Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XXII

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TITRE XXII.

DU STYLE.


I.

Lorsque les langues sont formées, la facilité même de s’exprimer nuit à l’esprit, parce qu’aucun obstacle ne l’arrête, ne le contient, ne le rend circonspect, et ne le force à choisir entre ses pensées. Dans les langues encore nouvelles, il est contraint de faire ce choix, par le retardement que lui imprime la nécessité de fouiller dans sa mémoire, pour trouver les mots dont il a besoin. On ne peut écrire, en ce cas, qu’avec une grande attention.

II.

L’homme aime à remuer ce qui est mobile, et à varier ce qui est variable ; aussi chaque siècle imprime aux langues quelque changement ; et le même esprit d’invention qui les créa, les détériore en subsistant toujours.

C’est toujours par l’au-delà, et non par l’en-deçà, que les langues se corrompent ; par l’au-delà de leur son ordinaire, de leur naturelle énergie, de leur éclat habituel. C’est le luxe qui les corrompt, et le fracas qui accompagne leur décadence.

Les mots dont le son, la clarté et, pour ainsi dire, le volume sont amoindris, c’est-à-dire, qui n’expriment rien que d’adouci, sont dans le langage ce que les demi-tons sont dans la musique ; ils y forment un genre achromatique. ces mots prennent faveur, lorsqu’une langue, ayant acquis toute son énergie, et en ayant abusé, son affaiblissement devient, quand il est élégant, une nouveauté qui frappe et qui plaît. Les esprits très-cultivés s’en contentent longtemps.

En littérature, il faut remonter aux sources dans chaque langue, parce qu’on oppose ainsi l’antiquité à la mode, et que d’ailleurs, en trouvant, dans sa propre langue, cette pointe d’étrangeté qui pique et réveille le goût, on la parle mieux et avec plus de plaisir.

Quant aux inconvénients, ils sont nuls.

Des défauts vieillis et abolis ont perdu tout leur maléfice : on n’a plus rien à redouter de leur contagion.

On n’aime pas à trouver dans un livre les mots qu’on ne pourrait pas se permettre de dire, et qui détournent l’attention, non par leur beauté, mais par leur singularité. Mais on les tolère, on les aime même dans les vieux auteurs, parce qu’ils sont là un fait de l’histoire littéraire ; ils montrent la naissance du langage, tandis que, dans les modernes, ils n’en montrent que la dépravation.

Remplir un mot ancien d’un sens nouveau, dont l’usage ou la vétusté l’avait vidé, pour ainsi dire, ce n’est pas innover, c’est rajeunir.

On enrichit les langues en les fouillant. Il faut les traiter comme les champs : pour les rendre fécondes, quand elles ne sont plus nouvelles, il faut les remuer à de grandes profondeurs.

Toutes les langues roulent de l’or.

Rendre aux mots leur sens physique et primitif, c’est les fourbir, les nettoyer, leur restituer leur clarté première ; c’est refondre cette monnaie, et la remettre plus luisante dans la circulation ; c’est renouveler, par le type, des empreintes effacées.

Le nom d’une chose n’en montre que l’apparence.

Les noms bien entendus, bien pénétrés, contiendraient toutes les sciences. La science des noms ! Nous n’en avons que l’art, et même nous en avons peu l’art, parce que nous n’en avons pas assez la science.

Quand on entend parfaitement un mot, il devient comme transparent ; on en voit la couleur, la forme ; on sent son poids ; on aperçoit sa dimension, et on sait le placer. Il faut souvent, pour en bien connaître le sens, la force, la propriété, avoir appris son histoire.

La science des mots enseignerait tout l’art du style. Voilà pourquoi, quand une langue a eu plusieurs âges, comme la nôtre, les vieux livres sont bons à lire. Avec eux, on remonte à ses sources, et on la contemple dans son cours. Pour bien écrire le français, il faudrait entendre le gaulois. Notre langue est comme la mine où l’or ne se trouve qu’à de certaines profondeurs.

Il est une foule de mots usuels qui n’ont qu’un demi-sens, et sont comme des demi-sons.

Ils ne sont bons qu’à circuler dans le parlage, comme les liards dans le commerce.

On ne doit pas les étaler, en les enchâssant dans des phrases, quand on pérore ou qu’on écrit. Il faut bien se garder surtout de les faire entrer dans des vers ; on commettrait la même faute que le compositeur qui admettrait, dans sa musique, des sons qui ne seraient pas des tons, ou des tons qui ne seraient pas des notes.

Il y a dans la langue française de petits mots dont presque personne ne sait rien faire. Dans la langue française, les mots tirés du jeu, de la chasse, de la guerre et de l’écurie, ont été nobles.

Il est important de fixer la langue dans les sciences, surtout dans la métaphysique, et de conserver, autant qu’il se peut, les expressions dont se sont servis les grands hommes.

Quand les mots n’apprennent rien, c’est-à-dire, lorsqu’ils ne sont pas plus propres que d’autres à exprimer une pensée, et qu’ils n’ont avec elle aucune union nécessaire, la mémoire ne peut se résoudre à les retenir, ou ne les retient qu’avec peine, parce qu’elle est obligée d’employer une sorte de violence pour lier ensemble des choses qui tendent à se séparer.

Avant d’employer un beau mot, faites-lui une place. Toutes les belles paroles sont susceptibles de plus d’une signification. Quand un beau mot présente un sens plus beau que celui de l’auteur, il faut l’adopter.

Il faut que les mots se détachent bien du papier ; c’est-à-dire qu’ils s’attachent facilement à l’attention, à la mémoire ; qu’ils soient commodes à citer et à déplacer.

Les mots liquides et coulants sont les plus beaux et les meilleurs, si l’on considère le langage comme une musique ; mais si on le considère comme une peinture, il y a des mots rudes qui sont fort bons, car ils font trait.

Les hommes qui n’ont que des pensées communes et de plates cervelles, ne doivent employer que les mots les premiers venus. Les expressions brillantes sont le naturel de ceux qui ont la mémoire ornée, le cœur ému, l’esprit éclairé et l’œil perçant. Un seul beau son est plus beau qu’un long parler.

Les plus beaux sons, les plus beaux mots sont absolus, et ont entre eux des intervalles naturels qu’il faut observer en les prononçant.

Quand on les presse et qu’on les joint, on les rend semblables à ces globules diaphanes, qui s’aplatissent aussitôt qu’ils se touchent, perdent leur transparence, en se collant les uns aux autres, et ne forment plus qu’un corps pâteux, quand ils sont ainsi réduits en masse.

Pour qu’une expression soit belle, il faut qu’elle dise plus qu’il n’est nécessaire, en disant pourtant avec précision ce qu’il faut ; qu’il y ait en elle abondance et économie ; que l’étroit et le vaste, le peu et le beaucoup s’y confondent ; qu’enfin le son en soit bref, et le sens infini. Tout ce qui est lumineux a ce caractère. Une lampe éclaire à la fois l’objet auquel on l’applique, et vingt autres auxquels on ne songe pas à l’appliquer. Que de soin pour polir un verre ! Mais on voit clair et on voit loin : image de ces mots de choix. On les place dans la mémoire, et on les y garde chèrement. Ils occupent peu de place devant nos yeux, mais ils en ont une grande dans l’esprit ; l’esprit en fait ses délices, et cette gloire est assez grande, ce sort est assez beau.

Les mots, comme les verres, obscurcissent tout ce qu’ils n’aident pas à mieux voir.

Nous devons reconnaître, pour maîtres des mots, ceux qui savent en abuser, et ceux qui savent en user ; mais ceux-ci sont les rois des langues, et ceux-là en sont les tyrans.

Il faut assortir les phrases et les mots à la voix, et la voix aux lieux. Les mots propres à être ouïs de tous, et les phrases propres à ces mots, sont ridicules, lorsqu’on ne doit parler qu’aux yeux et, pour ainsi dire, à l’oreille de son lecteur.

Il y a harmonie pour l’esprit, toutes les fois qu’il y a parfaite propriété dans les expressions.

Or, quand l’esprit est satisfait, il prend peu garde à ce que désire l’oreille.

Quoi qu’on en dise, c’est la signification surtout qui fait le son et l’harmonie ; et, comme, dans la musique, c’est l’oreille qui flatte l’esprit, dans l’harmonie du discours, c’est l’esprit surtout qui fait que l’oreille est flattée.

Exceptez-en un petit nombre de mots très-rudes et d’autres qui sont très-doux, les langues se composent de mots d’un son indifférent, et dont le sens détermine l’agrément, même pour l’ouïe. Dans le vers de Boileau, par exemple, « traçât à pas tardifs un pénible sillon, " on remarque peu, ou même on ne remarque point le bizarre rapprochement de toutes ces syllabes : tra-ça-ta-pas-tar…. ; tant il est vrai que le sens fait le son ! « moi, j’en étais haïe et ne puis lui survivre ! " la douceur du son, dans le mot haïe, en tempère le sens et adoucit ce qu’il a de rude.

De ce mélange de la rigueur du sens et de la douceur du son, il ne résulte qu’un mot triste : et les mots tristes sont beaux.

Ce n’est pas tant le son que le sens des mots, qui tient si souvent en suspens la plume des bons écrivains. Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L’habile écrivain s’attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D’autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu’on puisse les lire sans obstacle, et qu’on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu’ils ont dit ; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein.

Elles amusent la voix, l’oreille, l’attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d’un papier feuilleté.

Il serait singulier que le style ne fût beau que lorsqu’il a quelque obscurité, c’est-à-dire quelques nuages ; et peut-être cela est vrai, quand cette obscurité lui vient de son excellence même, du choix des mots qui ne sont pas communs, du choix des mots qui ne sont pas vulgaires. Il est certain que le beau a toujours à la fois quelque beauté visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore qu’il n’a jamais autant de charmes pour nous, que lorsque nous le lisons attentivement dans une langue que nous n’entendons qu’à demi.

C’est un grand art de mettre dans le style des incertitudes qui plaisent.

Quelquefois le mot vague est préférable au terme propre. Il est, selon l’expression de Boileau, des obscurités élégantes ; il en est de majestueuses ; il en est même de nécessaires : ce sont celles qui font imaginer à l’esprit ce qu’il ne serait pas possible à la clarté de lui faire voir.

Bannissez des mots toute indétermination, et faites-en des chiffres invariables : il n’y aura plus de jeu dans la parole, et dès lors plus d’éloquence et plus de poésie. Tout ce qui est mobile et variable, dans les affections de l’âme, demeurera sans expression possible. Je dis plus : si vous bannissez des mots tout abus, il n’y aura plus même d’axiomes. C’est l’équivoque, l’incertitude, c’est-à-dire, la souplesse des mots qui est un de leurs grands avantages, et qui permet d’en faire un usage exact.

Le sens caché dans les mots dont on fait usage, sens souvent très-étendu et très-important, mais d’une importance et d’une étendue qu’on sent et qu’on n’aperçoit pas, est comme une lueur dans un brouillard. C’est la lampe du ver luisant qui éclaire un point unique, mais qui l’éclaire sûrement. Elle est en lui, mais loin de ses yeux, et lui fait tout voir, sans qu’il la voie.

Il y a des mots qui sont à d’autres ce que le genre est à l’espèce, ou ce que l’espèce est au genre. Les mots genre ont un sens plus large et plus vague ; ils ont de l’ampleur et sont flottants. C’est pour cela qu’ils conviennent mieux au style très-noble. Les mots espèce

conviennent au style concis, parce qu’ils pressent le sens, le serrent et s’y ajustent. C’est le justaucorps, le vêtement d’utilité. Les autres sont toges et manteaux, habits de décence, de dignité et de parade.

Que le mot n’étreigne pas trop la pensée ; qu’il soit pour elle un corps qui ne la serre pas. Rien de trop juste ! Grande règle pour la grâce, dans les ouvrages et dans les mœurs.

Nous bégayons longtemps nos pensées, avant d’en trouver le mot propre, comme les enfants bégaient longtemps leurs paroles, avant de pouvoir en prononcer toutes les lettres.

Les mots qui ont longtemps erré dans la pensée, semblent être mobiles encore et comme errants sur le papier. Ils s’en détachent, pour ainsi dire, dès qu’une vive attention les fixe, et, accoutumés qu’ils étaient à se promener dans la mémoire de l’auteur, ils s’élancent vers celle du lecteur, par une sorte d’attraction que leur imprima l’habitude.

Jamais les mots ne manquent aux idées ; ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l’idée en est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclot, se présente et la revêt.

Rejeter une expression qui ne blesse ni le son, ni le sens, ni le bon goût, ni la clarté, est un purisme ridicule, une pusillanimité.

Quand on se contente de comprendre à demi, on se contente aussi d’exprimer à demi, et alors on écrit facilement.

Il est des écrits et des sortes de style où les mots sont placés pour être comptés. Il en est d’autres où ils ne doivent être pris qu’au tas, au poids, et, pour ainsi dire, en sacs.

Les meilleurs temps littéraires ont toujours été ceux où les auteurs ont pesé et compté leurs mots.

« le style, dit Dussault, est une habitude « de l’esprit. » heureux ceux dans lesquels il est une habitude de l’âme ! Chez les uns, le style naît des pensées ; chez les autres, les pensées naissent du style.

La Bruyère dit qu’il faut prendre ses pensées dans son jugement ; oui ; mais on peut en prendre l’expression dans son humeur et dans son imagination.

L’art de bien dire ce qu’on pense est différent de la faculté de penser : celle-ci peut être très-grande en profondeur, en hauteur, en étendue, et l’autre ne pas exister. Le talent de bien exprimer n’est pas celui de concevoir ; le premier fait les grands écrivains, et le second les grands esprits. Ajoutez que ceux mêmes qui ont les deux qualités en puissance, ne les ont pas toujours en exercice, et éprouvent souvent que l’une agit sans l’autre.

Que de gens ont une plume et n’ont pas d’encre ! Combien d’autres ont une plume et de l’encre, mais n’ont pas de papier, c’est-à-dire, de matière où puisse s’exercer leur style ! Tenez votre esprit au-dessus de vos pensées, et vos pensées au-dessus de vos expressions.

Il y a des pensées qui n’ont pas besoin de corps, de forme, d’expression. Il suffit de les désigner vaguement et de les faire bruire : au premier mot, on les entend, on les voit.

Il est une classe d’idées tellement belles par elles-mêmes, que, quoique susceptibles d’être produites par la plupart des esprits, elles mettent de niveau, aux yeux du philosophe, et maintiennent au premier rang presque tous les esprits qui les ont. Il suffit qu’elles soient exprimées avec clarté, pour plaire, satisfaire et charmer. La grandeur, l’énergie, l’originalité de l’expression, n’en augmentent que peu le mérite, et leur beauté native semble rendre inutile l’agrément de la draperie. Appliquez cette observation aux pensées de Nicole ou de Pascal, et vous la trouverez juste. Mais si l’on veut que ces belles idées soient répandues et citées, et l’on doit en rendre digne tout ce qui est digne d’être connu, il devient nécessaire de les exprimer avec soin. L’art seul impose aux hommes ; ils n’osent ignorer rien de ce qui peut être loué comme chef-d’œuvre, et méconnaissent même ce qui est beau, s’il n’a l’empreinte d’un talent extraordinaire.

Il faut que les pensées naissent de l’âme, les mots des pensées, et les phrases des mots.

On aime à pressentir, dans le son même des mots, la liaison qui se trouve entre les idées qu’ils expriment.

Il est beaucoup d’idées et de mots qui ne servent de rien pour s’entretenir avec les autres, mais qui sont excellents pour s’entretenir avec soi-même ; semblables à ces choses précieuses qui n’entrent point dans le commerce, mais qu’on est heureux de posséder.

Quand une fois il a goûté du suc des mots, l’esprit ne peut plus s’en passer ; il y boit la pensée.

On dirait qu’il en est de nos pensées comme de nos fleurs. Celles qui sont simples par l’expression, portent leur semence avec elles ; celles qui sont doubles par la richesse et la pompe, charment l’esprit, mais ne produisent rien.

Lorsque la forme est telle qu’on en est plus occupé que du fond, on croit que la pensée est venue pour la phrase, le fait pour le récit, le blâme pour l’épigramme, l’éloge pour le madrigal, et le jugement pour le bon mot.

Il y a, dans l’art d’écrire, des habitudes du cerveau, comme il y a des habitudes de la main dans l’art de peindre ; l’important est d’en avoir de bonnes. Un esprit trop tendu, un doigt trop contracté nuisent à la facilité, à la grâce, à la beauté. L’habitude d’esprit est artifice ; l’habitude d’âme est excellence ou perfection.

Il y a des formes de pensées et des formes de phrases ; celles-ci, quand elles sont seules, forment les écrivains inférieurs ; parmi les autres, il faut distinguer celles qui viennent de la mémoire seulement, de celles qui viennent de l’âme. Ces dernières font les écrivains excellents.

Il y a un style qui ruine l’esprit, tant il consomme de pensées, tant il met de forces en action, tant il nous cause de dépense, tant il faut, pour l’entretenir, souffrir de déperditions.

Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière.

Il s’affectionne à des mots d’un certain son, d’une certaine couleur, d’une certaine forme, et à des tournures de style, à des coupes de phrase où l’on reconnaît sa main, et dont il s’est fait une habitude. Il a, en quelque sorte, sa grammaire particulière, sa prononciation, son genre, ses tics et ses manies.

Il est des mots saillants qui s’emparent de l’attention au point de la détourner de la pensée.

Ils sont propres surtout à manifester les attitudes et les mouvements de l’esprit, opérations aussi agréables et aussi importantes à connaître que les pensées elles-mêmes.

On reconnaît souvent un excellent auteur, quoi qu’il dise, au mouvement de sa phrase et à l’allure de son style, comme on peut reconnaître un homme bien élevé à sa démarche, quelque part qu’il aille.

Quand votre phrase est faite, il faut lui ôter avec soin les coins et les autres empreintes de votre calibre particulier. Il faut l’arrondir, afin qu’elle puisse entrer facilement dans les autres esprits, dans les autres mémoires.

Toutes les formes de style sont bonnes, pourvu qu’elles soient employées avec goût ; il y a une foule d’expressions qui sont défauts chez les uns, et beautés chez les autres.

Il y a, dans la grande langue, une espèce de langue particulière et que j’appellerais volontiers langue historique, parce qu’elle n’exprime que des choses relatives à nos mœurs présentes, à nos gouvernements actuels, à tout cet état de choses enfin qui change chaque jour, et qui doit passer. Quiconque veut se faire un style durable, ne doit en user qu’avec une extrême sobriété.

Il est un style qui n’est que l’ombre, la vague image, le dessin de la pensée ; un autre qui en est comme le corps et le portrait en sculpture. Le premier convient à la métaphysique, où tout est vague et étendu, et aux sentiments de piété, qui ont quelque chose d’infini. Le second convient mieux aux lois et aux maximes de morale. Le meilleur des deux est celui qui se montre le mieux assorti à ceux qui le parlent, et à ceux qu’ils veulent exprimer. De même donc qu’il y a deux sortes de styles, il y a deux sortes d’écrivains ; les uns qui dessinent ou peignent leur pensée, la laissant, pour ainsi dire, collée à leur papier, comme un tableau à la toile ; les autres qui y gravent la leur, l’y enfoncent ou l’en détachent, en lui donnant un relief qui la fait nettement ressortir. Ces derniers sont particulièrement propres à exprimer les pensées qui doivent être connues de tous, offertes à tous, et exposées, comme en une place publique, à l’attention universelle ; de cette espèce sont les lois, les inscriptions, les maximes, les proverbes ; tout ce qui, chez les anciens enfin, pouvait être appelé nômes, et qui dépend, chez les modernes, du genre sentencieux.

On doit traduire largement les orateurs et les moralistes verbeux, et strictement les poëtes et les écrivains sentencieux : leur nature le veut ainsi. La logique du style exige une droiture de jugement et d’instinct supérieure à celle qui est nécessaire pour enchaîner avec perfection toutes les parties du système le plus vaste ; car le nombre des mots et de leurs combinaisons est infini, et un système, quelque grand qu’on le suppose, ne saurait embrasser cette multitude d’innombrables détails.

Ajoutez que les pensées offrent une certaine étendue, par conséquent une multitude de points, et qu’il suffit qu’elles se touchent par un point. Dans le style, au contraire, chaque chose est si déliée et si fine, qu’elle échappe, en quelque sorte, au contact. Et cependant il faut que ce contact soit parfait, car il ne peut être qu’entier ou nul. Il n’y a qu’un seul point par lequel, selon l’occurrence, un mot corresponde avec un autre mot. Il faut, pour être un grand écrivain, une perspicacité d’esprit, une finesse de tact plus grandes que pour être un grand philosophe.

L’art de grouper ses paroles et ses pensées exige que la pensée, la phrase et la période s’encadrent de leurs propres formes, subsistent de leur propre masse, et se portent de leur propre poids. La Bruyère, disait Boileau, s’était épargné la peine des transitions.

Oui ; mais il s’en était donné une autre, celle des aggroupements. Pour la transition, un seul rapport suffit ; mais, pour l’agrégation, il en faut mille ; car il faut une convenance entière, naturelle, unique.

Il y a une sorte de netteté et de franchise de style qui tient à l’humeur et au tempérament, comme la franchise du caractère. On peut l’aimer, mais on ne doit pas l’exiger.

Voltaire l’avait ; les anciens ne l’avaient pas.

Ces grecs inimitables avaient toujours un style vrai, convenable, aimable ; mais ils n’avaient pas un style franc. Cette qualité est d’ailleurs incompatible avec d’autres qui sont essentielles à la beauté. Elle peut s’allier avec la grandeur, mais non avec la dignité. Il y a en elle quelque chose de courageux et de hardi, mais aussi quelque chose d’un peu brusque et d’un peu pétulant. Le seul Drancès,

dans Virgile, a le style franc ; et en cela il est moderne, il est français. La vérité dans le style est une qualité indispensable, et qui suffit pour recommander un écrivain. Si, sur toutes sortes de sujets, nous voulions écrire aujourd’hui comme on écrivait du temps de Louis Xiv, nous n’aurions point de vérité dans le style, car nous n’avons plus les mêmes humeurs, les mêmes opinions, les mêmes mœurs. Un écrivain qui voudrait faire des vers comme Boileau, aurait raison, quoiqu’il ne soit pas Boileau, parce qu’il ne s’agit là que de prendre un masque : on joue un rôle plutôt qu’on n’est un personnage. Mais une femme qui voudrait écrire comme madame de Sévigné, serait ridicule, parce qu’elle n’est pas madame de Sévigné. Plus le genre dans lequel on écrit tient au caractère de l’homme, aux mœurs du temps, plus le style doit s’écarter de celui des écrivains qui n’ont été modèles que pour avoir excellé à montrer, dans leurs ouvrages, ou les mœurs de leur époque, ou leur propre caractère. Le bon goût lui-même, en ce cas, permet qu’on s’écarte du meilleur goût, car le goût change avec les mœurs, même le bon goût. Quant à ce qui ne peut être dit et peint que par le mauvais goût, on doit s’abstenir toujours de le peindre et de le dire. Il est cependant des genres et des matières immuables. Les mœurs et les opinions ecclésiastiques, par exemple, doivent toujours être les mêmes, car il ne s’agit point là d’humeurs ; et je crois qu’un orateur sacré ferait bien d’écrire et de penser toujours comme aurait écrit et pensé Bossuet.

Tout son dans la musique doit avoir un écho ; toute figure doit avoir un ciel dans la peinture ; et nous qui chantons avec des pensées et qui peignons avec des paroles, nous devrions aussi, dans nos écrits, donner à chaque mot et à chaque phrase leur horizon et leur écho.

L’esprit du lecteur est charmé lorsque, par la contexture de la phrase, un des mots indique la cause dont un autre a marqué l’effet.

Dans le style, il faut que les tours se lient aussi bien que les mots. Prendre garde, en écrivant, d’enfoncer tellement le soc, qu’on ne puisse plus le retirer d’un sillon, pour le transporter dans un autre : c’est un principe important, mais difficile à observer, pour peu qu’on écrive avec force.

Le style littéraire consiste à donner un corps et une configuration à la pensée par la phrase.

L’attention est d’étroite embouchure. Il faut y verser ce qu’on dit avec précaution, et, pour ainsi dire, goutte à goutte.

C’est un grand art que de savoir darder sa pensée et l’enfoncer dans l’attention.

Il y a des sortes de styles agréables à la vue, harmonieux à l’oreille, soyeux au toucher, mais inutiles à l’odorat et insipides au goût. Le plus humble style donne le goût du beau, s’il exprime la situation d’une âme grande et belle.

Le style tempéré seul est classique.

Il en est des expressions littéraires comme des couleurs : il faut souvent que le temps les ait amorties, pour qu’elles plaisent universellement.

Une mollesse qui n’attendrit pas, une énergie qui ne fortifie rien, une concision qui ne dessine aucune espèce de traits, un style dans lequel ne coulent ni sentiments, ni images, ni pensées, ne sont d’aucun mérite.

Les oppositions et les symétries doivent être extrêmement marquées, dans toutes les choses solides, comme dans l’architecture, et dans les pensées très-décidées, comme les maximes et la satire véhémente. Mais dans tout ce qui est épanchement, abandon, mollesse, il vaut mieux qu’elles soient indiquées seulement que parfaites.

Au plaisir de la suspension peut se comparer celui de l’attente trompée, mais trompée agréablement. Cette espèce de jeu est ordinairement produite par des symétries brisées, ou des pentes rompues, comme on peut l’observer dans quelques airs champêtres, et dans le style de Fénelon ; pratique qui donne au chant une apparence naïve, et au style de la douceur.

Mêlez, pour bien écrire, les métaphores trop vives à des métaphores éteintes, et les symétries marquées à des symétries effacées.

Le style concis appartient à la réflexion. On moule ce qu’on dit, quand on l’a pensé fortement.

Quand on ne songe pas, ou quand on songe peu à ce qu’on dit, l’élocution est coulante et n’a pas de forme ; ainsi ce qui est naïf a de la grâce et manque de précision.

Concision ornée, beauté unique du style.

Ceux qui ne pensent jamais au delà de ce qu’ils disent, et qui ne voient jamais au delà de ce qu’ils pensent, ont le style très-décidé.

Remarquez comme, dans la dispute, chacun donne à son opinion un tour sentencieux.

C’est que, de toutes les formes du discours, c’est la plus solide. Elle répond à la forme carrée en architecture. Et comme, dans la dispute, chacun cherche à se fortifier, chacun asseoit son opinion de la manière que l’instinct lui indique être la plus propre à résister à l’attaque. Quant aux choses d’une vérité reconnue, et qui n’ont à craindre aucune contradiction, aucune hostilité, si j’ose ainsi dire, on leur donne ordinairement une certaine rondeur, une expression à contours, forme qui réunit la grâce à la solidité, et la simplicité à la richesse. Or, dans le style, il faut établir les vérités comme si elles étaient universellement reconnues.

L’urbanité sérieuse est le caractère du style académique ; c’est le seul qui convienne à un homme de lettres, parlant à des hommes de lettres.

Il est un style livrier, qui sent le papier et non le monde, les auteurs et non le fond des choses.

Le style oratoire a souvent les inconvénients de ces opéras dont la musique empêche d’entendre les paroles : ici les paroles empêchent de voir les pensées. Il entraîne celui qui écrit, et le fait se mentir à lui-même, comme il entraîne celui qui lit, et le dispose à se laisser tromper.

Défiez-vous des piperies du style.

Le vrai caractère du style épistolaire est l’enjouement et l’urbanité. Le style familier est ennemi du nombre, et il faut rompre celui-ci pour que celui-là paraisse naturel.

C’est par les mots familiers que le style mord et pénètre dans le lecteur. C’est par eux que les grandes pensées ont cours et sont présumées de bon aloi, comme l’or et l’argent marqués d’une empreinte connue. Ils inspirent de la confiance pour celui qui s’en sert à rendre ses pensées plus sensibles ; car on reconnaît à un tel emploi de la langue commune, un homme qui sait la vie et les choses, et qui s’en tient rapproché. De plus, ces mots font le style franc. Ils annoncent que l’auteur s’est depuis longtemps nourri de la pensée ou du sentiment exprimé, qu’il se les est tellement appropriés et rendus habituels, que les expressions les plus communes lui suffisent pour exprimer des idées devenues vulgaires en lui par une longue conception. Enfin, ce qu’on dit en paraît plus vrai ; car rien n’est aussi clair, parmi les mots, que ceux qu’on nomme familiers, et la clarté est tellement un des caractères de la vérité, que souvent on la prend pour elle.

Les idiotismes semblent, par leur familiarité même, témoigner une plus grande sincérité.

Ils plaisent parce qu’ils montrent encore plus l’homme que l’auteur. Mais ils doivent se placer dans le style, comme des plis dans une draperie ; des largeurs autour d’eux peuvent seules les excuser.

Le style boursoufflé fait poche partout ; les pensées y sont peu attachées au sujet, et les paroles aux pensées. Il y a entre tout cela de l’air, du vide, ou trop d’espace. L’épithète boursouflé, appliquée au style, est une des plus hardies, mais des plus justes métaphores qu’on ait jamais hasardées. Aussi tout le monde l’entend, et personne ne s’en étonne. Le style enflé est autre chose. Il a plus de consistance que l’autre, il est plus plein ; mais sa plénitude est difforme, ou du moins excessive. Il est trop gros, ou trop gras, ou même trop grand.

Il est tel auteur qui commence par faire sonner son style, pour qu’on puisse dire de lui : il a de l’or.

Il n’y a point de beau et bon style qui ne soit rempli de finesses, mais de finesses délicates.

La délicatesse et la finesse sont seules les véritables indices du talent. Tout s’imite, la force, la gravité, la véhémence, la légèreté même ; mais la finesse et la délicatesse ne peuvent être longtemps contrefaites. Sans elles, un style sain n’annonce rien qu’un esprit droit.

Ce n’est pas assez de faire entendre ce qu’on dit, il faut encore le faire voir : il faut que la mémoire, l’intelligence et l’imagination s’en accommodent également.

Si l’on veut rendre apparent ce qui est très-fin, il faut le colorer.

Les images et les comparaisons sont nécessaires, afin de rendre double l’impression des idées sur l’esprit, en leur donnant à la fois une force physique et une force intellectuelle.

Il faut, dans les comparaisons, passer du proche au loin, de l’intérieur à l’extérieur, et du connu à l’inconnu. Il ne suffit pas en effet qu’elles soient justes, il faut encore qu’elles soient claires, et elles ne peuvent le devenir que lorsque l’objet auquel on compare est plus familier, plus apparent que l’objet comparé.

La figure qui résulte du style, doit entrer dans l’esprit tout à coup, et tout entière, dès qu’elle est achevée. Ce qui en reste dans le livre, sans s’en détacher de lui-même, pour s’appliquer au souvenir, est un défaut, quelque limé que cela soit, et quelque achevé que cela paraisse d’abord.

Lorsqu’au lieu de substituer les images aux idées, on substitue les idées aux images, on embrouille son sujet, on obscurcit sa matière, on rend moins clairvoyants l’esprit des autres et le sien. Quand l’image masque l’objet, et que l’on fait de l’ombre un corps ; quand l’expression plaît tellement qu’on ne tend plus à passer outre pour pénétrer jusqu’au sens ; quand la figure enfin absorbe l’attention tout entière, on est arrêté en chemin, et la route est prise pour le gîte, parce qu’un mauvais guide nous conduit.

On peut concevoir et s’expliquer par les images, mais non pas juger et conclure.

Le poli et le fini sont au style ce que le vernis est aux tableaux ; ils le conservent, le font durer, l’éternisent en quelque sorte.

On n’est correct qu’en corrigeant.

Le style recherché est bon, quand on le trouve ; mais j’aime mieux le style attendu. La netteté, la propriété dans les termes, la clarté sont le naturel de la pensée. La transparence est sa beauté. Il en résulte que, pour se montrer naturelle, il faut de l’art à la pensée.

Il n’en faut pas au sentiment : il est chaleur, l’autre est lumière.

Souvent les pensées ne peuvent toucher l’esprit que par la pointe des paroles.

Les tournures ingénieuses de phrases dirigent et contiennent l’esprit.

Quand il y a du recherché dans un bon style, c’est plutôt un malheur qu’un défaut ; car cela vient de ce que l’auteur n’a pas eu le temps ou la bonne fortune de trouver ce qu’il cherchait. Ce n’est pas le goût qui lui a manqué, mais le succès.

Il y a tel écrivain dont on pourrait dire qu’il écrit à petits plis. Le tour antithétique, énigmatique, recherché, est indispensable au raccourci dont on est obligé d’user, quand on veut faire tenir sa pensée, son humeur ou son sentiment, dans un espace trop borné de paroles et de temps.

Ce tour est alors naturel, et sa nécessité en fait l’excuse et le mérite.

Les saillies naissent quelquefois parce que l’esprit, après avoir vu tous les côtés, saisit rapidement celui qu’il faut choisir, pour piquer la curiosité, et abandonne tous les autres à l’attention avertie. Elles sont la ressource des gens impatients d’être entendus, et qui veulent tout montrer, mais non pas tout dire. Elles naissent d’un grand besoin d’être compris, en s’expliquant très-vite. Leurs traits sont des aiguillons qui réveillent l’intelligence. Une sagacité extrême en donne le talent, parce qu’elle rend ce talent nécessaire.

Dans le style, le substantif est de nature et de nécessité, l’épithète de réflexion et d’ornement. Il y a, dans l’emploi de l’un, quelque chose de sobre et de suffisant, et dans l’usage fréquent de l’autre, de la pompe, de l’ambition et du superflu. La simplicité, même celle qui est ornée, disparaît, si les épithètes ne sont pas rares et clairsemées. Les écrivains qui en font abus n’ont rien ou ne montrent rien qui ne soit vêtu. On ne trouve chez eux que de l’éclat ; aucune nature ne s’y rencontre dans sa propre sincérité. Ils teignent tout des couleurs naturelles à leur esprit ; proprio fucata succo depromunt.

Un assez bon nombre de nos poëtes ayant écrit en prose, le style ordinaire en a reçu un éclat et des hardiesses qu’il n’aurait point eus sans eux. Peut-être aussi quelques prosateurs nés poëtes, sans naître versificateurs, ont-ils contribué à parer notre langue, jusque dans ses familiarités, de ces richesses et de cette pompe qui avaient été jusque-là le partage exclusif de l’idiome poétique. La Grèce et Rome eurent également sans doute des prosateurs nés poëtes, Platon, Tacite et quelques autres. Mais ils étaient poëtes par l’extase, tandis que les modernes le sont par la vivacité et la rapidité des aperçus. Ce n’est pas là ce que le génie poétique a de plus beau.

Un œil contemplatif a un caractère plus céleste qu’un œil perçant.

Comme il y a des vers qui se rapprochent de la prose, il y a une prose qui peut se rapprocher des vers. Presque tout ce qui exprime un sentiment ou une opinion décidée, a quelque chose de métrique ou de mesuré. Ce genre ne tient pas à l’art, mais à l’influence, à la domination du caractère sur le talent.

Quand la pensée fait le mètre, il faut le laisser subsister, et il y a quelquefois, dans tel écrivain, des phrases qui ne sont insupportables que parce que sa pensée faisant le mètre, sa diction ne le fait pas.

Il faut aux phrases leur nombre, leur mesure et leur poids. Ces conditions réunies font seules un ensemble parfait.

Lorsque le langage, dans les livres, n’a pas de pompe ou d’harmonie, et souvent il ne doit point en avoir, il faut qu’il ait au moins du mouvement ou de la cadence, de l’onction ou de l’abandon, de l’épanchement ou du flottant, comme les nuages dans le ciel.

Le style qui sent l’encre, c’est-à-dire, celui qu’on n’a jamais que la plume à la main, se compose de mots qui paraîtraient étranges, hors du discours où ils sont contenus, et qui n’existant point dans le monde, ne se trouvent que dans les livres, et n’ont d’utilité que par l’enchaînement. Ces mots n’ont pas naturellement d’accès dans la mémoire, parce qu’elle aime la netteté, et que demi-clairs et demi-obscurs, ils n’y porteraient qu’un nuage, une figure informe. Comme ils sont nés de l’écritoire, leur seul terrain est le papier. Il faut qu’il y ait, dans notre langage écrit, de la voix, de l’âme, de l’espace, du grand air, des mots qui subsistent tout seuls, et qui portent avec eux leur place.

Pour que la beauté ait le mérite de la dissonance, il faut qu’elle soit employée par un homme qui connaît l’harmonie, et qui y pense en la fuyant ; comme il faut, pour le mérite de la caricature, qu’elle soit traitée par un homme qui a en lui le type du grand, et qui y pense en s’en écartant.

Pour conserver aux pensées et aux phrases, dans l’enchaînement du discours, leur liberté, leur air dégagé et mobile, il faut donner à chacune son orbite et son disque, son étendue et ses limites. Il faut que la phrase soit semblable à la pensée, c’est-à-dire, qu’elle n’en excède pas les dimensions, qu’elle n’en altère point la forme, qu’enfin elle ne reste en deçà, et n’aille au delà d’aucun de ses termes. C’est la rondeur du sens, dans les mots et dans les incises, qui fait le vers de la pensée. Cette rondeur s’acquiert quand les pensées et les mots ont longtemps roulé dans la mémoire.

Achever sa pensée ! Cela est long, cela est rare, cela cause un plaisir extrême ; car les pensées achevées entrent aisément dans les esprits ; elles n’ont pas même besoin d’être belles pour plaire ; il leur suffit d’être finies. La situation de l’âme qui les a eues se communique aux autres âmes, et y transporte son repos.