Pensées (Pascal)/Édition de Port-Royal (1669)/Préface

La bibliothèque libre.
I.  ►
PREFACE,
Contenant de quelle maniere ceſ Penſées ont eſté écrittes & recueillies ; ce qui en a fait retarder l’impreſſion ; quel eſtoit le deſſein de Monſieur Paſcal dans cet Ouvrage ; & de quelle ſorte il a paßé les dernieres années de ſa vie.



MOnsieur Pascal ayant quitté fort jeune l’eſtude des Mathématiques, de la Phyſique, et des autres ſciences profanes, dans leſquelles il avoit fait un ſi grand progrés, qu’il y a eu aſſurément peu de perſonnes qui ayent pénetré plus avant que luy dans les matieres particulieres qu’il en a traittées, il commença vers la trentiéme année de ſon âge à s’appliquer à des choſes plus ſerieuses & plus relevées, & à s’adonner uniquement, autant que ſa ſanté le pût permettre, à l’étude de l’Eſcriture, des Peres, & de la Morale Chreſtienne.

Mais quoyqu’il n’ait pas moins excellé dans ces ſortes de ſciences qu’il avoit fait dans les autres, comme il l’a bien fait paroiſtre par des ouvrages qui paſſent pour aſſez achevez en leur genre, on peut dire neanmoins que ſi Dieu euſt permis qu’il euſt travaillé quelque temps à celui qu’il avoit deſſein de faire ſur la Religion, & auquel il vouloit employer tout le reſte de ſa vie, cet ouvrage euſt beaucoup ſurpaſſé tous les autres qu’on a vûs de luy ; parce qu’en effet les vûes qu’il avoit ſur ce ſujet eſtoient infiniment au deſſus de celles qu’il avoit ſur toutes les autres choses.

Je crois qu’il n’y aura perſonne qui n’en ſoit facilement perſuadé en voyant ſeulement le peu que l’on en donne à preſent quelque imparfait qu’il paroiſſe, & principalement ſçachant la maniere dont il y a travaillé, & toute l’hiſtoire du recüeil qu’on en a fait. Voicy comment tout cela s’eſt paſſé.

Monſieur Paſcal conceut le deſſein de cet ouvrage pluſieurs années avant ſa mort ; mais il ne faut pas neanmoins s’eſtonner s’il fut ſi longtemps ſans en rien mettre par écrit ; car il avoit toûjours accouſtumé de ſonger beaucoup aux choſes, et de les diſposer dans ſon eſprit avant que de les produire au dehors, pour bien conſiderer & examiner avec ſoin celles qu’il falloit mettre les premieres ou les dernieres, & l’ordre qu’il leur devoit donner à toutes, afin qu’elles puſſent faire l’effet qu’il deſiroit. Et comme il avoit une memoire excellente & qu’on peut dire meſme prodigieuſe, en ſorte qu’il a ſouvent aſſuré qu’il n’avoit jamais rien oublié de ce qu’il avoit une fois bien imprimé dans ſon eſprit ; lors qu’il s’eſtoit ainſy quelque temps appliqué à un ſujet, il ne craignoit pas que les penſées qui luy eſtoient venuës lui puſſent jamais échapper ; & c’eſt pourquoy il différoit aſſez ſouvent de les écrire, ſoit qu’il n’en euſt pas le loiſir, ſoit que ſa ſanté, qui a preſque toûjours eſté languiſſante & imparfaite, ne fuſt pas aſſez forte pour luy permettre de travailler avec application.

C’eſt ce qui a eſté cause que l’on a perdu à ſa mort la plus grande partie de ce qu’il avoit déjà conçû touchant ſon deſſein. Car il n’a preſque rien eſcrit des principales raiſons dont il vouloit ſe ſervir, des fondemens ſur leſquels il prétendoit appuyer ſon ouvrage, & de l’ordre qu’il vouloit y garder ; ce qui eſtoit aſſurément très conſiderable. Tout cela eſtoit tellement gravé dans ſon eſprit & dans ſa memoire, qu’ayant negligé de l’écrire lorſqu’il l’auroit peut-eſtre pû faire, il ſe trouva, lorſqu’il l’auroit bien voulu, hors d’eſtat d’y pouvoir du tout travailler.

Il ſe rencontra neanmoins une occaſion il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l’obligea, non pas d’eſcrire ce qu’il avoit dans l’eſprit ſur ce ſujet là, mais d’en dire quelque choſe de vive voix. Il le fit donc en preſence & à la priere de pluſieurs perſonnes tres conſiderables de ſes amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout ſon ouvrage : il leur repreſenta ce qui en devoit faire le ſujet & la matiere : il leur en rapporta en abregé les raiſons & les principes : & il leur explique l’ordre & la ſuitte des choses qu’il y vouloit traitter. Et ces perſonnes, qui ſont auſſy capables qu’on le puiſſe eſtre de juger de ces ſortes de choſes, avoüent qu’elles n’ont jamais rien entendu de plus beau, de plus touchant, ny de plus convaincant ; qu’elles en furent charmées ; & que ce qu’elles virent de ce projet & de ce deſſein dans un diſcours de deux ou trois heures fait ainſy ſur le champ & ſans avoir eſté prémedité ny travaillé, leur fit juger ce que ce pourroit eſtre un jour, s’il eſtoit jamais executé & conduit à ſa perfection par une perſonne dont elles connoiſſoient la force & la capacité, qui avoit accouſtumé de tant travailler tout ſes ouvrages, qui ne ſe contentoit preſque jamais de ſes premieres penſées quelques bonnes qu’elles paruſſent aux autres, & qui a refait ſouvent juſqu’à huit ou dix fois des pieces que tout autre que luy trouvoit admirables dés la premiere.

Après qu’il leur eut fait voir qu’elles ſont les preuves qui font le plus d’impreſſion ſur l’eſprit des hommes, & qui ſont les plus propres à les perſuader, il entreprit de monſtrer que la Religion Chreſtienne avoit autant de marques de certitude & d’évidence que les choſes qui ſont receuës dans le monde pour les plus indubitables.

Pour entre dans ce deſſein il commença d’abord par une peinture de l’homme, où il n’oublia rien de tout ce qui le pouvoit faire connoiſtre & au dedans & au dehors de luy-meſme juſqu’aux plus ſecrets mouvemens de ſon cœur. Il ſuppoſa enſuitte un homme qui ayant toûjours veſcu dans une ignorance generale, & dans une indifference à l’eſgard de toutes choſes, & ſur tout à l’eſgard de ſoy-meſme, vient enfin à ſe conſiderer dans ce tableau, & à examiner ce qu’il eſt. Il eſt ſurpris d’y découvrir une infinité de choſes auſquelles il n’a jamais penſé, & il ne ſçauroit remarquer ſans étonnement & ſans admiration tout ce que Monſieur Paſcal luy fait ſentir de ſa grandeur & de ſa baſſeſſe, de ſes avantages & de ſes foibleſſes, du peu de lumiere qui luy reſte, & des tenebres qui l’environnent preſque de toutes parts, & enfin de toutes les contrarietez étonnantes qui ſe trouvent dans ſa nature. Il ne peut plus aprés cela demeurer dans l’indifference, s’il a tant ſoit peu de raiſon ; & quelque inſenſible qu’il ait eſté juſqu’alors, il doit ſouhaitter, aprés avoir ainſi connû ce qu’il eſt, de connoiſtre auſſi d’où il vient, & ce qu’il doit devenir.

Monſieur Paſcal l’ayant mis dans cette diſpoſition de chercher à s’inſtruire ſur un doute ſi important, il l’addreſſe premierement aux Philoſophes ; & c’eſt là qu’aprés luy avoir développé tout ce que les plus grands Philoſophes de toutes les ſectes ont dit ſur le ſujet de l’homme, il luy fait obſerver tant de défauts, tant de foibleſſes, tant de contradictions, & tant de fauſſtez dans tout ce qu’ils en ont avancé, qu’il n’eſt pas difficile à cet homme de juger que ce n’eſt pas là où il s’en doit tenir.

Il luy fait enſuitte parcourir tout l’Univers & tous les âges, pour luy faire remarquer une infinité de Religions qui s’y rencontrent : mais il luy fait voir en meſme temps par des raiſons ſi fortes & ſi convaincantes que toutes ces Religions ne ſont remplies que de vanité, que de folies, que d’erreurs, que d’eſgaremens, & d’extravagances, qu’il n’y trouve rien encore qui le puiſſe ſatisfaire.

Enfin il luy fait jetter les yeux ſur le peuple Juif, & il luy en fait obſerver des circonſtances ſi extraordinaires, qu’il attire facilement ſon attention. Aprés luy avoir repreſenté tout ce que ce peuple a de ſingulier, il s’arreſte particulierment à luy faire remarquer un livre unique par lequel il ſe gouverne, & qui comprend tout enſemble ſon hiſtoire, ſa loy, & ſa Religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu’il y apprend que le monde eſt l’ouvrage d’un Dieu, & que c’eſt ce meſme Dieu qui a creé l’homme à ſon image, & qui l’a doüé de tous les avantages du corps & de l’eſprit qui convenoient à cet eſtat. Quoyqu’il n’ait rien encore qui le convainque de cette verité, elle ne laiſſe pas de luy plaire ; & la raiſon ſeule ſuffit pour luy faire trouver plus de vray-ſemblance dans cette ſuppoſition qu’un Dieu eſt l’autheur des hommes & de tout ce qu’il y a dans l’Univers, que dans tout ce que ces meſmes hommes ſe ſont imaginez par leurs propres lumieres. Ce que l’arreſte en cet endroit eſt de voir par la peinture qu’on luy a faite de l’homme, qu’il eſt bien éloigné de poſſeder tous ces avantages qu’il a dû avoir lors qu’il eſt ſorty des mains de ſon autheur : mais il ne demeure pas long-temps dans ce doute ; car dés qu’il pourſuit la lecture de ce meſme livre, il y trouve, qu’aprés que l’homme euſt eſté creé de Dieu dans l’eſtat d’innocence & avec toutes ſortes de perfections, la premiere action qu’il fit fut de ſe revolter contre ſon Createur, & d’employer tous les avantages qu’il en avoit reçûs pour l’offenſer.

Monſieur Paſcal luy fait alors comprendre que ce crime ayant eſté le plus grand de tous les crimes en toutes les circonſtances, il avoit eſté puny non ſeulement dans ce premier homme, qui eſtant deſchû par là de ſon eſtat tomba tout d’un coup dans la miſere, dans la foibleſſe, dans l’erreur ; & dans l’aveuglement ; mais encore dans tous ſes deſcencdans à qui ce meſme homme a communiqué & communiquera encore ſa corruption dans toute la ſuitte des temps.

Il luy fait enſuitte parcourir divers endroits de ce livre où il a découvert cette verité. Il luy fait prendre garde qu’il n’y eſt plus parlé de l’homme que par rapport à cet eſtat de foibleſſe & de deſordre ; qu’il y eſt dit ſouvent, que toute chair eſt corrompuë, que les hommes ſont abandonnez à leur ſens, & qu’ils ont une pente au mal dés leur naiſſance. Il luy fait voir encore que cette premiere chûte eſt la source non ſeulement de tout ce qu’il y a de plus incomprehenſible dans la nature de l’homme, mais auſſi d’une infinité d’effets qui ſont hors de luy, & dont la cauſe luy eſt inconnuë. Enfin il luy repreſente l’homme ſi bien dépeint dans tout ce livre, qu’il ne luy paroiſt plus different de la premiere image qu’il luy en a traçée.

Ce n’eſt pas aſſez d’avoir fait connoiſtre à cet homme ſon eſtat plein de miſere ; Monſieur Paſcal luy apprend encore, qu’il trouvera dans ce meſme livre de quoy ſe conſoler. Et en effet, il luy fait remarquer qu’il y eſt dit, que le remede eſt entre les mains de Dieu ; que c’eſt à luy que nous devons recourir pour avoir les forces qui nous manquent ; qu’il ſe laiſſera fléchir, & qu’il envoira meſme un liberateur aux hommes, qui ſatisfera pour eux, & qui réparera leur impuiſſance.

Aprés qu’il luy a expliqué un grand nombre de remarques tres particulieres ſur le livre de ce peuple, il luy fait encore conſiderer, que c’eſt le ſeul qui ait parlé dignement de l’Eſtre ſouverain, & qui ait donné l’idée d’une veritable Religion. Il luy en fait concevoir les marques les plus ſenſibles qu’il applique à celles que ce livre à enſeignées ; & il luy fait faire une attention particuliere ſur ce qu’elle fait conſiſter l’eſſence de ſon culte dans l’amour du Dieu qu’elle adore ; ce qui eſt un caractere tout ſingulier, & qui la diſtingue viſiblement de toutes les autres Religions, dont la fauſſeté paroiſt par le défaut de cette marque ſi eſſentielle.

Quoyque Monſieur Paſcal, aprés avoir conduit ſi avant cet homme qu’il s’eſtoit proposé de perſuader inſenſiblement, ne luy ait encore rien dit qui le puiſſe convaincre des veritez qu’il luy a fait découvrir, il l’a mis neanmoins dans la diſpoſition de les recevoir avec plaiſir pourveu qu’on puiſſe luy faire voir qu’il doit s’y rendre, & de ſouhaitter meſme de tout ſon cœur qu’elles ſoient ſolides & bien fondées, puis qu’il y toruve de ſi grands avantages pour ſon repos & pour l’eſclairciſſement de ſes doutes. C’eſt auſſi l’eſtat où devroit eſtre tout homme raiſonnable, s’il eſtoit une foit bien entré dans la ſuitte de toutes les choſes que Monſieur Paſcal vient de representer : & il y a ſujet de croire qu’aprés cela il ſe rendroit facilement à toutes les preuves qu’il apporta enſuite pour confirmer la certitude & l’évidence de toutes ces veritez importantes dont il avoit parlé, & qui font le fondement de la Religion Chreſtienne qu’il avoit deſſein de perſuader.

Pour dire en peu de mots quelque choſse de ces preuves ; aprés qu’il euſt monſtré en general que les veritez dont il s’agiſſoit eſtoient contenuës dans un livre de la certitude duquel tout homme de bon ſens ne pouvoit douter, il s’arreſta principalement au livre de Moyſe où ces veritez ſont particulerement répanduës ; & il fit voir par un tres-grand nombre de circonſtances indubitables, qu’il eſtoit également impoſſible que Moyſe euſt laiſſé par écrit des choſes fauſſes ; ou que le peuple a qui il les avoit laiſſées s’y fuſt laiſſé tromper, quand meſme Moyſe auroit eſté capable d’eſtre fourbe.

Il parla auſſi de tous les grands miracles qui ſont rapportez dans ce livre ; & comme ils ſont d’une grande conſequence pour la Religion qui y eſt enſeignée, il prouva qu’il n’eſtoit pas poſſible qu’ils ne fuſſent vrais, non ſeulement par l’authorité du livre où ils ſont contenus ; mais encore par toutes les circonſtances qui les accompagnent, & qui les rendent indubitables.

Il fit voir encore de quelle maniere toute la loy de Moyſe eſtoit figurative : que tout ce qui eſtoit arrivé aux Juifs n’avoit eſté que la figure des veritez accomplies à la venuë du Meſſie ; & que le voile qui couvroit ces figures ayant eſté levé, il eſtoit aiſé d’en voir l’accompliſſement & la conſommation parfaite en faveur de ceux qui ont recû Jesus-Christ.

Monſieur Paſcal entreprit enſuite de prouver la verité de la Religion par les propheties ; & ce fut ſur ce ſujet qu’il s’étendit beaucoup plus que ſur les autres. Comme il avoit beaucoup travaillé là deſſus, & qu’il y avoit des veuës qui luy eſtoient toutes particulieres, il les expliqua d’une maniere fort intelligible ; il en fit voir le ſens & la ſuite avec une facilité merveilleuſe ; & il les mit dans tout leur jour & dans toute leur force.

Enfin aprés avoir parcouru les livres de l’ancien Teſtament, & fait encore pluſieurs obſervations convaincantes pour ſervir de fondemens & de preuves à la verité de la Religion, il entreprit encore de parler du nouveau Teſtament, et de tirer ſes preuves de la verité meſme de l’Evangile.

Il commença par Jesus-Christ ; & quoy qu’il l’euſt déja prouvé invinciblement par les propheties, & par toutes les figures de la loy dont on voyoit en luy l’accompliſſement parfait, il apporta encore beaucoup de preuves tirées de ſa perſonne meſme, de ſes miracles, de ſa doctrine, & des circonſtances de ſa vie.

Il s’arreſta enſuite ſur les Apoſtres : & pour faire voir la verité de la foy qu’ils ont publiée hautement par tout ; aprés avoir eſtably qu’on ne pouvoit les accuſer de fauſſeté, qu’en ſuppoſant, ou qu’ils avoient eſté des fourbes, ou qu’ils avoient eſté trompez eux meſmes ; il fit voir clairement que l’un & l’autre de ces ſuppoſitions eſtoit également impoſſible.

Enfin il n’oublia rien de tout ce qui pouvoit ſervir à la verité de l’hiſtoire Evangelique, faiſant de tres belles remarques ſur l’Evangile meſme, ſur le ſtile des Evangeliſtes, & sur leurs perſonnes ; ſur les Apoſtres en particulier, & ſur leurs eſcrits ; ſur le nombre prodigieux de miracles ; ſur les Martyrs ; ſur les Saints ; en un mot ſur toutes les voyes par leſquelles la Religion Chreſtienne s’eſt entierement établie. Et quoyqu’il n’euſt pas le loiſir dans un ſimple diſcours de traitter au long une ſi vaſte matiere, comme il avoit deſſein de faire dans ſon ouvrage, il en dit neanmoins aſſez pour convaincre que tout cela ne pouvoit eſtre l’ouvrage des hommes, & qu’il n’y avoit que Dieu ſeul qui euſt pû conduire l’évenement de tant d’effets differens qui concourent tous également à prouver d’une maniere invincible la Religion qu’il eſt venu luy-meſme établir parmy les hommes.

Voilà en ſubſtance les principales choſes dont il entreprit de parler dans tout ce diſcours, qu’il ne propoſa à ceux qui l’entendirent que comme l’abregé du grand ouvrage qu’il méditoit ; & c’eſt par le moyen d’un de ceux qui y furent preſens qu’on a ſceu depuis le peu que je viens d’en rapporter.

On verra parmy les fragmens que l’on donne au public quelque choſe de ce grand deſſein de Monſieur Paſcal ; mais on y en verra bien peu ; & les choſes meſme que l’on y trouvera ſont ſi imparfaites, ſi peu étenduës, & ſi peu digerées, qu’elles ne peuvent donner qu’une idée très groſſiere de la maniere dont il avoit envie de les traitter.

Au reſte il ne faut pas s’étonner ſi dans le peu qu’on en donne, on n’a pas gardé ſon ordre & ſa ſuite pour la diſtribution des matieres. Comme on n’avoit preſque rien qui ſe ſuiviſt, il euſt eſté inutile de s’attacher à cet ordre ; & l’on s’eſt contenté de les diſposer à peu prés en la maniere qu’on a jugé eſtre plus propre & plus convenable à ce que l’on en avoit. On eſpere meſme qu’il y aura peu de perſonnes qui aprés avoir bien conçû une fois le deſſein de Monſieur Paſcal, ne ſuppléent d’eux-meſmes au defaut de cet ordre, & qui en conſiderant avec attention les diverſes matieres reſpanduës dans ces fragmens, ne jugent facilement où elles doivent eſtre rapportées ſuivant l’idée de celuy qui les avoit écrites.

Si l’on avoit ſeulement ce diſcours là par eſcrit tout au long & en la maniere qu’il fut prononcé, l’on auroit quelque ſujet de ſe conſoler de la perte de cet ouvrage, & l’on pourroit dire qu’on en auroit au moins un petit échantillon quoyque fort imparfait. Mais Dieu n’a pas permis qu’il nous ait laiſſé ny l’un ny l’autre. Car peu de temps aprés il tomba malade d’une maladie de langueur et de foibleſſe qui dura les quatre dernieres années de ſa vie, & qui, quoyqu’elle paruſt fort peu au dehors, & qu’elle ne l’obligea pas de garder le lit ny la chambre, ne laiſſoit pas de l’incommoder beaucoup, & de le rendre preſque incapable de s’appliquer à quoy que ce ſoit ; de ſorte que le plus grand ſoin & la principale occupation de ceux qui eſtoient auprés de luy eſtoit de le détourner d’eſcrire, & meſme de parler de tout ce qui demandoit quelque application & quelque contention d’eſprit, & de ne l’entretenir que de choſes indifferentes & incapables de le fatiguer.

C’eſt neanmoins pendant ces quatre années de langueur & de maladie qu’il a fait & eſcrit tout ce que l’on a de luy de cet ouvrage qu’il meditoit, & tout ce que l’on en donne au public. Car, quoy qu’il attendiſt que ſa ſanté fuſt entierement reſtablie pour y travailler tout de bon, & pour eſcrire les choſes qu’il avoit déja digerées & diſpoſées dans ſon eſprit ; cependant lorſqu’il luy ſurvenoit quelques nouvelles penſées, quelques veuës, quelques idées, ou meſme quelque tout, & quelques expreſſions qu’il prévoyoit luy pouvoir un jour ſervir pour ſon deſſein ; comme il n’eſtoit pas alors en eſtat de s’y appliquer auſſy fortement qu’il faiſoit quand il ſe portoit bien, ny de les imprimer dans ſon eſprit & dans ſa memoire, il aimoit mieux en mettre quelque choſe par eſcrit pour ne le pas oublier ; & pour cela il prenoit le premier morceau de papier qu’il trouvoit ſous ſa main ſur lequel il mettoit ſa penſée en peu de mots, & fort ſouvent meſme ſeulement à demy mot ; car il ne l’eſcrivoit que pour luy ; & c’eſt pourquoy il ſe contentoit de le faire fort legerement pour ne ſe pas fatiguer l’eſprit, & d’y mettre ſeulement les choſes qui eſtoient neceſſaires pour le faire reſſouvenir des veües & des idées qu’il avoit.

C’eſt ainſy qu’il a fait la pluſpart des fragmens qu’on trouvera dans ce recüeil ; de ſorte qu’il ne faut pas s’eſtonner s’il y en a quelques uns qui ſemblent aſſez imparfaits, trop courts, & trop peu expliquez, & dans leſquels ont peut meſme trouver des termes & des expreſſions moins propres & moins elegantes. Il arrivoit neanmoins quelquefois qu’ayant la plume à la main il ne pouvoit s’empeſcher en ſuivant ſon inclination de pouſſer ſes penſées, & de les eſtendre un peu davantage, quoyque ce ne fut jamais avec la force & l’application d’eſprit qu’il auroit pû faire en parfaite ſanté. Et c’eſt pourquoy l’on en trouvera auſſy quelques unes plus eſtenduës & mieux eſcrites, & des Chapitres plus ſuivis & plus parfaits que les autres.

Voila de quelle maniere ont eſté écrites ces penſées. Et je croy qu’il n’y aura perſonne qui ne juge facilement par ces legers commencemens & par ces foibles eſſais d’une perſonne malade, qu’il n’avoit écrits que pour luy ſeul & pour ſe remettre dans l’eſprit des penſées qu’il craignoit de perdre, & qu’il n’a jamais revûs ny retouchez, quel euſt eſté l’ouvrage entier ſi Monſieur Paſcal euſt pû recouvrer ſa parfaite ſanté & y mettre la derniere main, luy qui ſçavoit diſpoſer les choſes dans un ſi beau jour & un ſi bel ordre, qui donnoit un tour ſi particulier, ſi noble, & ſi relevé à tout ce qu’il vouloit dire, qui avoit deſſein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu’il avoit jamais faits, qui y vouloit employer toute la force d’eſprit & tous les talens que Dieu luy avoit donnez, & duquel il a dit ſouvent qu’il luy falloit dix ans de ſanté pour l’achever.

Comme l’on ſçavoit le deſſein qu’avoit Monſieur Paſcal de travailler ſur la Religion, l’on eut un tres grand ſoin aprés ſa mort de recüeillir tous les écrits qu’il avoit faits ſur cette matiere. On les trouva tous enſemble enfilez en diverſes liaſſes, mais ſans aucun ordre & ſans aucune ſuite, parce que, comme je l’ay déja remarqué, ce n’eſtoit que les premieres expreſſions de ſes penſées qu’il écrivoit ſur de petits morceaux de papier à meſure qu’elles luy venoient dans l’eſprit. Et tout cela eſtoit ſi imparfait & ſi mal écrit qu’on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.

La premiere choſe que l’on fit fut de les faire copier tels qu’ils eſtoient & dans la meſme confuſion qu’on les avoit trouvez. Mais lors qu’on les vit en cet eſtat, & qu’on eu plus de facilité de les lire & de les examiner que dans les originaux, ils parurent d’abord ſi informes, ſi peu ſuivis, & la pluſpart ſi peu expliquez, qu’on fut fort longtemps ſans penſer du tout à les faire imprimer, quoyque pluſieurs perſonnes de tres grande conſideration le demandaſſent ſouvent avec des inſtances & des ſollicitations fort preſſantes, parceque l’on jugeoit bien que l’on ne pouvoit pas remplir l’attente & l’idée que tout le monde avoit de cet ouvrage dont l’on avoit déja entendu parler, en donnant ces écrits en l’eſtat qu’il eſtoient.

Mais enfin on fut obligé de ceder à l’impatience & au grand deſir que tout le monde témoignoit de les voir imprimez. Et l’on s’y porta d’autant plus aiſément que l’on crût que ceux qui les liroient ſeroient aſſez équitables pour faire le diſcernement d’un deſſein ébauché d’avec une piece achevée, & pour juger de l’ouvrage par l’échantillon quelque imparfait qu’il fuſt. Et ainſy l’on ſe reſolut de les donner au public. Mais comme il y avoit pluſieurs manieres de l’executer, l’on a eſté quelque temps à ſe déterminer ſur celle que l’on devoit prendre.

La premiere qui vint dans l’eſprit & celle qui eſtoit ſans doute la plus facile, eſtoit de les faire imprimer tout de ſuite dans le meſme eſtat qu’on les avoit trouvez. Mais l’on jugea bientoſt que de le faire de cette ſorte, ç’euſt eſté perdre preſque tout le fruit que l’on en pouvoit eſperer ; parceque les penſées plus parfaites, plus ſuivies, plus claires, & plus étenduës eſtant meſlées, et comme abſorbées parmy tant d’autres imparfaites, obſcures, à demy digerées, & quelques unes meſme preſque inintelligibles à tout autre qu’à celuy qui les avoit écrites, il y avoit tout ſujet de croire que les unes feroient rebuter les autres, & que l’on ne conſidereroit ce volume groſſy inutilement de tant de penſées imparfaites que comme un amas confus, ſans ordre, ſans ſuitte, & qui ne pouvoit ſervir à rien.

Il y avoit une autre maniere de donner ces eſcrits au public, qui eſtoit d’y travailler auparavant, d’eſclaircir les penſées obſcures, d’achever celles qui eſtoient imparfaites, &, en prenant dans tous ces fragmens le deſſein de Monſieur Paſcal, de ſuppléer en quelque ſorte l’ouvrage qu’il vouloit faire. Cette voye euſt eſté aſſurément la plus parfaite ; mais il eſtoit auſſy trés difficile de la bien executer. L’on s’y eſt neanmoins arreſté aſſez long-temps, & l’on avoit en effet commencé à y travailler. Mais enfin l’on s’eſt réſolu de la rejetter auſſy bien que la premiere ; parce que l’on a conſideré qu’il eſtoit preſque impoſſible de bien entrer dans la penſée & dans le deſſein d’un autheur, & ſur tout d’un autheur mort, & que ce n’euſt pas eſté donner l’ouvrage de Monſieur Paſcal, mais un ouvrage tout different.

Ainſy pour éviter les inconveniens qui ſe trouvoient dans l’une & l’autre de ces manieres de faire paroiſtre ces eſcrits, l’on en a choiſy une entre deux qui eſt celle que l’on a ſuivie dans ce receüil. L’on a pris ſeulement parmy ce grand nombre de penſées celles qui ont paru les plus claires & les plus achevées, & ont les donne telles qu’on les a trouvées ſans y rien adjoûter ny changer, ſi ce n’eſt qu’au lieu qu’elles eſtoient ſans ſuitte, ſans liaiſon, & diſperſées confuſément de coſté & d’autre, on les a miſes dans quelque ſorte d’ordre, & réduit ſous les meſmes titres celles qui eſtoient ſur les meſmes ſujets : & l’on a ſupprimé toutes les autres qui eſtoient ou trop obſcures, ou trop imparfaites.

Ce n’eſt pas qu’elles ne continſſent auſſy de tres belles choſes, & qu’elles ne fuſſent capables de donner de grandes veuës à ceux qui les entendroient bien. Mais comme l’on ne vouloit pas travailler à les eſclaircir & à les achever, elles euſſent eſté entierement inutiles en l’eſtat qu’elles ſont. Et afin que l’on en ait quelque idée j’en rapporteray icy ſeulement une pour ſervir d’exemple, & par laquelle on pourra juger de toutes les autres que l’on a retranchées. Voicy donc quelle eſt cette penſée, & en quel eſtat on l’a trouvée parmy ces fragmens : Un artiſan qui parle des richeſſes, un Procureur qui parle de la guerre, de la Royauté, &c. Mais le riche parle bien des richeſſes, le Roy parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire, & Dieu parle bien de Dieu.

Il y a dans ce fragment une fort belle penſée ; mais il y a peu de perſonnes qui la puiſſent voir, parce qu’elle y eſt expliquée tres imparfaitement & d’une maniere fort obſcure, fort courte, & fort abregée : en ſorte que ſi on ne luy avoit ſouvent oüy dire de bouche la meſme penſée, il ſeroit difficile de la reconnoiſtre dans une expreſſion ſi confuſe & ſi embroüillée. Voicy à peu prés en quoy elle conſiſte.

Il avoit fait pluſieurs remarques tres particulieres ſur le ſtile de l’Eſcriture & principalement de l’Evangile, & il y trouvoit des beautez que peut-eſtre perſonne n’avoit remarquées avant luy. Il admiroit entr’autres choſes la naïveté, la ſimplicité, & pour le dire ainſy la froideur avec laquelle il ſemble que Jesus-Christ y parle des choſes les plus grandes & les plus relevées, comme ſont, par exemple, le Royaume de Dieu, la gloire que poſſederont les Saints dans le ciel, les peines de l’enfer, ſans ſ’y étendre, comme ont fait les Peres, & tous ceux qui ont eſcrit ſur ces matieres. Et il diſoit que la veritable cauſe de cela eſtoit que ces choſes qui à la verité ſont infiniment grandes & relevées à noſtre égard, ne le ſont pas de meſme à l’égard de Jesus-Christ, & qu’ainſi il ne faut pas trouver étrange qu’il en parle de cette ſorte ſans étonnement & ſans admiration ; comme l’on voit ſans comparaiſon qu’un General d’armée parle tout ſimplement & ſans s’émouvoir du ſiege d’une place importante, & du gain d’une grande bataille ; & qu’un Roy parle froidement d’une ſomme de quinze ou vingt millions, dont un particulier & un artiſan ne parleroient qu’avec de grandes exaggerations.

Voilà quelle eſt la penſée qui eſt contenuë & renfermée ſous le peu de paroles qui compoſent ce fragment ; & cette conſideration jointe à quantité d’autres ſemblables pouvoit ſervir aſſurément dans l’eſprit des perſonnes raiſonnables, & qui agiſſent de bonne foy, de quelque preuve de la divinité de Jesus-Christ.

Je crois que ce ſeul exemple peut ſuffire non ſeulement pour faire juger quels ſont à peu prés les autres fragmens qu’on a retranchez, mais auſſy pour faire voir le peu d’application, & la negligence pour ainſy dire, avec laquelle ils ont preſque tous eſté eſcrits ; ce qui doit bien convaincre de ce que j’ay dit, que Monſieur Paſcal ne les avoit eſcrits en effet que pour luy ſeul, & ſans aucune penſée qu’ils duſſent jamais paroiſtre en cet eſtat. Et c’eſt auſſy ce qui fait eſperer que l’on ſera aſſez porté à excuſer les défauts qui s’y pourront rencontrer.

Que s’il ſe trouve encore dans ce receüil quelques penſées un peu obſcures, je penſe que pour peu que l’on s’y veüille appliqer on les comprenda neanmoins trés facilement, & qu’on demeurera d’accord que ce ne ſont pas les moins belles, & qu’on a mieux fait de les donner telles qu’elles ſont, que de les eſclaircir par un grand nombre de paroles qui n’auroient ſervy qu’à les rendre traînantes & languiſſantes, & qui en auroient oſté une des principales beautez qui conſiſte à dire beaucoup de choſes en peu de mots.

L’on en peut voir un exemple dans un des fragmens du Chapitre des Preuves de Jesus-Christ par les propheties page 125. qui eſt conçû en ces terms : Les Prophetes ſont meſlez de propheties particulieres, & de celles du Meſſie ; afin que les propheties du Meſſie ne fuſſent pas ſans preuves, & que les propheties particulieres ne fuſſent pas ſans fruit. Il rapporte dans ce fragment la raiſon pour laquelle les Prophetes qui n’avoient en veuë que le Meſie, & qui ſembloient ne devoir prophetiſer que de luy & de ce qui le regardoit, ont neanmoins ſouvent prédit des choſes particulieres qui paroiſoient aſſez indifferentes & inutiles à leur deſſein. Il dit que c’eſtoit afin que ce évenemens particuliers s’accompliſſant de jour en jour aux yeux de tout le monde en la maniere qu’ils les avoient prédits, ils fuſſent inconteſtablement reconnus pour Prophetes, & qu’ainſy l’on ne puſt douter de la verité & de la certitude de toutes les choſes qu’ils prophetiſoient du Meſſie. De ſorte que par ce moyen les propheties du Meſſie tiroient en quelque façon leurs preuves & leur authorité de ces propheties particulieres verifiées & accomplies ; & ces propheties particulieres ſervant ainſy à prouver & à authoriſer celles du Meſſie, elles n’eſtoient pas inutiles & infructueuſes. Voylà le ſens de ce fragment étendu & dévoloppé. Mais il n’y a ſans doute perſonne qui ne priſt bien plus de plaiſir de le découvrir ſoy-meſme dans ces paroles obſcures, que de le voir ainſy eſclaircy & expliqué.

Il eſt encore ce me ſemble aſſez à propos pour détromper quelques perſonnes qui pourroient peut-eſtre s’attendre de trouver icy des preuves & des démonſtrations geometriques de l’exiſtence de Dieu, de l’immortalité de l’ame, & de pluſieurs autres articles de la foy Chreſtienne, de les avertir que ce n’eſtoit pas là le deſſein de Monſieur Paſcal. Il ne prétendoit point prouver toutes ces veritez de la Religion par de telles démonſtrations fondées ſur des principes évidens capables de convaincre l’obſtination des plus endurcis, ny par des raiſonnemens métaphyſiques qui ſouvent égarent plus l’eſprit qu’ils ne le perſuadent, ny par des lieux communs tirez de divers effets de la nature ; mais par des prevues morales qui vont plus au cœur qu’à l’eſprit. C’eſt à dire qu’il vouloit plus travailler à toucher & à diſposer le cœur, qu’à convaincre & à perſuader l’eſprit ; parce qu’il ſçavoit que les paſſions & les attachemens vicieux qui corrompent le cœur & la volonté ſont les plus grands obſtacles & les principaux empeſchemens que nous ayons à la foy, & que pourveu qu’on puſt lever ces obſtacles il n’eſtoit pas difficile de faire recevoir à l’eſprit les lumieres & les raisons qui pouvoient le convaincre.

L’on ſera facilement perſuadé de tout cela en liſant ces écrits. Mais Monſieur Paſcal s’en eſt encore expliqué luy-meſme dans un de ſes fragmens qui a eſté trouvé parmy les autres, & que l’on n’a point mis dans ce recueil. Voicy ce qu’il dit dans ce fragment. Je n’entreprendray pas icy de prouver par des raiſons naturelles ou l’exiſtence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’ame, ny aucune des choſes de cette nature ; non ſeulement parceque je ne me ſentirois pas aſſez fort pour trouver dans la nature de quoy convaincre des athées endurcis ; mais encore parceque cette connoiſſance ſans Jesus-Christ eſt inutile & ſterile. Quand un homme ſeroit perſuadé que les proportions des nombres ſont des veritez immaterielles, eternelles, & dépendantes d’une première vérité en qui elles ſubſiſtent & qu’on appelle Dieu, je ne le trouverois pas beaucoup avancé pour ſon ſalut.

L’on s’étonnera peut-eſtre auſſy de trouver dans ce recœüil une ſi grande diverſité de penſées, dont il y en a meſme pluſieurs qui ſemblent aſſez éloignées du ſujet que Monſieur Paſcal avoir entrepris de traitter. Mais il faut conſiderer que ſon deſſein eſtoit bien plus ample & plus eſtendu que l’on ne ſe l’imagine, & qu’il ne ſe bornoit pas ſeulement à réfuter les raiſonnemens des athées, & ceux qui combattent quelques-unes des veritez de la foy Chreſtienne. Le grand amour et l’eſtime ſinguliere qu’il avoit pour la Religion faiſoit que non ſeulement il ne pouvoit ſouffrir qu’on la vouluſt détruire & anneantir tout à fait, mais meſme qu’on la bleſſaſt et qu’on la corrompiſt en la moindre choſe. De ſorte qu’il vouloit declarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la verité ou la ſainteté ; c’eſt à dire non ſeulement aux athées, aux infidelles, & aux heretiques qui refuſent de ſoûmettre les fauſſes lumieres de leur raiſon à la foy, & de reconnoiſtre les veritez qu’elle nous enſeigne ; mais meſme aux Chreſtiens & aux Catholiques, qui eſtans dans le corps de la veritable Egliſe ne vivent pas neanmoins ſelon la pureté des maximes de l’Evangile qui nous y ſont propoſées comme le modele ſur lequel nous devons regler & conformer toutes nos actions.

Voila quel eſtoit ſon deſſein ; & ce deſſein eſtoit aſſez vaſte & aſſez grand pour pouvoir comprendre la pluſpart des choſes qui ſont répanduës dans ce recœüil. Il s’y en pourra neanmoins trouver quelques-unes qui n’y ont nul rapport, & qui en effet n’y eſtoient pas deſtinées, comme par exemple la pluſpart de celles qui ſont dans le Chapitre des Penſées diverſes, leſquelles on a auſſy trouvées parmy les papiers de Monſieur Paſcal, & que l’on a jugé à propos de joindre aux autres ; parceque l’on ne donne pas ce livre-cy ſimplement comme un ouvrage fait contre les athées ou ſur la Religion, mais comme un recœüil de Penſées de Monſieur Paſcal ſur la Religion, & ſur quelques autres ſujets.

Je penſe qu’il ne reſte plus pour achever cette Préface que de dire quelque choſe de l’autheur aprés avoir parlé de ſon ouvrage. Je crois que non ſeulement cela ſera aſſez à propos, mais que ce que j’ay deſſein d’en écrire pourra meſme eſtre tres utile pour faire connoiſtre comment Monſieur Paſcal eſt entré dans l’eſtime & dans les ſentiments qu’il avoit pour la Religion, qui luy firent concevoir le deſſein d’entreprendre cet ouvrage.

L’on a déja rapporté en abregé dans la Préface des Traittez de l’équilibre des liqueurs, & de la peſanteur de l’air, de quelle maniere il a paſſé ſa jeuneſſe, & le grand progrés qu’il y fit en peu de temps dans toutes les ſciences humaines & prophanes auſquelles il voulut s’appliquer, & particulierement en la Geometrie & aux Mathématiques ; la maniere étrange & surprenante dont il les apprit à l’âge d’onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu’il faiſoit quelquefois & qui ſurpaſſoient toûjours beaucoup la force & la portée d’une perſonne de ſon âge ; l’effort étonnant & prodigieux de ſon imagination & de ſon eſprit qui parut dans ſa machine d’Arithmetique qu’il inventa âgé ſeulement de dix-neuf à vingt ans ; & enfin les belles expériences du vuide qu’il fit en preſence des perſonnes les plus conſiderables de la ville de Roüen où il demeura quelque temps, pendant que Monſieur le Préſident Paſcal ſon pere y eſtoit employé pour le ſervice du Roy dans la fonction d’Intendant de Juſtice. Ainſy je ne repeteray rien icy de tout cela ; & je me contenteray ſeulement de repreſenter en peu de mots comment il a mépriſé toutes ces choſes, & dans quel eſprit il a paſſé les dernieres années de ſa vie ; en quoy il n’a pas moins fait paroiſtre la grandeur, & la ſolidité de ſa vertu, & de ſa pieté, qu’il avoit monſtré auparavant la force, l’étendue, & la pénetration admirable de ſon eſprit.

Il avoit eſté préſervé pendant ſa jeuneſſe par une protection particuliere de Dieu des vices où tombent la pluſpart des jeunes gens ; & ce qui eſt aſſez extraordinaire à un eſprit auſſy curieux que le ſien, il ne s’eſtoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la Religion, ayant toûjours borné ſa curioſité aux choſes naturelles. Et il a dit pluſieurs fois qu’il joignoit cette obligation à toutes les autres qu’il avoit à Monſieur ſon pere, qui ayant luy-meſme un tres-grand reſpect pour la Religion, le luy avoit inſpiré dés l’enfance, luy donnant pour maxime que tout ce qui eſt l’objet de la foy ne ſçauroit l’eſtre de la raiſon, et beaucoup moins y eſtre ſoûmis.

Ces inſtructions qui luy eſtoient ſouvent reïterées par un pere pour qui il avoit une tres grande eſtime, & en qui il voyoit une grand ſcience accompagnée d’un raiſonnement fort et puiſſant, faiſoient tant d’impreſſion ſur ſon eſprit, que quelque diſcours qu’il entendiſt faire aux libertins il n’en eſtoit nullement émû ; & quoyqu’il fuſt fort jeune, il les regardoit comme des gens qui eſtoient dans ce faux principe, que la raiſon humaine eſt au deſſus de toutes choſes, & qui ne connoiſſoient pas la nature de la foy.

Mais enfin aprés avoir ainſy paſſé ſa jeuneſſe dans des occupations & des divertiſſemens qui paroiſſoient aſſez innocens aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle ſorte, qu’il luy fit comprendre parfaitement que la Religion Chreſtienne nous obligne à ne vivre que pour luy, & à n’avoir point d’autre objet que luy. Et cette verité luy parut ſi évidente, ſi utile, & ſi neceſſaire, qu’elle le fit reſoudre de ſe retirer, & de ſe dégager peu à peu de tous les attachemens qu’il avoit au monde pour pouvoir s’y appliquer uniquement.

Ce deſir de la retraitte & de mener une vie plus Chreſtienne & plus reglée luy vient lors qu’il eſtoit encore fort jeune ; & il le porta dés lors à quitter entierement l’étude des ſciences prophanes, pour ne s’appliquer plus qu’à celles qui pouvoient contribuer à ſon ſalut & à celuy des autres. Mais de continuelles maladies qui luy ſurvinrent le deſtournerent quelque temps de ſon deſſein, & l’empeſcherent de le pouvoir executer plûtoſt qu’à l’âge de trente ans.

Ce fut alors qu’il commença à y travailler tout de bon ; & pour y parvenir plus facilement, & rompre tout d’un coup toutes ſes habitudes, il changea de quartier, & enſuite ſe retira à la campagne, où il demeura quelque temps ; d’où eſtant de retour il témoigna ſi bien qu’il vouloit quitter le monde, qu’enfin le monde le quitta. Il établit le reglement de ſa vie dans ſa retraitte ſur deux maximes principales, qui ſont de renoncer à tout plaiſir, & à toute ſuperfluité. Il les avoit ſans ceſſe devant les yeux, & il taſchoit de s’y avancer & de s’y perfectionner toûjours de plus en plus.

C’eſt l’application continuelle qu’il avoit à ces deux grandes maximes qui luy faiſoient témoigner une ſi grande patience dans ſes maux & dans ſes maladies qui ne l’ont preſque jamais laiſſé ſans douleur pendant toute ſa vie : qui luy faiſoit pratiquer des mortifications tres rudes & tres ſeveres envers luy meſme : qui faiſoit que non ſeulement il refuſoit à ſes ſens tout ce qui pouvoit leur eſtre agreable, mais encore qu’il prenoit ſans peine, ſans dégouſt, & meſme avec joye, lorſqu’il le falloit, tout ce qui leur pouvoit déplaire, ſoit pour la nourriture, ſoit pour les remedes ; qui le portoit à ſe retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu’il ne jugeoit pas luy eſtre abſolument neceſſaire, ſoit pour le veſtement, ſoit pour la nourriture, pour les meubles, & pour toutes les autres choſes ; qui lui donnoit un amour ſi grand & ſi ardent pour la pauvreté, qu’elle luy eſtoit toûjours preſente, & que lorſqu’il vouloit entreprendre quelque choſe la premiere penſée qui luy venoit en l’eſprit eſtoit de voir ſi la pauvreté y pouvoit eſtre pratiquée ; & luy faiſoit avoir en meſme temps tant de tendreſſe & tant d’affection pour les pauvres qu’il ne leur a jamais pu refuſer l’aumoſne, & qu’il en a fait meſme fort ſouvent d’aſſez conſiderables, quoyqu’il n’en fit que de ſon neceſſaire : qui faiſoit qu’il ne pouvoit ſouffrir qu’on cherchaſt avec ſoin toutes ſes commoditez ; & qu’il blaſmoit tant cette recherche curieuſe & cette fantaiſie de vouloir exceller en tout, comme de ſe ſervir en toutes choſes des meilleurs ouvriers, d’avoir toûjours du meilleur & du mieux fait, & mille autres choſes ſemblables qu’on fait ſans ſcrupule parce qu’on ne croit pas qu’il y ait du mal, mais dont il ne jugeoit pas de meſme : & enfin qui luy a fait faire pluſieurs actions tres remarquables & tres Chreſtiennes, que je ne rapporte pas icy de peur d’eſtre trop long, & parceque mon deſſein n’eſt pas de faire une vie, mais ſeulement de donner quelque idée de la pieté & de la vertu de Monſieur Paſcal à ceux qui ne l’ont pas connu ; car pour ceux qui l’ont vû, & qui l’ont un peu fréquenté pendant les dernieres années de ſa vie je ne prétens pas leur rien apprendre par là ; & je crois qu’ils jugeront bien au contraire, que j’aurois pû dire encore beaucoup d’autrs choſes que je paſſe ſous ſilence.