Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XXIV

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Librairie Ve le Normant (p. 151-226).


TITRE XXIV.

JUGEMENTS LITTÉRAIRES.


I.



ÉCRIVAINS DE L’ANTIQUITÉ.


I.

Il n’y aura jamais de traduction d’Homère supportable, si tous les mots n’en sont choisis avec art et pleins de variété, de nouveauté et d’agrément. Il faut, d’ailleurs, que l’expression soit aussi antique, aussi nue que les mœurs, les événements et les personnages mis en scène. Avec notre style moderne, tout grimace dans Homère, et ses héros semblent des grotesques qui font les graves et les fiers.

II.

Toute belle poésie ressemble à celle d’Homère, et toute belle philosophie à celle de Platon. Platon est le premier des théologiens spéculatifs.

La révélation naturelle n’eut point d’organe plus brillant.

Platon trouva la philosophie faite de brique, et la fit d’or.

J’admire dans Platon cette éloquence qui se passe de toutes les passions, et n’en a plus besoin pour triompher. C’est là le caractère de ce grand métaphysicien.

Il y a dans Platon une lumière toujours prête à se montrer, et qui ne se montre jamais.

On l’aperçoit dans ses veines, comme dans celles du caillou ; il ne faut que heurter ses pensées pour l’en faire jaillir. Il amoncelle des nuées ; mais elles recèlent un feu céleste, et ce feu n’attend que le choc.

Esprit de flamme par sa nature, et non pas seulement éclairé, mais lumineux, Platon brille de sa propre lumière. C’est de la splendeur de sa pensée que son langage se colore. L’éclat en lui naît du sublime.

Platon parlait à un peuple extrêmement ingénieux, et devait parler comme il le fit.

Il s’élève des écrits de Platon je ne sais quelle vapeur intellectuelle.

Ne cherchez dans Platon que les formes et les idées : c’est ce qu’il cherchait lui-même.

Il y a en lui plus de lumière que d’objets, plus de forme que de matière. Il faut le respirer et non pas s’en nourrir.

Longin reprend, dans Platon, des hardiesses qu’autorisait la rhétorique du dialogue, du sujet et du moment. La haute philosophie a ses licences, comme la haute poésie. Au même titre, elle a les mêmes droits. Platon ne fait rien voir, mais il éclaire, il met de la lumière dans nos yeux, et place en nous une clarté dont tous les objets deviennent ensuite illuminés. Il ne nous apprend rien, mais il nous dresse, nous façonne, et nous rend propres à tout savoir. Sa lecture, on ne sait comment, augmente en nous la susceptibilité à distinguer et à admettre toutes les belles vérités qui pourront se présenter.

Comme l’air des montagnes, elle aiguise les organes, et donne le goût des bons aliments.

Dans Platon, l’esprit de poésie anime les langueurs de la dialectique.

Platon se perd dans le vide ; mais on voit le jeu de ses ailes ; on en entend le bruit.

Des détours, quand ils ne sont pas nécessaires, et l’explication de ce qui est clair, sont les défauts de Platon. Comme les enfants, il trouble l’eau limpide pour se donner le plaisir de la voir se rasseoir et s’épurer.

à la vérité, c’est afin de mieux établir le caractère de son personnage ; mais il sacrifie ainsi la pièce à l’acteur, et la fable au masque.

Comme un escamoteur habile, Platon, dans ses raisonnements, substitue souvent l’apparence de la chose à ce qui en est la réalité.

Il dérobe l’objet en question ; il le soustrait tantôt au toucher, pour ne l’exposer qu’à la vue, tantôt aux yeux pour n’en occuper que l’esprit. Ses tours de phrase sont parfois de vrais tours de gobelet.

Le Phédon est un beau tableau, admirablement composé ; il y a de belles couleurs, mais fort peu de bonnes raisons.

Socrate, dans Platon, se montre trop souvent philosophe par métier, au lieu de se contenter de l’être par nature et par vertu.

Aristote a rangé, dans la classe des poésies épiques, les dialogues de Platon. Il a eu raison, et Marmontel, qui le contredit, a mal connu la nature et le caractère de ces dialogues, et mal entendu Aristote.

Platon doit être traduit d’un style pur, mais un peu lâche, un peu traînant. Ses idées sont déliées ; elles ont peu de corps, et, pour les revêtir, il suffit d’une draperie, d’un voile, d’une vapeur, de je ne sais quoi de flottant.

Si on leur donne un habit serré, on les rend toutes contrefaites.

Platon, Xénophon et les autres écrivains de l’école de Socrate, ont les évolutions du vol des oiseaux ; ils font de longs circuits ; ils embrassent beaucoup d’espace ; ils tournent longtemps autour du point où ils veulent se poser, et qu’ils ont toujours en perspective ; puis enfin ils s’y abattent. En imaginant le sillage que trace en l’air le vol de ces oiseaux, qui s’amusent à monter et à descendre, à planer et à tournoyer, on aurait une idée de ce que j’ai nommé les évolutions de leur esprit et de leur style. ce sont eux qui bâtissent des labyrinthes, mais des labyrinthes en l’air. Au lieu de mots figurés ou colorés, ils choisissent des paroles simples et communes, parce que l’idée qu’ils les emploient à tracer, est elle-même une grande et longue figure.

Aristote redressa toutes les règles et ajouta, dans toutes les sciences, aux vérités connues, des vérités nouvelles. Son livre est un océan de doctrines, et comme l’encyclopédie de l’antiquité. C’est de lui que le savoir a découlé comme d’une source dans les siècles qui l’ont suivi. Si tous les livres disparaissaient, et que ses écrits fussent conservés par hasard, l’esprit humain ne souffrirait aucune perte irréparable, excepté celle de Platon.

Il y a dans Aristote exactitude, facilité, profondeur et clarté. Son esprit cependant fait quelquefois un pas de plus qu’il ne faudrait, par cette force qui emporte souvent le mobile au delà de son but, quelque mesurée que soit l’impulsion primitivement reçue. Il me semble que le style d’Aristote contient plus de formules que de tournures.

Xénophon écrivait avec une plume de cygne, Platon avec une plume d’or, et Thucydide avec un stylet d’airain.

Les choses mémorables de Xénophon sont un fil délié, dont il a l’art de faire une magnifique dentelle, mais avec lequel on ne peut rien coudre.

Hérodote coule sans bruit.

Homère écrivait pour être chanté, Sophocle pour être déclamé, Hérodote pour être récité, et Xénophon pour être lu. De ces différentes destinations de leurs ouvrages, devait naître une multitude de différences dans leur style. Il semble qu’Ennius écrivit tard, Salluste rarement, Tacite difficilement, Pline le jeune de bonne heure et souvent, Thucydide tard et rarement.

Térence était africain, et cependant il semble avoir été nourri par les grâces athéniennes.

Le miel attique est sur ses lèvres ; on croirait aisément qu’il naquit sur le mont Hymette.

Cicéron est, dans la philosophie, une espèce de lune. Sa doctrine a une lumière fort douce, mais d’emprunt, lumière toute grecque, que le romain a adoucie et affaiblie.

Cicéron, dans son érudition, montre plus de goût et de discernement que de véritable critique.

Aucun écrivain n’eut, dans l’expression, plus de témérité que Cicéron. On le croit circonspect et presque timide ; jamais langue, pourtant, ne le fut moins que la sienne. Son éloquence est claire ; mais elle coule à gros bouillons et cascades, quand il le faut.

Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole ; Cicéron les aimait toutes.

On trouve, dans Catulle, deux choses dont la réunion est ce qu’il y a de pire au monde : la mignardise et la grossièreté. En général, cependant, l’idée principale de chacune de ses petites pièces est d’une tournure heureuse et naïve ; ses airs sont jolis, mais son instrument est baroque.

Horace contente l’esprit, mais il ne rend pas le goût heureux. Virgile satisfait autant le goût que la réflexion. Le souvenir de ses vers est aussi délicieux que leur lecture.

Il n’y a pas dans Horace une tournure, et, pour ainsi dire, un mot dont Virgile eût voulu se servir, tant leurs styles sont différents.

Ce sont les symétries du style de Sénèque qui le font citer.

Pline le jeune soignait ses mots, mais il ne soignait pas ses pensées.

ôtez sa bile à Juvénal, et à Virgile sa sagesse : vous aurez deux mauvais auteurs.

Plutarque, dans ses morales, est l’Hérodote de la philosophie.

Je regarde les vies des hommes illustres comme un des plus précieux monuments que l’antiquité nous ait légués. Ce qui a paru de plus grand dans l’espèce humaine s’y montre à nos yeux, et ce que les hommes ont fait de meilleur, nous y sert d’exemple. La sagesse antique est là tout entière. Je n’ai pas pour l’écrivain l’estime que j’ai pour sa compilation. Louable de mille vertus, lui qui ne laissait vendre ni ses vieux esclaves, ni les animaux que le travail ou des accidents avaient mutilés à son service, il ne l’est pas de cette pusillanimité qui le laisse flotter entre les opinions des philosophes, sans avoir le courage de les contredire ou de les appuyer, et qui lui donne, pour tous les hommes célèbres, le respect qu’on ne doit qu’à ceux qui furent vertueux ou justes. Il fait luire un jour doux même sur les crimes.

Avec un excellent jugement, Plutarque a cependant une singulière frivolité d’esprit.

Tout ce qui l’amuse, l’attire et l’occupe. C’est un maître écolier, dans la force de ses études.

Je ne dis rien de sa crédulité. Il ne faut pas blâmer, à cet égard, ceux qui écrivent les faits dont le philosophe doit se servir pour composer l’histoire.

La pensée de Plutarque, dans ses morales, se teint de la pourpre de tous les autres livres.

Il y dit ce qu’il sait plutôt que ce qu’il pense.

XLV.

* Plutarque, en interprétant Platon, est plus clair que lui, et cependant il a moins de lumière et cause à l’âme moins de joie.

XLVI.

Le style de Tacite, quoique moins beau, moins riche en couleurs agréables et en tournures variées, est pourtant plus parfait peut-être que celui de Cicéron même ; car tous les mots en sont soignés, et ont leur poids, leur mesure, leur nombre exact ; or, la perfection suprême réside dans un ensemble et dans des éléments parfaits.

XLVII.

* Il ne faut pas seulement chercher dans Tacite l’orateur et l’écrivain, mais le peintre, peintre de faits et de pensées inimitable.

XLVIII.

Dans les narrations de Tacite, il y a un intérêt de récit, qui ne permet pas de peu lire, et une profondeur, une grandeur d’expression, qui ne permettent pas de lire beaucoup. L’esprit, comme partagé entre la curiosité qui l’entraîne et l’attention qui le retient, éprouve quelque fatigue : * l’écrivain s’empare en effet du lecteur jusqu’à le violenter.

XLIX.

Le style de Tacite était propre à peindre les âmes noires et les temps désastreux.


II.

ÉCRIVAINS RELIGIEUX.


I.

* Saint Thomas et saint Augustin sont l’Aristote et le Platon de la théologie. Mais saint Thomas est plus Aristote que Saint Augustin n’est Platon.

II.

* Le style de saint Jérôme brille comme l’ébène.

III.

Pascal a le langage propre à la misanthropie chrétienne, misanthropie forte et douce. Comme peu ont ce sentiment, peu aussi ont eu ce style. Il concevait fortement ; mais il n’a rien inventé, c’est-à-dire, rien découvert de nouveau en métaphysique.

La plupart des pensées de Pascal, sur les lois, les usages, les coutumes, ne sont que les pensées de Montaigne, qu’il a refaites.

Derrière la pensée de Pascal, on voit l’attitude de cet esprit ferme et exempt de toute passion. C’est là surtout ce qui le rend très-imposant.

Nicole est un Pascal sans style. Ce n’est pas ce qu’il dit, mais ce qu’il pense, qui est sublime ; il ne l’est pas par l’élévation naturelle de son esprit, mais par celle de ses doctrines.

On ne doit pas y chercher la forme, mais la matière, qui est exquise. Il faut le lire avec un désir de pratique.

Dans les essais de Nicole, la morale de l’évangile est peut-être un peu trop raffinée par des raisonnements subtils. Dans le style de Bossuet, la franchise et la bonhomie gauloises se font sentir avec grandeur.

Il est pompeux et sublime, populaire et presque naïf.

Voltaire est clair comme de l’eau, et Bossuet comme le vin ; mais c’est assez : il nourrit et il fortifie.

Bossuet emploie tous nos idiomes, comme Homère employait tous les dialectes. Le langage des rois, des politiques et des guerriers ; celui du peuple et du savant, du village et de l’école, du sanctuaire et du barreau ; le vieux et le nouveau, le trivial et le pompeux, le sourd et le sonore : tout lui sert ; et de tout cela il fait un style simple, grave, majestueux.

Ses idées sont, comme ses mots, variées, communes et sublimes. Tous les temps et toutes les doctrines lui étaient sans cesse présents, comme toutes les choses et tous les mots. C’était moins un homme qu’une nature humaine, avec la tempérance d’un saint, la justice d’un évêque, la prudence d’un docteur et la force d’un grand esprit.

Fénelon habite les vallons et la mi-côte ; Bossuet, les hauteurs et les derniers sommets.

L’un a la voix de la sagesse, et l’autre en a l’autorité ; l’un en inspire le goût ; mais l’autre la fait aimer avec ardeur, avec force, et en impose la nécessité.

Fénelon sait prier, mais il ne sait pas instruire. C’est un philosophe presque divin et un théologien presque ignorant.

M De Beausset dit de Fénelon : « il aimait « plus les hommes qu’il ne les connaissait. » ce mot est charmant ; il est impossible de louer avec plus d’esprit ce qu’on blâme, ou de mieux louer en blâmant.

Fénelon laisse plus souvent tomber sa pensée qu’il ne la termine. Rien en lui n’est assez moulé. Le style du Télémaque ressemble à celui d’Homère, mais de l’Homère de madame Dacier.

Les pensées de Fénelon sont traînantes, mais aussi elles sont coulantes.

Fénelon nage, vole, opère dans un fluide ; mais il est mou ; il a plutôt des plumes que des ailes. Son mérite est d’habiter un élément pur. Dans ses préceptes, il ne parle que de véhémence, et il n’en a point. Oh ! Qu’il eût bien mieux dit, s’il eût parlé d’élévation et de délicatesse, qualités par lesquelles il excelle ! Je lui attribue de l’élévation, non qu’il se porte et qu’il se tienne jamais très-haut, mais parce qu’il ne touche presque jamais la terre.

Il est subtil, il est léger, mais d’une subtilité de nature, et non de pratique. Cet esprit demi-voilé et entrevu, … qualem primo qui surgere mense aut videt, aut vidisse putat per nubila lunam, plaît à la fois par le mystère et la clarté. Ce qui impatiente, c’est qu’on l’a loué jusqu’ici sans précision, et avec une exagération peu conforme à ses goûts, à sa manière, aux règles de sa poétique et de sa critique. Ordinairement ce qu’il dit échappe à la mémoire, mais n’échappe pas au souvenir ; je veux dire, qu’on ne se rappelle pas ses phrases, mais qu’on se souvient du plaisir qu’elles ont fait. Cette perfection de style, qui consiste à incorporer de telle sorte la parole avec la pensée, qu’il soit impossible de se rappeler l’une sans l’autre, n’est pas la sienne ; mais il en a une autre : sa construction molle indique l’état de son âme, la douceur de son affection. Si l’on y voit moins bien ses pensées, on y voit mieux ses sentiments.

Fénelon avait cet heureux genre d’esprit, de talent et de caractère, qui donne infailliblement de soi, à tout le monde, l’idée de quelque chose de meilleur que ce qu’on est. C’est ainsi qu’on attribue à Racine ce qui n’appartient qu’à Virgile, et qu’on s’attend toujours à trouver, dans Raphaël, des beautés qui se rencontrent plus souvent, peut-être, dans les œuvres de deux ou trois peintres que dans les siennes.

Fénelon eut le fiel de la colombe, dont ses reproches les plus aigres imitaient les gémissements ; et parce que Bossuet parlait plus haut, on le croyait plus emporté. L’un avait plus d’amis, et, pour ainsi parler, plus d’adorateurs que l’autre, parce qu’il avait plus d’artifices. Il n’y a point d’ensorcellement sans art et sans habileté. L’esprit de Fénelon avait quelque chose de plus doux que la douceur même, de plus patient que la patience. Un ton de voix toujours égal, et une douce contenance toujours grave et polie, ont l’air de la simplicité, mais n’en sont pas. Les plis, les replis et l’adresse qu’il mit dans ses discussions, pénétrèrent dans sa conduite. Cette multiplicité d’explications ; cette rapidité, soit à se défendre tout haut, soit à attaquer sourdement ; ces ruses innocentes ; cette vigilante attention pour répondre, pour prévenir, et pour saisir les occasions, me rappellent, malgré moi, la simplicité du serpent, tel qu’il était dans le premier âge du monde, lorsqu’il avait de la candeur, du bonheur et de l’innocence : simplicité insinuante, non insidieuse cependant ; sans perfidie, mais non sans tortuosité.

De Saci a rasé, poudré, frisé la bible ; mais au moins il ne l’a pas fardée. L’abbé Fleury est à Fénelon ce que Xénophon est à Platon, un demi-Fénelon, un Fénelon rustique.

Il n’y a, en Bourdaloue, ni précision parfaite, ni volubilité.

Tout est pratique dans les idées du judicieux Bourdaloue.

Il faut admirer, dans Fléchier, cette élégance où le sublime s’est caché ; cet éclat tempéré à dessein ; cette beauté qui s’est voilée ; cette hauteur qui se réduit au niveau du commun des hommes ; ces formes vastes, et qui occupent si peu d’espace ; ces phrases qui, dans leur brièveté, ont tant de sens ; ces pensées profondes, aussi limpides, aussi claires que ce qui est superficiel ; cet art enfin où la nature est tout entière. Mais on voudrait plus de franchise, un plus haut vol.

XXIV.

Le plan des sermons de Massillon est mesquin ; mais les bas-reliefs en sont superbes.

XXV.

Massillon gazouille du ciel je ne sais quoi qui est ravissant.


III.

MÉTAPHYSICIENS.


I.

Bacon porta son imagination dans la physique, comme Platon avait porté la sienne dans la métaphysique ; aussi hardi et aussi hasardeux à établir des conjectures, en invoquant l’expérience, que Platon était magnifique à étaler des vraisemblances. Platon, du moins, donne ses idées pour des idées ; mais Bacon donne les siennes pour des faits. Aussi trompe-t-il en physique plus que l’autre ne trompe en métaphysique. Voyez son histoire de la vie et de la mort. Tous deux, au reste, étaient de grands et beaux esprits. Tous deux ont fait un grand chemin dans les espaces littéraires ; Bacon d’un pied léger et ferme, Platon avec de grandes ailes.

Hobbes était, dit-on, humoriste ; je n’en suis pas surpris. C’est la mauvaise humeur surtout qui rend l’esprit et le ton décisifs ; c’est elle qui nous porte irrésistiblement à concentrer nos idées. Elle abonde en expressions vives ; mais, pour devenir philosophique, il faut qu’elle naisse uniquement de la déraison d’autrui, et non pas de la nôtre ; du mauvais esprit du temps où l’on vit, et non de notre mauvais esprit.

Descartes semble vouloir dérober son secret à la divinité, comme on dit que Prométhée déroba aux dieux le feu du ciel, afin d’introduire et de multiplier les arts sur la terre.

Cela est si vrai, qu’une hypothèse à l’aide de laquelle on peut arriver à ce but, lui paraît, de son propre aveu, aussi utile, aussi belle, aussi précieuse que la vérité même. Il n’y a pas d’homme à qui la probabilité ait plus suffi, pour déterminer ses opinions, pourvu que cette probabilité fût établie sur des raisons qui lui fussent propres.

Tout est tellement plein dans le système de Descartes, que la pensée même ne peut s’y faire jour et y trouver place. On est toujours tenté de crier, comme au parterre : de l’air ! De l’air ! On étouffe, on est moulu ! Locke a raisonné avec une sorte de rigueur plus adroite que sincère et ingénue. Il a abusé de la simplicité et de la bonne foi des scolastiques. C’est un philosophe sournois.

Leibnitz est plus franc, plus sincère, plus éclairé.

Parmi les hommes qui ont quelque grandeur, il passe Locke de toute la tête.

Le livre de Locke est imparfait. Son sujet n’y est point tout entier, parce que l’auteur ne l’avait pas dans l’esprit par avance. Il se jette sur des parcelles, qu’il divise et subdivise à l’infini. Il quitte le tronc pour les branches, et son ouvrage est trop rameux. Locke se montre presque toujours logicien inventif, mais mauvais métaphysicien, antimétaphysicien. Il n’était pas seulement, en effet, dépourvu de métaphysique : il en était incapable et ennemi. Bon questionneur, bon tâtonneur, mais sans lumière, c’est un aveugle qui se sert bien de son bâton.

Malebranche a fait une méthode pour ne pas se tromper, et il se trompe sans cesse. On peut dire de lui, en parlant son langage, que son entendement avait blessé son imagination.

Tout occupé des vérités de sa chère physique, il veut absolument en faire naître la morale.

Toutes ses explications sont d’un matérialiste, quoique tous ses sentiments et toutes ses doctrines fussent opposées au matérialisme.

Ce Malebranche est bien hardi à se moquer des hardiesses ! Les siennes ont plus d’excès que toutes celles qu’il reprend. Il y a pourtant en lui des choses admirables ; mais ce n’est pas ce qu’on en a cité. Il semble, au surplus, que son esprit ne soit parvenu à ce qu’il y a de bon dans son livre, que par induction, et par forme de conséquence des principes cartésiens. Son indépendance des opinions de Descartes est toute cartésienne. Il est rebelle par fidélité.

Malebranche me semble avoir mieux connu le cerveau que l’esprit humain.

Tout ricanement déplacé vient de petitesse de tête, et Malebranche en a de tels.

Le mot de beau, pris substantivement, ne se trouve pas une seule fois dans Malebranche.

Il paraît qu’il n’en avait jamais eu l’idée. Le beau étant, en effet, le bien de l’imagination, et cette faculté lui paraissant essentiellement nuisible, son bien devait lui sembler un véritable mal.

Leibnitz ne s’arrêtait pas assez aux vérités qu’il découvrait ; il passait outre, et allait trop tôt et trop vite en chercher de nouvelles. Il y avait en lui de cette légèreté qui fait qu’on voit de loin, mais qu’on ne regarde rien fixement.

Condillac est plein de demi-vérités ; de sorte qu’il n’est au pouvoir de l’esprit, ni de lui refuser toute attention, ni de lui en donner une entière. C’est là ce qui le rend fatigant. On éprouve, en le lisant, une sorte de malaise et de tiraillement. La pensée est perpétuellement, avec lui, dans une fausse position.

Condillac parle beaucoup de la pensée, et la connaît assez bien ; mais il n’a pas entrevu l’âme. C’est le Saunderson de la métaphysique.

Condillac me semble substituer un cerveau artificiel et mécanique, à un cerveau vivant et naturel. Je méprise cet homme par synthèse ; ne me questionnez donc pas par analyse.

Kant paraît s’être fait à lui-même un langage pénible, et comme il lui a été pénible à construire, il est pénible à entendre. De là vient sans doute qu’il a pris souvent son opération pour sa matière. Il a cru se construire des idées, en ne se construisant que des mots. Ses phrases et ses appréhensions ont quelque chose de tellement opaque, qu’il ne lui était guère possible de ne pas croire qu’il s’y trouvait quelque solidité. Nos transparences et nos légèretés nous trompent moins. Il y a un sujet à traiter ; le voici : « des tromperies que l’esprit « se fait à lui-même, selon la nature du « langage qu’il emploie. » on est perpétuellement tenté de dire à Kant : « dégagez l’inconnue " ; on ne la voit jamais.

Kant a toujours devant les yeux quelque lueur, mais jamais aucune clarté : « je me « pique », dit-il quelque part, " d’ignorer ce « que tout le monde sait. » il est, au reste, doué de la faculté de se représenter longtemps ses propres abstractions, et de leur donner à ses yeux de la consistance et une durée presque absolue. Il a une grande puissance et une grande patience d’attention. Esprit tenace, il est par là devenu propre à établir très-bien certains principes généraux de la morale. Il semble croire que nous avons, dans nos idées, quelque chose de plus invariable et de plus indestructible que dans nos sentiments et dans nos penchants naturels eux-mêmes. Voilà pourquoi il regarde le mot devoir comme un mot si fort et si important. Toute bonté lui paraît molle et presque fluide ; tout sens du droit lui semble inflexible, et il en tire la règle.

Saint-Martin a la tête dans le ciel, mais dans un ciel nébuleux et noir, d’où s’échappent quelques éclairs, qui ne laissent voir que des nuées. Il s’élève aux choses divines, avec des ailes de chauve-souris.

Azaïs a entendu en songe quelques paroles sans liaison, dont il remplit mal les intervalles.

C’est le bonhomme Her De Platon.


IV.

PROSATEURS, PHILOSOPHES, PUBLICISTES, ETC.


I.

Toute l’ancienne prose française fut modifiée par le style d’Amyot et le caractère de l’ouvrage qu’il avait traduit. Il n’y eut plus que des scoliastes. Plutarque lui-même n’est pas autre chose : scoliaste, non de mots, mais de pensées.

II.

En France, la traduction d’Amyot est devenue un ouvrage original, * dont on aime à citer le texte.

III.

L’abbé Arnaud, avec des vérités, du savoir, et des observations quelquefois très-fines et très-solides, donne du génie et de la littérature grecs une idée parfaitement fausse.

IV.

* Balzac, Lemaître, Patru ont dans le style un caractère plus contemplatif qu’animé. Platon peut-être n’en aurait pas fait peu de cas, lui qui estimait tant Isocrate.

Balzac, un de nos plus grands écrivains, et le premier entre les bons, si l’on consulte l’ordre des temps, est utile à lire, à méditer, et excellent à admirer ; il est également propre à instruire et à former, par ses défauts et par ses qualités. Souvent il dépasse le but ; mais il y conduit : il ne tient qu’au lecteur de s’y arrêter, quoique l’auteur aille au-delà.

Balzac ne sait pas rire ; mais il est beau, quand il est sérieux.

Les beaux mots ont une forme, un son, une couleur et une transparence qui en font le lieu convenable où il faut placer les belles pensées, pour les rendre visibles aux hommes.

Ainsi leur existence est un grand bien, et leur multitude un trésor ; or, Balzac en est plein : lisez donc Balzac. Plein de belles pensées et de belles raisons, Balzac habite constamment les hautes régions de la pensée et de la langue. Grand artisan de la parole, il introduisit la pompe et les hauteurs du style noble dans le style familier ; ses phrases ont presque toujours un beau son et un beau sens ; mais il a raison trop magnifiquement, et ne sait pas assez se jouer de ses grands mots.

Ce qui a manqué à Balzac, c’est de savoir mêler les petits mots avec les grands. Tout, dans son style, est construit en blocs ; mais tout y est de marbre, et d’un marbre lié, poli, éclatant.

L’emphase de Balzac n’est qu’un jeu, car il n’en est jamais la dupe. Ceux qui le censurent avec amertume et gravité, sont des gens qui n’entendent pas la plaisanterie sérieuse, et qui ne savent pas distinguer l’hyperbole de l’exagération, l’emphase de l’enflure, la rhétorique d’un homme de la sincérité de son personnage, enfin ce qui tient à l’art de ce qui tient à l’artiste.

On peut donner de la simplicité à la richesse ; il faut le faire même dans tous les genres. On peut aussi, comme La Fontaine, donner de la richesse à la simplicité ; mais cela n’est permis qu’en badinant. C’est à quoi Balzac a manqué.

Mézerai, qu’on pourrait appeler le dernier des gaulois, n’avait pas une idée juste de la liberté de l’histoire. Il fut plutôt un écrivain hardi qu’un historien savant et sage.

D’Aguesseau a trop d’égalité dans la marche de sa raison.

Il n’y a rien de si clair que le badinage, rien de si leste et de si gai que le libertinage d’esprit. Le badinage du comte de Grammont et d’Hamilton est moins élégant que celui de Voltaire ; mais il est plus exquis, plus agréable, plus parfait. Dans Montesquieu il y a des idées, mais il n’y a pas de sentiments politiques. Tous ses ouvrages ne sont que des considérations. C’est par les sentiments politiques cependant que les états ont une âme et de la vie. Hors de là, les empires n’ont qu’un mouvement dont le ressort n’est pas en eux.

La tête de Montesquieu est un instrument dont toutes les cordes sont d’accord, mais qui est trop monté et rend des sons trop aigus.

Quoiqu’il n’exécute rien contre les règles, il a, dans ses vibrations trop continues et trop précipitées, quelque chose d’au-delà de toutes les clefs d’une belle et sage musique.

Montesquieu fut une belle tête sans prudence.

Il sort perpétuellement de l’esprit de Montesquieu, des étincelles qui éblouissent, qui réjouissent, qui échauffent même, mais qui éclairent peu. C’est un esprit plein de prestiges ; il en aveugle ses lecteurs. On apprend plus à être roi dans une page du prince que dans les quatre volumes de l’esprit des lois.

Montesquieu avait les formes propres à s’exprimer en peu de mots ; il savait faire dire aux petites phrases de grandes choses.

La phrase vive de Montesquieu a été longtemps méditée ; ses mots, légers comme des ailes, portent des réflexions graves. Il y a en lui des élans, comme pour sortir d’une profondeur.

Voltaire a répandu dans le langage une élégance qui en bannit la bonhomie. Rousseau a ôté la sagesse aux âmes, en leur parlant de la vertu. Buffon remplit l’esprit d’emphase.

Montesquieu est le plus sage ; mais il semble enseigner l’art de faire des empires ; on croit l’apprendre en l’écoutant, et toutes les fois qu’on le lit, on est tenté d’en construire un. Voltaire eut l’esprit mûr vingt ans plus tôt que les autres hommes, et le conserva dans sa force trente ans plus tard. L’agrément que nos idées prêtent quelquefois à notre style, son style le prêtait à toutes ses idées.

Voltaire conserva toute sa vie, dans le monde et dans les affaires, une très-forte impression de l’esprit de ses premiers maîtres.

Impétueux comme un poëte, et poli comme un courtisan, il savait être insinuant et rusé comme un jésuite. Personne n’a observé plus soigneusement, mais avec plus d’art et de mesure, la fameuse maxime dont il s’est tant moqué : se faire tout à tous. il avait le besoin de plaire, plus encore que celui de dominer, et trouvait plus de plaisir à mettre en jeu ses séductions que sa force. Il mit surtout un grand soin à ménager les gens de lettres, et ne traita jamais en ennemis que les esprits qu’il n’avait pu gagner.

Voltaire, esprit habile, adroit, faisant tout ce qu’il voulait, le faisant bien, le faisant vite, mais incapable de se maintenir dans l’excellent. Il avait le talent de la plaisanterie, mais il n’en avait pas la science ; il ne sut jamais de quelles choses il faut rire, et de quelles il ne le faut pas. C’est un écrivain dont on doit éviter avec soin l’extrême élégance, ou l’on ne pensera jamais rien de sérieux.

à la fois actif et brillant, il occupait la région placée entre la folie et le bon sens, et il allait perpétuellement de l’une à l’autre.

Il avait beaucoup de ce bon sens qui sert à la satire, c’est-à-dire, une grande pénétration pour découvrir les maux et les défauts de la société ; mais il n’en cherchait point le remède. On eût dit qu’ils n’existaient que pour sa bile ou sa bonne humeur ; car il en riait ou s’en irritait, sans s’arrêter jamais à les plaindre.

Voltaire aurait lu avec patience trente ou quarante volumes in-folio, pour y trouver une petite plaisanterie irréligieuse. C’était là sa passion, son ambition, sa manie.

Voltaire est quelquefois triste ; il est ému ; mais il n’est jamais sérieux. Ses grâces mêmes sont effrontées. Il y a en lui du cadédis.

il est des défauts difficiles à apercevoir, qui n’ont pas été classés, déterminés, et qui n’ont pas de nom. Voltaire en est plein.

Voltaire connut la clarté, et se joua dans la lumière, mais pour l’éparpiller et en briser tous les rayons, comme un méchant. C’est un farfadet, que ses évolutions font quelquefois paraître un génie grave.

Voltaire avait le jugement droit, l’imagination riche, l’esprit agile, le goût vif, et le sens moral détruit.

Voltaire, dans ses écrits, n’est jamais seul avec lui-même. Gazetier perpétuel, il entretenait chaque jour le public des événements de la veille. Son humeur lui a plus servi, pour écrire, que sa raison ou son savoir.

Quelque haine ou quelque mépris lui a fait faire tous ses ouvrages. Ses tragédies mêmes ne sont que la satire de quelque opinion.

Mépriser et décrier, comme Voltaire, les temps dont on parle, c’est ôter tout intérêt à l’histoire qu’on écrit.

Voltaire est l’esprit le plus débauché, et, ce qu’il y a de pire, c’est qu’on se débauche avec lui. La sagesse, en contraignant son humeur, lui aurait incontestablement ôté la moitié de son esprit. Sa verve avait besoin de licence pour circuler en liberté. Et cependant jamais homme n’eut l’âme moins indépendante.

Triste condition, alternative déplorable, de n’être, en observant les bienséances, qu’un écrivain élégant et utile, ou d’être, en ne respectant rien, un auteur charmant et funeste ! Ceux qui le lisent tous les jours s’imposent à eux-mêmes, et d’une invincible manière, la nécessité de l’aimer. Mais ceux qui, ne le lisant plus, observent de haut les influences que son esprit a répandues, se font un acte d’équité, une obligation rigoureuse et un devoir de le haïr. Il est impossible que Voltaire contente, et impossible qu’il ne plaise pas.

Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux. On voit toujours en lui, au bout d’une habile main, un laid visage.

Cette autorité oratoire dont parlent les anciens, on la trouve dans Bossuet plus que dans tous les autres ; et, après lui, dans Pascal, dans La Bruyère, dans J-J Rousseau même ; mais jamais dans Voltaire.

Voltaire eut l’art du style familier. Il lui donna toutes les formes, tout l’agrément, toute la beauté même dont il est susceptible ; et parce qu’il y fit entrer tous les genres, son siècle abusé crut qu’il avait excellé dans tous.

Ceux qui le louent de son goût, confondent perpétuellement le goût et l’agrément : on ne le goûte point, mais on l’admire. Il égaie, il éblouit ; c’est la mobilité de l’esprit qu’il flatte, et non le goût.

Voltaire entre souvent dans la poésie, mais il en sort aussitôt ; cet esprit impatient et remuant ne saurait s’y fixer, même pour un instant.

Ses vers passent devant l’attention rapidement, et ne peuvent s’y arrêter, par l’impulsion de vitesse que l’esprit du poëte leur imprima, en les jetant sur le papier.

Je vois bien qu’un Rousseau, j’entends un Rousseau corrigé, serait aujourd’hui fort utile, et serait même nécessaire ; mais en aucun temps un Voltaire n’est bon à rien.

Voltaire a introduit et mis à la mode un tel luxe, dans les ouvrages de l’esprit, qu’on ne peut plus offrir les mets ordinaires que dans des plats d’or ou d’argent. Tant d’attention à plaire à son lecteur, annonce plus de vanité que de vertu, plus d’envie de séduire que de servir, plus d’ambition que d’autorité, plus d’art que de nature, et tous ces agréments exigent plutôt un grand maître qu’un grand homme.

Voltaire a, par son influence et le laps du temps, ôté aux hommes la sévérité de la raison.

Il a corrompu l’air de son siècle, donné son goût à ses ennemis mêmes, et ses jugements à ses critiques.

J-J Rousseau avait l’esprit voluptueux.

Dans ses écrits, l’âme est toujours mêlée avec le corps, et ne s’en sépare jamais. Aucun homme n’a fait mieux sentir que lui l’impression de la chair qui touche l’esprit, et les délices de leur hymen.

J-J Rousseau donna, si je puis ainsi m’exprimer, des entrailles à tous les mots, et y répandit un tel charme, de si pénétrantes douceurs, de si puissantes énergies, que ses écrits font éprouver aux âmes quelque chose d’assez semblable à ces voluptés défendues qui nous ôtent le goût et enivrent notre raison. Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux : c’est ce qu’on pourrait dire de J-J Rousseau, si l’on dépouillait ses pensées de leur faste, qu’on en essuyât les couleurs, qu’on en ôtât, pour ainsi dire, la chair et le sang qui s’y trouvent.

Donnez de la bile à Fénelon et du sang-froid à J-J Rousseau, vous en ferez deux mauvais auteurs. Le premier avait son talent dans sa raison, le second, dans sa folie. Tant que rien ne remua les humeurs de celui-ci, il fut médiocre : tout ce qui le rendait sage en faisait un homme vulgaire. Fénelon, au contraire, trouvait son génie dans sa sagesse.

Quand on a lu M De Buffon, on se croit savant. On se croit vertueux, quand on a lu Rousseau. On n’est cependant pour cela ni l’un ni l’autre.

Donner de l’importance, du sérieux, de la hauteur et de la dignité aux passions, voilà ce que J-J Rousseau a tenté. Lisez ses livres : la basse envie y parle avec orgueil ; l’orgueil s’y donne hardiment pour une vertu ; la paresse y prend l’attitude d’une occupation philosophique, et la grossière gourmandise y est fière de ses appétits. Il n’y a point d’écrivain plus propre à rendre le pauvre superbe.

On apprend avec lui à être mécontent de tout, hors de soi-même. Il était son Pygmalion.

L’esprit de Jean-Jacques habite le monde moral, mais non l’autre qui est au-dessus.

Une piété irréligieuse, une sévérité corruptrice, un dogmatisme qui détruit toute autorité : voilà le caractère de la philosophie de Rousseau.

La vie sans actions, toute en affections et en pensées demi-sensuelles ; fainéantise à prétention ; voluptueuse lâcheté ; inutile et paresseuse activité, qui engraisse l’âme sans la rendre meilleure, qui donne à la conscience un orgueil bête, et à l’esprit l’attitude ridicule d’un bourgeois de Neufchâtel se croyant roi ; le bailli suisse de Gessner, dans sa vieille tour en ruines ; la morgue sur la nullité ; l’emphase du plus voluptueux coquin, qui s’est fait sa philosophie, et qui l’expose éloquemment ; enfin le gueux se chauffant au soleil, et méprisant délicieusement le genre humain : tel est J-J Rousseau.

Je parle aux âmes tendres, aux âmes ardentes, aux âmes élevées, aux âmes nées avec un de ces caractères distinctifs de la religion, et je leur dis : « il n’y a que J-J « Rousseau qui puisse vous détacher de la religion, « et il n’y a que la religion qui puisse « vous guérir de J-J Rousseau. » Fontenelle. C’était une ombre d’homme qui n’avait qu’une ombre de voix. On ne l’entendait plus ; mais on l’écoutait avec soin. Il ressemblait au vieux Titon, quand il fut changé en cigale.

Buffon a du génie pour l’ensemble, et de l’esprit pour les détails. Mais il y a en lui une emphase cachée, un compas toujours trop ouvert.

Marmontel n’avait que l’esprit qu’il s’était fait. Singulier talent et bien singulier pouvoir que celui de se donner de l’esprit, quand on n’en a pas ! Les règles ont une raison qui est la règle des règles, et qui en détermine à la fois les limites et l’étendue. Les exceptions viennent de la raison des règles. Qui connaît le métier connaît les règles ; qui connaît l’art connaît la raison de ces règles, ou la sent et y obéit.

C’est là ce qui fait les modèles. La Harpe savait le métier, mais il ne savait rien de l’art.

La facilité et l’abondance avec lesquelles il parle le langage de la critique, lui donnent l’air habile ; mais il l’est peu. Cet élégant petit esprit n’était habitué qu’à juger des mots.

On voit qu’il est dépaysé, quand il s’agit des choses ; il chancelle, et, quelque bonne mine qu’il fasse, on sent qu’il n’est plus là sur son terrain. Aussi cherche-t-il à se raccrocher promptement à quelque passage de livre.

Thomas a la tête concave : tout s’y peint grossi et exagéré.

Raynal était amoureux de paroles et de grandisonance.

D’Alembert, dans son style, semble ne tracer que des figures géométriques.

Diderot et les philosophes de son école prenaient leur érudition dans leur tête, et leurs raisonnements dans leurs passions ou leur humeur.

Diderot est moins funeste que J-J Rousseau.

La plus pernicieuse des folies est celle qui ressemble à la sagesse.

Diderot ne vit aucune lumière, et n’eut que d’ingénieuses lubies. Il avait des idées fausses sur le but et les beautés de l’art ; mais il les a bien exprimées.

Condorcet, il est vrai, ne dit que des choses communes ; mais il a l’air de ne les dire qu’après y avoir bien pensé, et c’est là ce qui le distingue.

Il y a, dans les écrits de Cerutti, plus de vibrations que d’émotions ; on y sent le nerf plutôt que le cœur. Son élocution renferme plus de figures que d’images, et plus de feu que de chaleur. Ses pensées ont plus de lumière que d’éclat, et presque toutes ses opinions viennent plutôt d’éblouissement que de clarté. Il y a enfin, dans la marche de son esprit, plus de mouvement que de progrès. En tout, cet écrivain a peu de ce qui se communique ; car on n’aime et on ne reçoit avec plaisir la vibration que par l’émotion, la figure que par l’image, le feu que par la chaleur, et le mouvement littéraire que par le progrès.

Rivarol caresse les surfaces de la vérité ; mais il ne pénètre pas plus avant. Dans son discours préliminaire, il brode des obscurités, et couvre de ses filigranes la simplicité des questions qu’il soulève. En admettant comme solides les abstractions de Condillac, il a pris un brouillard pour une terre.

Rivarol avait plus d’urbanité que Voltaire.

Celui-ci pensait au public, tandis que l’autre ne pensait qu’aux délicats. On peut dire qu’il avait, en littérature, plus de volupté que d’ambition.

Il n’y a pas, dans les écrits de Rivarol, une grande fermeté de pensées, mais il y a une grande fermeté de diction. Son goût et son imagination, en le retenant dans les limites de ce qui peut plaire, sauvaient son esprit de bien des écarts. Aussi son expression est-elle ordinairement meilleure et plus saine que ses opinions.

Le système de Bernardin De Saint-Pierre n’est qu’un épicuréisme extatique, une morale gravement anacréontique. Ceux qui partagent ce système ne ramènent pas tout à Dieu, dans leurs mouvements religieux les plus vifs ; mais ils ramènent Dieu à eux, sorte d’égoïsme moral, par lequel, au lieu de se conformer à la règle, on ajuste la règle à soi.

Il y a, dans le style de Bernardin De Saint-Pierre, un prisme qui lasse les yeux. Quand on l’a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés, dans la campagne, qu’ils ne le sont dans ses écrits.

Ses harmonies nous font aimer les dissonances qu’il bannissait du monde, et qu’on y trouve à chaque pas. La nature a bien sa musique ; mais elle est rare heureusement.

Si la réalité offrait les mélodies que ces messieurs trouvent partout, on vivrait dans une langueur extatique, et l’on mourrait d’assoupissement.

Les Necker et leur école. Jusqu’à eux on avait dit quelquefois la vérité en riant ; ils la disent toujours en pleurant, ou du moins avec des soupirs et des gémissements. à les entendre, toutes les vérités sont mélancoliques.

Aussi M De Pange m’écrivait-il : « triste « comme la vérité. » aucune lumière ne les réjouit ; aucune beauté ne les épanouit ; tout les concentre. Leur poétique est héraclitienne.

Le style de M Necker est une langue qu’il ne faut pas parler, mais qu’il faut s’appliquer à entendre, si l’on ne veut pas être privé de l’intelligence d’une multitude de pensées utiles, importantes, grandes et neuves.

Madame Necker ne s’occupait des hommes et des événements que pour les comparer aux livres. Les littératures furent son monde.

Dupuis, dans tout son livre, est un savant en colère et furieux. Aussi se dément-il et se contredit-il le plus souvent, comme les hommes emportés et qui se fâchent.

L’abbé Barthlélemy fait minauder son esprit. Son érudition est fausse, et ment pour trop vouloir être agréable.

Le style de Dussault est un agréable ramage, où l’on ne peut démêler aucun air déterminé.

Que disaient-ils, que M De Bonald ne sait pas écrire ? Il sait écrire, et écrire parfaitement ; mais il ne sait pas plaire. On trouve souvent en lui des idées aimables et platoniques, unies au ton dogmatique, impérieux, austère, des raisonneurs de l’école moderne.

Il donne à ses expressions un rigorisme de sens qui tyrannise l’attention.

M De Bonald a besoin de la terre ; son esprit a des pieds, mais il n’a point d’ailes, ou il n’a du moins que des ailes fort courtes et qui ne lui servent qu’à marcher mieux et plus vite.

M De Bonald jette un filet sur les esprits, et ce filet a des couleurs ; mais il est tellement serré, qu’on ne peut rien voir au travers, lorsqu’une fois on est dedans.

On rencontre quelquefois chez M De Bonald de singulières conséquences. Il semble qu’on y tombe par un casse-cou, et l’esprit se sent quelque chose de démis.

Il n’y a souvent, dans ce qu’écrit M De Bonald, que l’attitude et l’insistance d’un homme qui affirme résolument. Il se trompe avec une force ! … c’est un gentillâtre de beaucoup d’esprit et de beaucoup de savoir, érigeant en doctrines ses premiers préjugés.

M De Beausset a retrouvé le fil perdu de la narration continue, ce fil ductile qui se plie et se replie en mille manières, sans se brouiller et sans se rompre. Une élégance simple, une facilité soignée, une modération vraie, rien de cherché, voilà ce qui est rare aujourd’hui, ou plutôt ce qu’on ne voit plus, et ce qui distingue éminemment cet écrivain. Dans Fénelon, il avait à enchâsser des perles, et il les a entourées plus richement. Dans Bossuet, il avait à montrer des blocs, et il les a isolés, cultivant les Muses sévères. Ses citations sont, dans le cours de son récit, comme des îles toutes pleines de monuments. En le lisant, on croit descendre un fleuve, par un beau temps, et au milieu d’un beau pays. Le siècle qu’il traverse, est montré à droite et à gauche. Il a rendu son caractère au genre tempéré, le seul qui soit classique et propre à nous ramener aux beautés saines qui charment l’âme, sans en altérer la lumière, sans la troubler par des passions. Mais on dirait, hélas ! qu’il faut au siècle présent des vertus molles, où il puisse soupçonner quelques blessures, des vertus malades, dont il puisse avoir pitié.


V.

POÈTES ET ROMANCIERS.


I.

Pétrarque adora pendant trente ans, non pas la personne, mais l’image de Laure ; tant il est plus facile de conserver ses sentiments et ses idées que ses sensations ! C’est ce qui faisait la fidélité des anciens chevaliers.

II.

Pétrarque estimait peu ses poésies italiennes qui l’ont immortalisé ; il leur préférait son latin. C’est que son siècle aimait le latin, et n’aimait pas encore l’italien.

III.

Le dic mihi, musa, manque aux nouvelles de Boccace. Il n’ajoute rien à ce qu’on lui a dit, et ses inventions ne dépassent jamais le champ formé par sa mémoire. Son récit finit où a fini le conte vulgaire ; il le respecte comme il respecterait la vérité. Le Tasse était sur son art un penseur profond, et ce serait un service à rendre aux lettres que d’examiner ses ouvrages en prose et ses principes littéraires. Ce caractère de penseur, au surplus, se montre même dans ses vers ; ils ont la forme qui conviendrait à des sentences. Le poëte, par les tournures de son style, ne ressemble pas aux poëtes anciens, mais il ressemble aux anciens sages.

Il y a cet inconvénient, dans les lettres de voiture, qu’il y montre son masque plutôt que son visage, ce qui les rend plus divertissantes d’abord, mais beaucoup moins longtemps intéressantes.

Très-agréable et très-ingénieux, il ressemble cependant un peu à ces portraits qui rient éternellement.

Et souvent avec Dieu balance la victoire.

C’est là le vice impardonnable du poëme de Milton.

On reproche à Corneille ses grands mots et ses grands sentiments ; mais pour nous élever, et ne pas être salis par les bassesses de la terre, il nous faut en tout des échasses.

Il peut y avoir, dans l’âme, un degré de hauteur inutile à la pratique des arts, à la beauté des ouvrages, mais non pas au respect que doit inspirer le mérite de l’auteur, démontré par son œuvre. Beaucoup plus parfait que Corneille, et moins grand, Racine doit être moins révéré.

Racine eut son génie en goût, comme les anciens. Son élégance est parfaite ; mais elle n’est pas suprême, comme celle de Virgile.

Racine est l’homme du monde qui s’entend le mieux à filer les mots, les sentiments, les pensées, les actions, les événements ; et chez lui, les événements, les actions, les pensées, les sentiments et les paroles, tout est de soie.

Pradon a quelquefois aussi des paroles de soie ; mais il ne faisait que brouiller.

Le talent de Racine est dans ses œuvres, mais Racine lui-même n’y est pas. Aussi s’en dégoûta-t-il.

tibiis acta ludis megalensibus : il me semble que je lis ces mots à la tête de toutes les tragédies de Racine.

Ceux à qui Racine suffit sont de pauvres âmes et de pauvres esprits ; ce sont des âmes et des esprits restés béjaunes et pensionnaires de couvent. Admirable, sans doute, pour avoir rendu poétiques les sentiments les plus bourgeois et les passions les plus médiocres, il ne tient lieu que de lui-même. C’est un écrivain supérieur, et, en littérature, c’est tout dire.

Mais ce n’est point un écrivain inimitable.

Pradon, lui-même, a fait beaucoup de vers pareils aux siens.

Boileau est un grand poëte, mais dans la demi-poésie.

Racine et Boileau ne sont pas des eaux de source. Un beau choix dans l’imitation fait leur mérite. Ce sont leurs livres qui imitent des livres, et non leurs âmes qui imitent des âmes.

Racine est le Virgile des ignorants.

Alfieri n’est qu’un forçat condamné par la nature aux galères du permesse italien.

Molière est comique de sang-froid ; il fait rire et ne rit pas ; c’est là ce qui constitue son excellence.

Molière s’est joué, dans tartuffe, de la forme des affections religieuses, et c’est là, sans doute, un grand mal.

Regnard est plaisant comme le valet, et Molière comique comme le maître.

Il y a, dans La Fontaine, une plénitude de poésie qu’on ne trouve nulle part dans les autres auteurs français. Il n’est pas bon de donner à certains mots une valeur qu’ils n’ont pas, et un sens qu’ils ne sauraient avoir, comme on l’a fait récemment du vers de La Fontaine : notre ennemi, c’est notre maître, en disant de Louis Xiv : il craint même, étrange faiblesse ! L’Homère du peuple bêlant, et mon La Fontaine le blesse d’un mot de son âne parlant.

La fable de l’âne et du vieillard est plus ancienne que l’histoire. Connue en Grèce sous le nom d’ésope, elle l’est, en orient et aux Grandes-Indes, sous ceux de Lokman et de Pilpay. Elle a, de temps immémorial, circulé dans le monde, sans y causer aucun désordre, et sans inquiéter les esprits les plus ombrageux.

Ni Crésus, ni Cyrus, ni Aureng-Zeb, ni Cha-Abbas, ni aucun potentat connu, avant l’année 1700, ne s’en sont trouvés offensés.

Il ne nous paraît pas probable que Louis Xiv en ait eu peur, et que le naïf La Fontaine ait fait trembler ce monarque, pour un vers mal interprété, lui qui ne put fâcher personne, lorsqu’il le voulut faire, et qui, malgré les trois querelles célèbres dans sa vie, n’eut jamais un seul ennemi qui ne l’appelât le bonhomme,

même après qu’il s’était vengé. Tant il se montra peu terrible, dans ses plus vifs ressentiments ! Tant il eut un génie heureux ! Tant sa bonté fut fortunée ! On dénigre l’enfant des muses, un enfant des neuf sœurs, enfant à barbe grise, quand, pour lui faire honneur, sans doute, mais à tort et à contre-temps, on l’érige ainsi tout à coup en épouvantail politique. On dégrade un monarque illustre, en le frappant d’un tel effroi. On déguise l’esprit du temps, et on le fait méconnaître, lorsqu’on place, sous un tel règne, de pareils effarouchements.

Le mot de l’âne n’attaque pas les empereurs plus que les pâtres, et les rois plus que les meuniers. En se l’appliquant à lui seul, Louis Xiv eût commis une usurpation dont son grand sens le rendit toujours incapable.

Tous les âniers de son royaume y avaient autant de droits que lui ; il tombe sur tout ce qui est maître ; et qui ne l’est pas, dans ce monde ? L’aveugle est maître de son chien, et, comme dit notre proverbe, charbonnier est maître chez lui. C’est, dans le monde, un mot d’humeur qu’exhale, dans ses lassitudes, la servitude impatientée, et qu’on lui pardonne aisément.

C’est, en littérature, un mot comique par son genre, qui est subalterne. C’est, dans l’auteur français, un mot plaisant ; car La Fontaine l’égaya avec un art qui lui est propre, lorsqu’il donna à l’animal qui profère cet apophthegme, et dont la bouche le décrie, il faut l’observer en passant, une épithète qui est gaillarde, et la bonne humeur d’un gourmand.

Ce mot sert de pendant à l’adage bourgeois : nos valets sont nos ennemis. ils se balancent et se contiennent l’un par l’autre. Le premier n’est pas plus un signe de rébellion, que le second un signe d’oppression et de tyrannie. Ce sont des mots de situation, et non pas de doctrine ; mots très-abusifs, très-malsonnants, mais sans aucune conséquence. En leur donnant de l’importance et une sorte de dignité, on s’expose à les introduire dans la société par l’histoire, et à les mettre ainsi à la portée de deux sortes d’esprits, qui peuvent être amusants, mais dont il ne faut pas entretenir la manie : je veux dire, ceux qu’une bile mal réglée rend frondeurs par tempérament, et ceux dont la légèreté, comme a si bien dit Saint-Lambert : craint le pilote et non l’orage.

Gardons-nous d’ôter aux hommes un des plus grands plaisirs du bon sens et de la raison, celui d’admirer ce qu’il y a de plus beau dans les spectacles politiques, l’autorité suprême en des mains fortes et capables de la porter. Quand le xviie siècle n’eût pas été éloigné, par sa morale et par ses mœurs, de faire servir la sagesse à blesser ceux qu’il respectait, il en eût été détourné par l’excellence de son goût. Tout ce que la disposition à l’insulte produit, n’est jamais beau que d’une sorte de beauté sombre, et qui ne peut donner un plaisir parfait, ni à l’écrivain qui l’a produit, ni au lecteur même qui l’admire. En faisant cet emploi de leur talent, les écrivains de ce temps n’auraient pu se contenter. Aussi évitaient-ils avec soin ce genre de mérite, que leurs successeurs ont tant recherché. Auteur aussi modeste, lorsqu’à la fin de son livre, il disait de la leçon qui le termine : je la présente aux rois, je la propose aux sages, qu’habitant paisible du monde et citoyen soumis à la loi de tous les pays, lorsqu’à propos d’un autre âne et des deux voleurs, il écrivait : l’âne, c’est quelquefois une pauvre province ; les voleurs sont tel et tel prince, comme le transylvain, le turc et le hongrois : au lieu de deux, j’en ai rencontré trois.

La Fontaine fut, de tous les hommes de son temps, le moins enclin à tout attentat, même indirect, contre la majesté royale. Incapable de cet orgueil qui se repaît de sa propre audace et se sert à lui-même de spectacle, et de ce courage qui n’est que la peur surmontée d’un danger créé à plaisir, il ne songeait qu’à exprimer l’utile et l’agréable, sans aucun retour sur lui-même, et sans aucune application directe. Le fablier se couvrit de ses fleurs, exhala ses parfums et porta ses fruits, sans blesser jamais d’aucune épine les mains qui s’empressaient à les cueillir.

Les vers de J-B Rousseau sont trop pensés.

leur harmonie est plus exacte qu’agréable. Il chante juste, mais non pas divinement.

Le talent de J-B Rousseau remplit l’intervalle qui se trouve entre La Mothe et le vrai poëte.

Piron. C’est un poëte qui jouait bien de sa guimbarde.

L’abbé Delille n’a dans la tête que des sons et des couleurs ; mais voyez l’usage qu’il en fait ! Delille moule assez fortement les vers, mais il ne les anime pas.

Les géorgiques de Delille me semblent être les géorgiques d’Ovide.

Des blasphèmes mielleux, ou plutôt des ordures vernissées, d’où le blasphème découle avec douceur, comme un miel empoisonné, voilà Parny. Le puritas impuritatis de Juste Lipse, est fait pour lui. Il a le cœur et l’âme eunuques. Son impuissance sans doute a quelque grâce ; mais il ne se montre insinuant que parce qu’il est énervé.

La sophistique littéraire est l’art de farder les pensées par des mots. Les mots fardent les pensées, quand ils leur donnent de l’éclat, sans y ajouter de la beauté. Il y a un lustre nécessaire à un bon style, qui n’est pas précisément du fard ; il n’est que de la propreté.

Le style a quelquefois un éclat semblable à celui des métaux. Ceux qui l’emploient ne fardent pas, à proprement parler, mais ils dorent ce qu’ils disent. On croirait qu’ils écrivent avec une encre plus luisante, ou qu’ils ont jeté, sur leur encre encore fraîche, de la poudre de diamants ou de la poussière d’ailes de papillons.

Tout cela ne va ni à l’âme ni au goût, mais s’arrête aux yeux de l’esprit, qui, d’abord ébloui, en est insensiblement fatigué. Esménard offre un exemple perpétuel de cette espèce d’artifice.

On dit que les allemands ont excellé dans le genre pastoral : cela n’est pas vrai. Ils s’y sont appliqués, l’ont affecté, l’ont contrefait ; mais ils n’y ont point excellé. Dans leurs pastorales, il n’y a de pastoral que les mots. Leurs bergers sont plus grimaciers que ceux de Fontenelle ; ils minaudent la vertu, l’innocence et les mœurs champêtres ; ils affectent la simplicité, bien plus que Fontenelle n’affectait la finesse et la galanterie ; ils parodient l’âge d’or.

Je suis effrayé de dire, mais très-fondé à assurer, que jamais homme n’eut un esprit moins naturel et moins naïf que Gessner. Ses ouvrages sont de la mauvaise poésie, fardée avec de la morale. Il n’a de naturel ni dans ses poëmes, ni dans ses lettres à son fils ; et malgré sa réputation de bonhomie, et sa physionomie un peu rustique, je suis sûr que, même dans sa conversation familière et domestique, il y avait de l’affectation, l’affectation de cette bonhomie qu’on lui attribue à un degré supérieur.

C’était un suisse, un paysan, un allemand précieux, un petit maître d’Arcadie.

Cervantes a, dans son livre, une bonhomie bourgeoise et familière, à laquelle l’élégance de Florian est antipathique. En traduisant Don Quichotte, Florian a changé le mouvement de l’air, la clef de la musique de l’auteur original. Il a appliqué aux épanchements d’une veine abondante et riche, les sautillements et les murmures d’un ruisseau : petits bruits, petits mouvements, très-agréables sans doute, quand il s’agit d’un filet d’eau resserré, qui roule sur des cailloux, mais allure insupportable et fausse, quand on l’attribue à une eau large, qui coule à plein canal sur un sable très-fin.

On peut dire des romans de Le Sage, qu’ils ont l’air d’avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la comédie.

Berquin excella dans un art où personne, avant lui, n’avait prétendu exceller, celui de parler aux enfants le langage le plus propre à leur plaire, et dont leur jeune esprit s’est fait secrètement un modèle. Cet âge, comme tous les autres, a son idiome, et cet idiome a ses élégances. Son caractère est d’être mêlé de justesse et de naïveté. Cette langue qui leur est particulière, les enfants savent la trouver dans la langue commune, et sont industrieux à l’en extraire. C’est une chose à remarquer que le nombre de mots qui, dans les langues même les plus ingrates, servent à signifier les mêmes pensées ou les mêmes objets, surtout lorsqu’il s’agit des qualités et des sentiments. Chaque couleur n’a pas plus de nuances, que n’en a chaque manière d’exprimer une même chose.

Observez les êtres humains, que l’éducation n’a pas soumis à l’uniformité, et vous verrez avec quelle variété, non-seulement chaque idiome, mais chaque dialecte est parlé. Les pauvres surtout et les enfants s’en forment un, composé d’expressions toutes très-connues, et qu’ils arrangent cependant d’une manière si nouvelle, que celles de l’enfant se ressentent toujours de son âge, comme celles du pauvre de sa fortune. Les uns et les autres, se plaisant à oublier leur misère et leur faiblesse, aiment quelquefois à entendre parler magnifiquement ; mais si l’on entretient les enfants de leurs jeux, et les pauvres de leur misère, on ne les contente qu’en en parlant comme ils voudraient en parler eux-mêmes, c’est-à-dire, naïvement et pathétiquement. Encore faut-il, pour les satisfaire, être naïf et pathétique avec plus de raison et d’élégance qu’ils ne pourraient l’être eux-mêmes ; il faut qu’on réalise à leur oreille et à leur esprit, le modèle idéal que chacun d’eux porte secrètement en soi. C’est là ce que Berquin a fait pour ses petits amis. On a dit de lui avec beaucoup de vérité : de l’enfance naïve observateur fidèle, il parla son langage en s’exprimant mieux qu’elle, et ce n’est pas seulement son langage qu’il sait imiter ; il peint, avec plus d’exactitude encore et de perfection, ses manières et ses humeurs : en sorte qu’il offre en même temps aux enfants le tableau de ce qu’ils imaginent, et celui de ce qu’ils font. Il leur donne à la fois le plaisir du modèle et celui du miroir.

Madame De Genlis a peint, en général, des figures humaines. Quelquefois cependant elle a fait des demi-monstres ; mais je connais d’elle des demi-anges qui m’ont ravi. Si elle a suivi ou donné de fort mauvais exemples, elle ne l’a pas approuvé. Elle recommande la règle, peut-être même avec aigreur. Enfin, malgré quelques écarts répréhensibles, qu’on peut et qu’on doit reprocher à ses écrits, par habitude et par principes, sa plume est prude, et son génie collet-monté.

XXXV.

Il y a dans le monde une femme d’une âme vaste et d’un esprit supérieur..... Madame de Staël était née pour exceller dans la morale ; mais son imagination a été séduite par quelque chose qui est plus brillant que les vrais biens : l’éclat de la flamme et des feux l’a égarée. Elle a pris les fièvres de l’âme pour ses facultés, l’ivresse pour une puissance, et nos écarts pour un progrès. Les passions sont devenues à ses yeux une espèce de dignité et de gloire. Elle a voulu les peindre comme ce qu’il y a de plus beau, et, prenant leur énormité pour leur grandeur, elle a fait un roman difforme.

XXXVI.

* Il y a, dans la Corinne de madame de Staël, un besoin de philosopher qui gâte tout.


VI.

SUR QUELQUES ROMANS DU TEMPS.


Dans les romans, vus du côté de l’art, il s’agit d’une flamme à peindre, et l’on y peint un brasier. Réaliser, en effet, les destinées que ces dames imaginent, ce serait jeter une vie en enfer.

Pour être beau et pour intéresser, il faut que le malheur vienne du ciel, ou que du moins il tombe de haut. Ici, il frappe d’en bas et de trop près : les malheureux l’ont dans le sang.

La tragédie a ses malheurs ; mais ils sont finement tissus ; ils sont d’un autre temps, d’un autre monde, ils ont peu de poids, peu de corps, et ne durent qu’un moment ; ils intéressent. Ici, le malheur est présent ; il est durable ; il est de fer, et grossièrement fabriqué ; il fait horreur.

On aime assez les catastrophes ; mais on n’aime pas les supplices. Or, on ne nous donne là que les martyrs de l’amour, les uns étendus sur le chevalet de l’attente, d’autres déchirés de remords, tous avec une passion qui leur dévore le cœur. Malgré toutes les belles qualités dont on étale pompeusement les noms sur ces théâtres, il est très-vrai de dire qu’on y voit moins des événements déplorables que des personnages mal nés. Aussi on les plaint peu, ou, si on les plaint, on les plaint mal.

Quelques-uns ont dit : « la vie humaine est « une toile noire où se mêlent quelques fils « blancs " ; d’autres : « c’est une toile blanche « où se mêlent quelques fils noirs. » dans ces romans, la vie humaine est une toile rouge et noire ; le mal y est seul, ou n’est mêlé que de mal.

Qu’on se représente une terre qui dévore ses habitants ; un ciel sans astres, où l’on ne voit que des éclairs ; un sol brûlé, où ne tombe aucune rosée ; enfin, un horizon d’airain, où les noms des plus belles choses retentissent en grondant, avec un son lugubre et creux : voilà le pays des romans. J’ai remarqué qu’un des plus beaux mots de la langue, le mot bonheur,

y résonne comme sous les voûtes infernales ; celui de plaisir y est affreux. Il s’exhale de leurs pages une sensibilité malsaine et fausse. La jeunesse y apparaît comme un âge de feu, dévoré par sa propre flamme ; la beauté, comme une victime toujours destinée aux couteaux ; la souffrance y est sans relâche, le délire perpétuel, et la vertu elle-même, soit par les choses qu’elle éprouve, soit par les sentiments qu’elle inspire, y est incessamment souillée. Il n’est pas une héroïne de ces livres dont on ne puisse dire avec raison : c’est une rose sur laquelle on a marché.

J’ai vu les loges de la Salpêtrière et les fureurs de la révolution, et il me semble toujours, par une liaison d’idées dont je ne distingue que le nœud, apercevoir, au fond de ces scènes monstrueuses, la chemise des folles et la houppelande de Marat. Je crois même y respirer quelque chose de l’odeur de ce livre infect, qui porte un beau mot dans son titre et un cloaque dans son sein. Ces livres honnêtes et ce livre infâme, que je ne veux pas nommer, de peur que l’air n’en soit souillé, sont nés visiblement sous la même atmosphère et dans le temps de la même peste ; ces papiers-là se sont touchés : ils sont marqués des mêmes taches, mélanges d’amour et de sang.

Que si cette comparaison indigne les âmes délicates, je leur dirai qu’elle m’indigne aussi ; mais elle se fait malgré moi ; je l’écarte, et elle me poursuit… tant l’abîme appelle l’abîme, tant l’horreur appelle l’horreur ! Il y a des livres dont l’effet naturel et inévitable est de paraître pires qu’ils ne sont, comme l’effet naturel et inévitable de quelques autres est de paraître meilleurs qu’eux-mêmes ; ceux-ci, parce qu’ils donnent une idée de beauté, de bonté, de perfection, qui en devient comme inséparable ; ceux-là, parce qu’ils nous transportent dans des régions où sont toutes les idées du laid, qui en deviennent inséparables aussi.

Quand la fiction n’est pas plus belle que le monde, elle n’a pas droit d’exister. Aussi ces monstruosités existent dans la librairie ; on les y voit pour quelques francs, et on en parle quelques jours ; mais elles n’ont pas de rang dans la littérature, parce que, dans la littérature, l’objet de l’art, c’est le beau. Au delà, est l’affreuse réalité. Si, oubliant l’ancien précepte : « hors du temple et du sacrifice, ne « montrez pas les intestins », les arts tombent dans son domaine, ils sortent des limites et sont perdus.

La nature a fait assez de passions. Le bien, et le seul bien des livres, est de rendre les hommes plus sages et mieux ordonnés ; les romans mêmes doivent rendre l’amour parfait.

On ne peut aimer que follement des folles ; les belles âmes, on les aime parfaitement : tout amour né de la perfection est, par lui-même, une harmonie. Les livres causent beaucoup de mal quand, au lieu de nous tempérer, ils nous agitent ou nous dépravent, en jetant de l’éclat sur ce qu’il y a de pire, l’excès et le désordre, et de l’obscurité sur ce qu’il y a de meilleur, la modération et la règle.

Chose remarquable que des femmes aient méconnu ces bienséances, et que ce soit par des femmes auteurs que ces règles aient pour la première fois été franchies ! Il y a pourtant une morale littéraire, et elle est plus sévère que l’autre, puisqu’elle établit les règles du goût, faculté plus chaste que ne l’est la chasteté même.



FIN DES PENSÉES, ESSAIS ET MAXIMES.