Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XIV

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Librairie Ve le Normant (p. 340-354).
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TITRE XIV.

DES GOUVERNEMENTS ET DES CONSTITUTIONS.


I.

La politique est l’art de connaître et de mener la multitude ou la pluralité ; sa gloire est de la mener, non pas où elle veut, mais où elle doit aller.

II.

Le plus grand besoin d’un peuple est d’être gouverné ; son plus grand bonheur, d’être bien gouverné.

III.

La multitude aime la multitude, ou la pluralité dans le gouvernement ; les sages y aiment l’unité. Mais, pour plaire aux sages et pour avoir sa perfection, il faut que l’unité ait pour limites celles de sa juste étendue, et que ses limites viennent d’elle ; ils la veulent éminente et pleine, semblable à un disque, et non pas semblable à un point.

Ceux qui veulent gouverner aiment la république ; ceux qui veulent être bien gouvernés n’aiment que la monarchie.

Placer la puissance où la force n’est pas, et lui donner des contre-poids, c’est le secret du monde politique. Plus il y a, dans un état, de puissance ou de force morale, en opposition avec la force réelle ou physique, plus cet état est habilement constitué. Il n’y a point d’art, point d’équilibre et de beauté politique, chez un peuple où la force et la puissance se trouvent dans les mêmes mains, c’est-à-dire dans celles du grand nombre. Aussi l’histoire des démocraties n’a-t-elle d’éclat et d’intérêt que lorsque la force se déplace réellement, par l’effet de l’ascendant de quelque homme vertueux sur les mouvements de la multitude, qui seule est forte par elle-même et sans fiction.

De la fiction ! Il en faut partout. La politique elle-même est une espèce de poésie. La multitude n’a pas besoin de tenir des lois et des conventions une puissance qu’elle tient de sa force. C’est la puissance qui ne vient que du consentement, qui a besoin d’être déclarée.

Il est nécessaire, dans le mécanisme politique, que la multitude oublie ses droits, et que le chef oublie sa faiblesse.

Dans les gouvernements qui obéissent à la supériorité du nombre, c’est une dignité de statique ou d’arithmétique, une prépondérance grossière ou de quantité, qui juge des choses humaines.

Quoi qu’on fasse, le pouvoir est un partout, nécessairement, inévitablement, indispensablement un, et homme. C’est bien la peine de se tant tourmenter, pour donner à cette unité une apparence multiple et trompeuse ! La souveraineté appartient à Dieu, et à Dieu seul. Il la pose, il la maintient, il la retire, il la suspend et la promène à son gré. Ne dégoûtez pas les rois de leur rôle, car c’est un rôle nécessaire.

C’est parce que les maîtres préposés sont les égaux de leurs subordonnés, qu’il est besoin de les environner de pompe. En toutes choses, il faut embellir les rois, pour leur bonheur et pour le nôtre.

Un roi doit toujours être un législateur armé, et ne se mettre en tutèle, comme disait Henri Iv, que l’épée au côté.

Les princes sont plus sensibles aux offenses qui tendent à leur ôter l’autorité, qu’aux services qui la leur donnent.

Un roi sans religion paraît toujours un tyran.

Le châtiment des mauvais princes est d’être crus pires qu’ils ne sont. Comme le sauvage sacrifie sa subsistance à sa faim, le despote sacrifie sa puissance à son pouvoir ; son règne dévore le règne de ses successeurs.

Toute autorité légitime doit aimer son étendue et ses limites.

Action et ministère dans le pouvoir, pouvoir et volonté dans le ministère, sont un désordre qui annonce dans l’état, barbarie dans le premier cas, et affaiblissement, dégradation dans le second.

Les gouvernements sont une chose qui s’établit de soi-même ; ils se font, et on ne les fait pas. On les affermit, on leur donne la consistance, mais non pas l’être. Tenons pour assuré qu’aucun gouvernement ne peut être une affaire de choix ; c’est presque toujours une affaire de nécessité.

Les constitutions politiques ont besoin d’élasticité ; elles la perdent, lorsque tout y est réglé par des lois fixes, et, pour ainsi dire, inflexibles.

La nature de l’homme est souple et s’ajuste à tout ; on doit y avoir égard dans les lois ou déclarations de la morale publique ; mais, dans la constitution des gouvernements, il faut avoir égard aux circonstances du passé et du présent. Les constitutions ont été, sont, et ne sauraient être que filles du temps.

Une constitution à faire est un édifice à élever ; mais songez surtout à la clef de voûte ; qu’elle soit tellement solide qu’autour d’elle rien ne puisse être abaissé, et qu’elle-même ne puisse jamais ni descendre ni s’exhausser.

Tout se fait et doit se faire par une sorte de transaction dans les nouveautés politiques.

Donner un nouveau gouvernement à une vieille nation, c’est mettre du jeune sang dans un vieux corps ; c’est le rajeunissement de Pélias.

En fait de gouvernement, il faut toujours la justice en avant ; il ne la faut pas toujours en arrière. Ce qui peut en consoler et porter à s’y résigner, c’est la considération d’une vérité triste, qu’il faut rarement rappeler, mais qu’il faut savoir ; la voici : en tous lieux et dans tous les temps, tout établissement politique a commencé par quelque injustice ; et les bonnes lois, chez tous les peuples, ont commencé par consolider ce qui existait.

Maintenir et réparer, belle devise ! La plus belle des devises pour un sage gouvernement au sortir des révolutions.

Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le déchausser et d’en faire voir les racines.

Il en est de même des institutions ; il ne faut pas trop désenterrer l’origine de celles qu’on veut conserver. Tout commencement est petit. En toutes choses, gardons-nous de fouiller sous les fondements.

Il n’y a de bon dans les innovations, que ce qui est développement, accroissement, achèvement.

En poésie, en éloquence, en politique, rien de nouveau, s’il n’est évidemment meilleur et par conséquent éprouvé par la pratique et l’examen.

Imitez le temps : il détruit tout avec lenteur ; il mine, il use, il déracine, il détache, et n’arrache pas.

Il est une nouveauté, fille du temps, qui fait les développements ; il en est une autre, fille des hommes, fille du mouvement, des passions, des fantaisies, qui dérange tout, brouille tout, et ne permet à rien de s’achever et de durer ; elle abolit toute antiquité ; elle est la mère du désordre, des destructions et du malheur.

Lorsque, par les réformes que l’on projette, on ne cherche à introduire dans les opinions que de la nouveauté, dans les religions que de la variété, dans les lois que des relâchements, dans les mœurs que de l’insolence, dans les fortunes que de l’agrandissement et dans les usages que de la commodité, on travaille à tout rendre pire.

Parler toujours de prospérité et de commerce, c’est parler comme un négociant, et non pas comme un philosophe. Ne tendre qu’à enrichir les peuples, c’est opérer en banquier, et non pas en législateur.

Cherchez par les sciences à rendre la subsistance meilleure, et, par là, la vertu plus facile, l’âme mieux disposée à tout ce qui est bien ; c’est là leur souveraine utilité. La faiblesse qui conserve vaut mieux que la force qui détruit.

La douceur qui succède à la force est une douceur qui se ressent de sa force passée : robur pristinum redolet.

les hommes naissent inégaux. Le grand bienfait de la société est de diminuer cette inégalité autant qu’il est possible, en procurant à tous la sûreté, la propriété nécessaire, l’éducation et les secours.

Tous ceux à qui il est permis de se placer et de vivre dans le repos sont comme assis au timon, et ont pour devoir et pour fonctions de gouverner et de diriger ceux qui sont obligés de vivre dans l’action et le mouvement.

Gouvernements, la guerre et la paix, l’abondance publique et la tranquillité générale sont votre affaire. Vous êtes établis pour débarrasser de ces grands soins les hommes privés.

Il ne doit y avoir de soucieux, à cet égard, dans un état bien administré, que ceux qui dirigent.

L’arbre qui protége est leur emblème.

à la vérité, il importe extrêmement, pour débarrasser les particuliers de ces soins, d’avoir un gouvernement qui en soit capable, c’est-à-dire, dont les parties se correspondent tellement, que ses fonctions soient faciles et sa durée assurée. Un peuple sans cesse inquiet est un peuple qui bâtit toujours ; son abri n’est qu’une tente : il est campé, non établi.

N’élevez pas ce qui est fragile.

Si l’on donne quelque exclusion aux hommes sans patrimoine, ce n’est pas qu’on doive penser qu’ils aimeraient moins la patrie ou la vertu : cette opinion ferait aux richesses trop d’honneur ; mais c’est que chacun peut se convaincre, par son expérience personnelle, que l’homme en butte aux flots du sort, à la tourmente du hasard, est moins le maître de soi-même, et risque d’être exagéré, parce qu’il n’a pas pour se recueillir et régler ses sentiments et ses pensées, assez de calme, de loisir et de bonheur. Il est moins sage, non par sa faute, mais par celle de sa position. C’est à ce titre seul qu’on peut, jusqu’à ce que cette position soit changée, refuser l’administration des affaires publiques à celui qui n’a pas eu d’affaires personnelles à manier.

Combien d’épaules sans force ont demandé de lourds fardeaux ! Conforme-toi à ta nature ; elle veut que tu sois médiocre, sois médiocre ; cède aux plus sages, adopte leurs opinions, et ne trouble pas le monde, puisque tu ne saurais le gouverner.

La lie a beau faire, elle retombe au fond par sa propre grossièreté.

On supporte aisément une puissance qu’on espère exercer un jour. Peu d’hommes, dans les grands drames politiques, sont propres à inventer un rôle ; beaucoup le sont à le jouer.

Les uns ne sont que les valets de la providence ; d’autres en sont les ministres. Ce sont ceux qui, en exécutant ses décrets, joignent leur volonté avec sa volonté, leur pensée avec sa sagesse.

Tous les grands hommes se sont crus plus ou moins inspirés.

Les grands hommes de certains temps et de certaines circonstances ne sont que des hommes plus fortement entêtés que tous les autres de l’opinion qui domine et qu’on veut faire triompher.

Tous les conquérants ont eu quelque chose de commun dans leurs vues, dans leur génie et dans leur caractère. Les hommes d’état s’enivrent de la vapeur du vin qu’ils versent, et leur propre mensonge es déçoit.

L’homme d’état est un messager à qui le temps présent est remis en dépôt, pour être rendu, tel qu’il est ou meilleur, au temps à venir.

Il faut décerner aux généraux victorieux des honneurs éminents, solides, durables et perpétuellement renouvelés, non-seulement par gratitude et par justice, mais par esprit d’institution, afin que ces décorations augmentent encore l’opinion qu’on a de leur mérite, et qu’ils en soient plus grands, plus dignes d’être obéis aux yeux des citoyens, et plus redoutables à l’étranger.

Les grenades et les baguettes d’honneur, les insignes et les décorations sont une monnaie morale excellente. Peu d’entre les forts ont cette imagination qui s’étend haut et loin. Il leur faut des gloires présentes et des prix qu’ils portent sur eux, qui les touchent, les distinguent et les parent ; une gloire qui saute aux yeux, pour ainsi dire, et qui s’incorpore avec eux. Décernez aux chefs des honneurs, mais revêtez-en les soldats.