ; aussi ne peuvent-ils ni les atteler ni les mener.

D’autres n’ont pas assez de pensées pour leur esprit : il dépérit d’ennui, s’il n’est égayé par des bagatelles. D’autres enfin ont trop de pensées pour leur âge et pour leur santé, et elles les tourmentent.

Les uns se déclament leurs pensées, d’autres se les récitent, et d’autres se les chantent.

Quelques-uns ne font que se les raconter, se les lire ou se les parler.

La raison est abeille, et l’on n’exige d’elle que son produit ; son utilité lui tient lieu de beauté.

Mais l’esprit n’est qu’un papillon, et un esprit sans agrément est comme un papillon sans couleurs : il ne cause aucun plaisir.

On n’est jamais médiocre quand on a beaucoup de bon sens et beaucoup de bons sentiments.

Il y a des esprits creux et sonores, où les pensées retentissent comme dans un instrument.

Il en est d’autres dont la solidité est plane, et où la pensée la plus harmonieuse ne produit que l’effet d’un coup de marteau. Se mêler des petits objets comme des grands, être propre et prêt aux uns comme aux autres, n’est pas faiblesse et petitesse, mais capacité et suffisance.

Il y a des esprits naturellement éclairés, ou pénétrants par leur nature, qui ont beaucoup d’évidences qu’ils n’ont pas raisonnées et ne pourraient pas raisonner.

Les uns passent par les belles idées, et les autres y séjournent ; ceux-ci sont les plus heureux ; mais les premiers sont les plus grands.

Il ne faut laisser son esprit se reposer que dans des idées heureuses, satisfaisantes ou parfaites.

Les idées heureuses ! On les a quand on les attend, et qu’on est propre à les recevoir.

Ceux qui ont refusé à leur esprit des pensées graves, tombent dans les idées sombres. Ce qui ne donne à l’esprit que du mouvement, nous rend actifs et nous fait écrire. Mais ce qui lui donne de la lumière et du bonheur, ne nous rend que méditatifs.

Les esprits pénétrants dépassent les préliminaires : ils ne s’arrêtent pas sur le bord des questions et n’y arrêtent personne.

Il est des esprits dont on peut dire : il y fait clair, et d’autres, seulement : il y fait chaud.

Il y a beaucoup de chaleur où il y a beaucoup de mouvement, et beaucoup de lumière où il y a beaucoup de sérénité ; sans la sérénité, point de lumière.

Il est des esprits tellement chauds que leurs pensées s’exhalent en fumée et se consument en eux dès le moment qu’elles s’y forment.

être éclairé, c’est un grand mot ! Il y a certains hommes qui se croient éclairés, parce qu’ils sont décidés, prenant ainsi la conviction pour la vérité, et la forte conception pour l’intelligence. Il en est d’autres qui, parce qu’ils savent tous les mots, croient savoir toutes les vérités. Mais qui est-ce qui est éclairé de cette lumière éternelle qui s’attache aux parois du cerveau, et rend éternellement lumineux les esprits où elle est entrée, et les objets qu’elle a touchés ? Il y a des cerveaux lumineux, des tres propres à recevoir, à retenir et à transmettre la lumière ; elles rayonnent de toutes parts, elles éclairent ; mais là se termine leur action. Il est nécessaire d’y joindre celle d’agents secondaires, pour lui donner de l’efficacité. C’est ainsi que le soleil fait éclore, mais ne cultive rien.

Il est des têtes qui n’ont point de fenêtres et que le jour ne peut frapper d’en haut. Rien n’y vient du côté du ciel. Celui qui a de l’imagination sans érudition, a des ailes et n’a pas de pieds.

Il est des hommes qui, lorsqu’ils tiennent quelque discours ou forment quelque jugement, regardent dans leur tête, au lieu de regarder dans Dieu, dans leur âme, dans leur conscience, dans le fond des choses. On reconnaît cette habitude de leur esprit à la contenance qu’ils prennent et à la direction de leurs yeux.

Les esprits faux sont ceux qui n’ont pas le sentiment du vrai, et qui en ont les définitions ; qui regardent dans leur cerveau, au lieu de regarder devant leurs yeux ; qui consultent, dans leurs délibérations, les idées qu’ils ont des choses, et non les choses elles-mêmes.

La fausseté d’esprit vient d’une fausseté de cœur ; elle provient de ce qu’on a secrètement pour but son opinion propre, et non l’opinion vraie. L’esprit faux est faux en tout, comme un œil louche regarde toujours de travers.

Mais on peut se tromper une fois, cent fois, sans avoir l’esprit faux. On n’a point l’esprit faux quand on l’a sincère.

Il y a dans certains esprits un noyau d’erreur qui attire et assimile tout à lui-même.

Quelquefois de grands esprits sont pourtant des esprits faux. Ce sont des boussoles bien construites, mais dont les aiguilles, égarées par l’influence de quelque corps environnant, se détournent toujours du nord.

Il est des personnes qui ont beaucoup de raison dans l’esprit, mais qui n’en ont pas dans la vie ; d’autres, au contraire, en ont beaucoup dans la vie, et n’en ont pas dans l’esprit.

Les gens d’esprit traitent souvent les affaires comme les ignorants traitent les livres : ils n’y entendent rien. Si les hommes à imagination sont quelquefois dupes des apparences, les esprits froids le sont aussi souvent de leurs combinaisons.

Donnez aux esprits froids, aux esprits lourds des doctrines subtiles et délicates, et vous verrez l’étrange abus qu’ils en feront. Jetez quelques vives lumières dans un esprit naturellement ténébreux, et vous verrez à quel point il les obscurcira. Ses ténèbres n’en deviendront que plus palpables, le chaos succédera à la nuit.

à ces esprits lourds qui vous gênent par leur poids et leur immobilité, qu’on ne peut faire voler ni nager, car ils ne savent point s’aider, qui vous serrent de près et vous entraînent, combien je préfère ceux qui aiment à se livrer aux évolutions des oiseaux, à s’élever, à planer, à s’égarer, à fendre l’air, pour revenir à un point fixe, solide et précis ! Avoir fortement des idées, ce n’est rien ; l’important est d’avoir des idées fortes, c’est-à-dire où il y ait une grande force de vérité.

Or, la vérité et sa force ne dépendent point de la tête d’un homme. On appelle un homme fort celui qui tient tête aux objections ; mais ce n’est là qu’une force d’attitude. Un trait obtus, lancé d’une main forte, peut frapper fortement, parce que l’on va du corps au corps ; mais de forts poumons et un fort entêtement ne donneront point de vraie efficacité à une idée faible fortement dite, parce que l’esprit seul va à l’esprit.

Ce n’est pas une tête forte, mais une raison forte qu’il faut honorer dans les autres et désirer pour soi. Souvent ce qu’on appelle une tête forte n’est qu’une forte déraison.

L’esprit dur est un marteau qui ne sait que briser. La dureté d’esprit n’est pas quelquefois moins funeste et moins odieuse que la dureté de cœur.

On est ferme par principes, et têtu par tempérament. Le têtu est celui dont les organes, quand ils ont une fois pris un pli, n’en peuvent plus ou n’en peuvent de longtemps prendre un autre.

La force de cervelle fait les entêtés, et la force d’esprit les caractères fermes.

Il est des esprits semblables à ces miroirs convexes ou concaves, qui représentent les objets tels qu’ils les reçoivent, mais qui ne les reçoivent jamais tels qu’ils sont.

Les esprits ardents ont quelque chose d’un peu fou, et les esprits froids quelque chose d’un peu stupide.

Peu d’esprits sont spacieux ; peu même ont une place vide et offrent quelque point vacant.

Presque tous ont des capacités étroites et occupées par quelque savoir qui les bouche. Pour jouir de lui-même et en laisser jouir les autres, il faut qu’un esprit se conserve toujours plus grand que ses propres pensées, et, pour cela, qu’il leur donne une forme ployante, aisée à resserrer, à étendre, propre enfin à en maintenir la flexibilité naturelle. Tous ces esprits à vues courtes voient clair dans leurs petites idées, et ne voient rien dans celles d’autrui.

Esprits de nuit et de ténèbres, ils sont semblables à ces mauvais yeux qui voient de près ce qui est obscur, et qui, de loin, ne peuvent rien apercevoir de ce qui est clair.

Il y a des esprits fatigués, qui vont l’amble et le traquenard ; mais leur allure ne déplaît pas à tous les goûts.

On se luxe l’esprit comme le corps.

Il y a des esprits machines qui digèrent ce qu’ils apprennent comme le canard de Vaucanson digérait les aliments : digestion mécanique et qui ne nourrit pas.

L’élévation d’esprit se plaît aux généralités ; sa gravité penche vers les applications.

Les questions montrent l’étendue de l’esprit, et les réponses sa finesse.

Il est des esprits méditatifs et difficiles, qui sont distraits dans leurs travaux par des perspectives immenses et les lointains du…, ou du beau céleste, dont ils voudraient mettre partout quelque image ou quelque rayon, parce qu’ils l’ont toujours devant la vue, même alors qu’ils n’ont rien devant les yeux ; esprits amis de la lumière, qui, lorsqu’il leur vient une idée à mettre en œuvre, la considèrent longuement et attendent qu’elle reluise, comme le prescrivait Buffon, quand il définissait le génie l’aptitude à la patience ; esprits qui ont éprouvé que la plus aride matière, et les mots même les plus ternes renferment en leur sein le principe et l’amorce de quelque éclat, comme ces noisettes des fées, où l’on trouvait des diamants, quand on en brisait l’enveloppe, et qu’on avait des mains heureuses ; esprits qui sont persuadés que ce beau dont ils sont épris, le beau élémentaire et pur, est répandu dans tous les points que peut atteindre la pensée, comme le feu dans tous les corps ; esprits attentifs et perçants qui voient ce feu dans les cailloux de toute la littérature, et ne peuvent se détacher de ceux qui tombent en leurs mains qu’après avoir cherché longtemps la veine qui le recélait, et l’en avoir fait soudainement jaillir ; esprits qui ont aussi leurs systèmes, et qui prétendent, par exemple, que voir en beau et embellir, c’est voir et montrer chaque chose telle qu’elle est réellement dans les recoins de son essence, et non pas telle qu’elle existe aux regards des inattentifs, qui ne considèrent que les surfaces ; esprits qui se contentent peu, à cause d’une perspicacité qui leur fait voir trop clairement et les modèles qu’il faut suivre, et ceux que l’on doit éviter ; esprits actifs, quoique songeurs, qui ne peuvent se reposer que sur des vérités solides, ni être heureux que par le beau, ou du moins par ces agréments divers, qui en sont des parcelles menues et de légères étincelles ; esprits bien moins amoureux de gloire que de perfection, qui paraissent oisifs et qui sont les plus occupés, mais qui, parce que leur art est long et que la vie est toujours courte, si quelque hasard fortuné ne met à leur disposition un sujet où se trouve en surabondance l’élément dont ils ont besoin et l’espace qu’il faut à leurs idées, vivent peu connus sur la terre, et y meurent sans monument, n’ayant obtenu en partage, parmi les esprits excellents, qu’une fécondité interne et qui n’eut que peu de confidents.