Pensées (Stendhal)/07

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Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome premierp. 201-240).

PENSÉES DIVERSES[1]


En composant ne lis rien.


Il s’agit de faire rire un nombre M de personnes. Soit A + B + C = M. Il se peut qu’une certaine passion P fasse rire A de ces personnes, une deuxième P’ B, une troisième P’’ le reste C.

*

Un homme qui prouve sa bravoure devant un lâche offense cet homme lâche et excite en lui une certaine quantité de haine qui devient plus pénible 1o parce qu’il est obligé de la dissimuler ; 2o par le motif de cette dissimulation.

*

Il me semble que tous les hommes se forment un certain modèle idéal qu’ils se proposent d’atteindre (my grand-father to know the greek). S’ils viennent à rencontrer ce modèle idéal

1o il est possible qu’ils ne le reconnaissent pas ;

2o s’ils le reconnaissent, ils se diront : puisque cet homme est ainsi pourquoi ne lui ressemblè-je pas ? Cet homme n’excitera-t-il pas en eux un sentiment désagréable bientôt suivi de haine ? Cela existe d’homme à homme et de femme à femme.

Je crois que la plupart des femmes pensent à leur amant futur, peu d’hommes de vingt-cinq ans pensent à leur maîtresse future. Les femmes se dessinent un héros idéal qu’elles se donnent pour amant.

*

La mélancolie vient d’une passion non satisfaite d’une certaine manière ou de plusieurs passions non satisfaites. L’esprit alors voit tout impossible, l’âme s’afflige et l’on s’ennuie.

*

In my ode to the glory[2] a stroph for the critic of the erudition bavardant sur le génie et le jugeant.

*

Ridicule amour des sots pour les convenances. Le lâche aime[3] les lois, le sot les convenances. Petitot excluant l’honnête Criminel de son recueil parce qu’il y a un galérien. La secte des dévots actuels ne parle que des convenances : c’est là leur grand cheval de bataille, et la plus grande preuve possible de leur sottise.

*

Rien de si fort que de peindre un homme aussi philosophe que possible et malgré cela toujours entraîné par ses passions. Angélique du Joueur.

*

Je me purge[4], mon mal à la tête passe. Je reprends mon amour pour la gloire, j’approuve les vers que j’avais faits hier soir sans goût.

*

I write the 23 frimaire to Edw[ard] with for V[ictorine] phrases[5].

*

Le travail du poète dramatique consiste à faire dire à ses personnages des choses qui conviennent le mieux possible au modèle qu’il s’est formé dans l’imagination. Il invente donc trois ou quatre choses qui lui semblent d’abord également convenir et entre lesquelles à force de réfléchir il découvre la meilleure.

Faire un plan est plus difficile que faire une scène sur un plan, parce que dans le premier cas les choses comparées sont plus grandes et plus compliquées.

*

Je vois dans le feuilleton du Journal des Débats (du 29 au 30 frimaire XII) qu’on va jouer aux Français une nouvelle Électre imitée du grec et un Œdipe traduit du grec par Chénier, avec les chœurs et le superbe spectacle. J’avais eu cette idée au printemps. Le goût républicain triomphe chaque jour de l’afféterie monarchique de Racine, ce qui porte au premier rang Corneille et Alfieri. Jour de Noël 1803.

*

J’ai fait dix-huit vers aujourd’hui[6], j’en suis à trois cent six. Dès que j’aurai fini les deux Hommes, faire pour mon usage seulement un commentaire vers à vers d’Andromaque, Phèdre, Cinna.

Consulter beaucoup les grammairiens Féraud, Gattel.

*

Continué le 6 floréal XII [26 avril 1804] à Paris, rue d’Angivilliers, no 153.

*

h. En expliquant sa bassesse par un plan, on la rend plus basse qu’en s’excusant sur la circonstance.

*

Faut-il dire : je suis monté, ou j’ai monté à sa chambre ?

*

Le provincial prend tout au sérieux, le parisien cherche à rire de tout.

*

Les vers rimés français sont bien plus difficiles que les vers italiens sciolti. La peine pour la mesure dans les sciolti est égalée par celle de l’hémistiche et par le soin d’éviter les hiatus. La rime reste, et quelle difficulté.

*

L’abbé Delille se doute peut-être de l’harmonie imitative des sons de la chose par les sons du vers :

la grêle
À coups précipités fait retentir les tuiles.

mais non du rythme de l’accord des sons avec les passions. Chose où, ce me semble, Virgile est admirable et que Voltaire a entièrement ignorée. L’étudier à fond.

*

Vers faits tout seuls et venus naturellement :

Et la gloire qu’il fuit le couronne, en tous lieux…
Et branler du public les âmes éperdues…
(Caprices.)

*

William Godwin est une très bonne lecture pour un auteur comique.

*

Un tyran donnant l’ordre de faire périr ses ennemis (Égisthe dans le quatrième acte d’Oreste), un amant dans la mélancolie parlent lentement parce qu’ils trouvent du plaisir à développer leur pensée.

(Pour le chapitre intitulé des circonstances où l’on se complaît dans ce qu’on dit.)

*

h. Le trait le plus fort d’une passion, victoire de cette passion sur la plus forte après elle (l’homme n’ayant bien entendu que ces deux passions).

Pour concilier l’amour des spectateurs à mon personnage, que la deuxième passion soit la plus propre à leur plaire.

Cette union de philosophie sublime et de beaux vers doit l’emporter.

*

On pourrait[7] dans une satire sur les Chateaubriand, les Genlis, les Geoffroy, les La Harpe etc., etc., ou, pour mieux dire, sur leur ridicule doctrine, approcher de la perfection parce qu’on aurait d’excellentes choses à dire en beaux vers. J’avais résolu de faire cette satire, arrivé à Paris. Mais comme toutes leurs sottises sont ordinairement dans leurs journaux et que la critique animée va bien plus loin que la critique didactique, je veux après les deux Hommes faire une comédie en trois actes et en vers intitulée l’Intérieur d’un journal qui (dût-elle n’être pas jouée) peut avoir un succès mérité et bien plus vaste que la meilleure satire. Joint à ce qu’il y a de la bassesse dans un talent inhabile à produire et qui n’a de force que pour articuler son blâme, au lieu qu’une comédie est une création. Cet ouvrage peut même durer, en ce que l’envie poursuivra toujours le mérite et cela par la voix la plus commode, les journaux. J’y pourrai développer mon sentiment sur l’érudition et sur les chapons qui rognent les ailes du génie. Cette pièce toute comique et sans passion sera dans le genre des Fourberies de Scapin, du Cocu imaginaire, de Pourceaugnac, comique outré sous la monarchie, excellent dans une république naissante.

*

Arrêté :

Considérant qu’audaces fortuna juvat, et que si je ne fais rien d’extraordinaire je n’aurai jamais assez d’argent pour m’amuser, j’arrête :

Art. 1

Tous les tirages de la loterie de Paris

(les 5, 15 et 25) je mettrai 30 fs sur le terne 1, 2, 3.
Art. 2

Tous les premiers du mois je remettrai trois livres à Mante pour qu’il les mette sur un quaterne à un franc chaque tirage.

Art. 3

Tous les mois j’irai jouer six livres et quatre pièces de trente sols à la rouge et noire au no 113. Ainsi pour treize livres dix sols, j’acquerrai le droit de faire des châteaux en Espagne.

Paris, 15 floréal an XII [5 mai 1804].

*

Pour l’instruction que je puis tirer des auteurs, inventer trois marques à mettre à la marge de mes stéréotypes :

1o à imiter pour la pensée seulement ;

2o à imiter pour la versification seulement ;

3o à imiter pour la pensée et la versification.

1o en noir à la tête :/; 2o même forme en jaune ; 3o réunion de la noire et de la jaune ://.

*

Je cherche à voir la vérité et à la peindre de la manière la plus touchante possible.

Travaillant ainsi je ne peux pas vieillir, ni ma gloire tomber.

*

Aussitôt après les deux Hommes, m’enfoncer dans l’étude philosophique des théâtres anglais, italien, espagnol, grec, romain, etc., persans (poésie des).

Faire des extraits des endroits sublimes, des belles expressions de passion, etc., etc. et une analyse de l’intrigue de chaque pièce.

Pour cela il me faut être à Paris, à portée de la Bibliothèque Nationale.

*

Toujours chercher à faire faire par le personnage principal ce qu’on faisait faire par des subalternes. Au quatrième acte je faisais découvrir le secret de l’enlèvement à D[elmare] par le valet de Chamoucy, je le fais découvrir par Chamoucy lui-même au moyen d’une scène de flatterie, une des plus comiques de la pièce.

*

Toutes les superstitions sont amies. Grande idée et frappante. Mme de Genlis reprochant à Fontenelle d’avoir fait l’histoire des oracles.

Mahomet et le Tartufe persécutés.

*

Au lieu de mettre tant d’observations particulières dans the new philosophy, en tirer parti dramatiquement et les faire applaudir sur la scène. Cela me vaudra bien plus de gloire.

Faire dire sur la scène qu’à l’exemple de Molière un auteur comique ne doit pas aspirer aux honneurs académiques,

*

Mais quoi ? Interjection qui suppose que l’interlocuteur dit quelque chose, alors le premier lui dit : mais qu’est-ce que vous dites ?

Mais quoi ?

Appliquer cette remarque aux comédies de Picard.

*

L’imagination toujours frappée des mêmes objets s’en affecte plus vivement. (Préface de l’Héloïse.)

Voir si cela est vrai. Si oui, tirer les conséquences.

*

Faire demain un cahier de passions : amour, haine, ambition, etc., et je rangerai sous chaque titre ce qui m’attirera ou ce que j’apprendrai de propre à me faire connaître ces passions.

*

Donner le système de Saint-Salm sur les femmes à un de mes personnages de comédie. Celui-là ne sera pas fade.

*

Les yeux bordés de noir des têtes de femmes de Raphaël, qui leur donnent l’air d’avoir passé la nuit avec leur amant.

Examiner cette idée, qui me semble de génie.

*

Je viens de lire Boileau comme versificateur dans le temps que la fièvre et les remèdes m’empêchaient de travailler. J’en suis à l’Art poétique. Voici ce que j’en pense :

Dès qu’il parle morale, il bat la campagne. Ses critiques contre Pradon, Cotin et Cie ne sont le plus souvent que des injures. Quant au style, la facilité qu’il avait de bien peindre tout ce qu’il voulait le fait souvent descendre dans des détails superflus qui donnent de la lenteur à sa phrase. Il est souvent embarrassé de conjonctions et de mots inutiles, comme en effet, pour finir.

Il a une solennité qui déplaît.

Son mérite est la clarté, d’animer tout par une image, mais dans ses pensées comme dans son expression il manque de grandeur et quelquefois de goût. Rien n’est plus ridicule que de mettre à côté de la difficulté de passer le Rhin ou de prendre telle place forte, celle de nommer telle chose en vers. Voilà mon avis sur les épitres et les satires, en y joignant que sa sensibilité me paraît toujours imitée, on peut dire qu’il manque de sentiment.

Mais toutes ces critiques tombent sur sa pensée, sa manière de l’exprimer en vers mérite d’être toujours étudiée et souvent imitée.

Une des causes de son succès fut, peut être, qu’on était las de l’enflé et de l’exagéré qui régnait lorsqu’il parut. On fut charmé du vrai qui règne dans ses images ; on ne remarqua pas qu’il y règne peut-être un peu trop de timidité. Qu’on s’imagine seulement Corneille chargé par Louis XIV de décrire le passage du Rhin devant Tholus, il n’aurait certainement pas parlé de la difficulté de faire entrer Wurts dans le vers[8].

*

Je viens de lire l’Art poétique comme versificateur. Les vers sont partout également beaux peut-être décrivant tout manquent-ils quelquefois de rapidité. Une injustice marquée en parlant des Fourberies de Scapin, un manque de délicatesse en rappelant la misère de Colletet. Je trouve le troisième chant très supérieur aux autres.

Soyez vif et pressé dans vos narrations.
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.

B[oileau] a manqué là une adresse bien digne de lui. Le mot narration est long et se traîne avec peine, il fallait laisser cet embarras au deuxième vers et ne les faisant pas rimer ensemble, mettre un mot rapide à la place de : narrations.

*

Bien examiner jusqu’à quel point la vanité est la passion dominante des Français.

Quelle est la différence de la vanité et de l’orgueil ?

Rouget est l’homme le plus vaniteux que je connaisse. Son air de colère dans la moindre discussion.

Projets. — With my ode upon the fame envoyer to the I[nstitut] my scène 5 of réconciliation in speaking qu’elle m’a été inspirée par la vue de la charmante gravure de Guérin intitulée le Raccommodement Y mettre des notes bien écrites et profondes ; ne me pas nommer pour des raisons de famille, dire adroitement que je n’ai que 21 years.

*

Faire un article sur Mlles Duchesnois et George[9] portant sur cette belle vérité (si bien exprimée par Dryden parlant de Shakspeare) que le véritable mérite d’un poète comme d’un acteur est d’avoir l’âme la lus compréhensive.

Cela donnera à Mlle D[uchesnois] de nouvelles raisons de s’estimer elle-même et ne me nuira pas par conséquent auprès d’elle.

*

Si l’on pouvait mettre sur la scène un amant tuant sa maîtresse, Tancrède tuant Clorinde, si on pouvait éviter le ridicule, un tel spectacle serait le plus attendrissant de tous.

*

Est-il absolument nécessaire d’aller dans un salon pour connaître les hommes ?

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Quelle est la meilleure marche à suivre pour faire les progrès les plus grands et les plus rapides dans la connaissance de l’homme[10] ?


Note pour les Lettres persanes[11]. L’opinion générale est le bien de tous, la loi est la volonté de tous. Et vous voulez que les hommes en masse décident, d’une chose juste qui est contre leurs intérêts, qu’elle est juste ? À peine en conviendraient-ils dans le particulier.

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Dès qu’on craint le ridicule dans l’amitié, l’amitié n’est plus.

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En ayant toute la force de son côté, on peut se donner comme César toutes les apparences de la modération, en cédant une infinité de petites choses que l’on peut négliger.

*

La liberté est le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent sans avoir rien à craindre.

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Les douleurs dans l’enfantement sont une preuve de matérialisme.

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Les dévots sont bien bêtes, loin de proscrire l’optimisme, ils n’en devaient jamais sortir. Hic sola via salutis.

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Le philosophe peut augmenter la peinture de la force de ses passions par ce raisonnement : « Je sais que pour être aimé toujours il faudrait que tu ne fusses jamais entièrement sûr de ma passion, mais je ne puis te tromper, je sens que je ne puis aimer davantage. »

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Timon de Shakspeare[12]. — Dans le Timon de Shakspeare l’unité d’intérêt est parfaitement observée, à une scène près, malgré le grand nombre des personnages. C’est une très bonne comédie, mais qui prouvait à mes yeux une vérité qui m’est tellement démontrée qu’elle ne m’a pas transporté.

Souvent il se glisse un peu de faux dans les meilleurs préceptes qui sont vrais. Le laisser passer sans y prendre garde.

Alfieri recommande quatre ou cinq personnages. Pourquoi pas plus, si les autres servent à mieux développer la passion dans la tragédie, la vérité morale dans la comédie ?

En faisant pour nos mœurs ce que Timon est pour les mœurs d’Athènes (ou plutôt de Londres en 1550) on ferait une bonne comédie qui n’aurait rien à redouter du Dissipateur de Destouches, première, imitation de Shakspeare.

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Sur le Falstaff des tragédies historiques de Shakspeare.

Beaucoup d’hommes qui font les braves sont lâches au fond du cœur, N’est-ce pas un grand plaisir pour eux de voir Falstaff, un homme qu’ils peuvent mépriser en public à cause de sa lâcheté apparente, plein d’esprit. Cela leur prouve qu’on peut être très lâche et avoir beaucoup d’esprit, et tous ces gens-là visent à l’esprit.

Je crois que si Falstaff joignait une grande bravoure à son esprit. il exciterait beaucoup plus l’admiration et beaucoup moins l’envie de rire.

Falstaff doit plaire aux braves par sa lâcheté. Ces braves-là pour l’ordinaire ne sont pas plaisants en société. Chaque plaisanterie de Falstaff fait qu’ils se comparent avec les gens qui ont brillé devant eux, et le résultat de la comparaison étant à leur avantage, ils rient.

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Les plaisanteries augmentent-elles leur effet individuel en se suivant ? Je crois que oui. Les spectateurs se montent à la gaîté.

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Transporter dans des siècles reculés toutes les idées du siècle où l’on vit, c’est des sources de l’erreur celle qui est la plus féconde. À ces gens qui veulent rendre modernes tous les siècles anciens je dirai ce que les prêtres d’Égypte dirent à Solon : « Ô Athéniens ! vous n’êtes que des enfants ! »

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Montesquieu dit :

Toutes les unions sont fondées sur des besoins naturels.

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Une religion chargée de beaucoup de pratiques attache plus à elle qu’une autre qui l’est moins ; on tient beaucoup aux choses dont on est continuellement occupé (de là la théorie de l’amour).

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Lorsque le culte extérieur a une grande magnificence, cela nous flatte et nous donne beaucoup d’attachement pour la religion (la révolution française diminuant la magnificence de la religion prépare donc sa ruine).

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(Le consulat de Bonaparte prêche contre cette vérité) : Lorsque les lois d’un état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entre elles.

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Rien ne recule plus les progrès des connaissances qu’un mauvais ouvrage d’un auteur célèbre, parce qu’avant d’instruire il faut commencer par détromper.

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Ayant pris médecine[13] et lu ensuite tout le jour, je reprends pour me délasser ma superbe idée mère du 1er janvier 1803.

Déterminer les causes du plaisir que nous éprouvons au théâtre et de là les moyens de le porter à son maximum.

Il n’y a de vrai caractère tragique que celui qui est fondé sur l’opposition d’un lien et d’une passion. Zaïre : l’amour et la religion. L’amour offre dans Othello le comble du bien, la passion combattue par une autre qui montre son excès.

Peut-être que dans la société encore à ses premiers éléments (la famille d’Adam au moment où il y eut des petits enfants pubères) il n’y a point de lien.

Le lien, moralement parlant, est la crainte des maux que nous attireraient le mépris, la haine ou la vengeance des hommes ou des dieux si nous manquions à une promesse que nous avons faite tacitement ou solennellement.

Les héros s’élèvent à craindre même le blâme de leurs pareils. Exemple : Bruto primo craignant les reproches des grands hommes futurs si par la mort de ses fils il ne consolide la liberté romaine.

Une passion est la continuité du désir d’une même chose. Son effet est de nous faire conduire à chaque instant de la manière que nous croyons la plus propre à obtenir l’objet de nos vœux.

Son extrême maximum est de nous faire dire : j’obtiendrai telle chose, sinon je me donnerai la mort.

J’appelle caractère la somme des désirs[14] qui affectent un personnage. Le caractère de Phèdre est la somme de ses désirs depuis : N’allons pas plus avant, jusqu’à Toute sa pureté, plus ce que les autres personnages nous disent d’elle.

Plusieurs liens opposés à une position peuvent donner un caractère touchant[15].

*

Si vous êtes dieu[16] vous devez être très bon, et votre religion, qui n’existe que dans un coin du globe tandis qu’elle pourrait s’étendre partout, nous apprend que la majeure partie des hommes qui naissent seront éternellement malheureux.

Si vous êtes bon pourquoi avez-vous souffert que les maladies rendissent l’homme malheureux une partie de sa vie ?

Pourquoi les douleurs de l’enfantement, la prospérité des méchants ?

Moi, qui ne suis qu’un simple homme, je vous dis : « Pourquoi après vingt-cinq ans n’a-t-il pas été donné à la seule vertu de prolonger nos jours ?

Vos prêtres se sont montrés bien peu éclairés en proscrivant l’optimisme, et leur conte de la pomme est puéril.

N’est-ce pas votre faute si notre machine au lieu de produire des actions vertueuses en produit de vicieuses ?

Et je ne vois pas comment il est digne de votre bonté de faire des machines vicieuses et de les punir ensuite de l’avoir été. »

*

Comme je n’attends rien de personne je suis par mon caractère le moins flatteur de tous les hommes.

*

La variété des passions grande source de plaisirs dans un poème ; cette qualité est relative à la faiblesse de l’homme, donc dans les pièces pleines de sentiments sublimes qui fatiguent le vulgaire on doit chercher à mettre plus de variété que dans les autres.

*

J’ai senti parfaitement l’ennui des cloîtrés et le sentiment qui avoisine le désespoir à Brescia.

Pour bien sentir un effet de passion, il faut que notre bonheur ou notre malheur vienne d’une seule passion. Si j’avais manqué d’argent à Brescia je n’aurais pas senti l’ennui aussi sublimé.


Je lis Jones[17] du 15 au 18 vendémiaire XII [du 8 au 11 octobre 1803] pendant ma maladie qui peut contribuer à me faire moins goûter ses beautés. Si un homme avait fait le plan de ce roman et qu’un second l’eut exécuté, le second n’aurait presque pas de mérite à mes yeux. Il y règne un ton goguenard perpétuel qui n’est point agréable. Toutes les conversations et lettres d’amour sont manquées. Dans les premiers livres qui devaient être délicieux l’auteur ne donne que des résumés de conversation et ne montre jamais ses personnages parlant. Malgré tout ce que M. de la Place dit avoir élagué, il y a encore une prolixité fatigante dans les moindres détails, et Fielding ne décrit jamais le lieu où se trouvent ses personnages ce qui nuit souvent à l’effet. M. Western et Pastridge m’ont l’air de charges plutôt que de caractères, l’air républicain d’Angleterre peut cependant produire des caractères qui aient l’air hors de nature aux yeux d’un homme gâté par les mœurs de courtisan. Le roman réduit à deux volumes paraîtrait très bon.

« Les ambitieux[18] galonnent l’avenir de leurs chimériques espérances », et ce mot amertiser pour rendre amer. Tout cela choque mon père pour plusieurs raisons. Cela ne dit rien à son cœur, il sent qu’on veut le tromper, cela l’irrite, le style l’humilie.

*

Mon admiration pour Shakspeare croît tous les jours. Cet homme-là n’ennuie jamais et est la plus parfaite image de la nature. C’est le manuel qui me convient. Il ne savait rien. N’apprenons donc pas le grec. Il faut sentir et non savoir.

*

Le poète doit me plaire, voilà la loi. Si Shakspeare ne me platt pas, son procès est tout fait, je ne le relis plus.

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Vingt passions différentes peuvent conduire à la même action. C’est ce qui m’a fait dire il y a six mois que la sagacité était la qualité la plus difficile à acquérir (dans l’étude des passions).

*

J’ai vu hier chez Mme Loyer le dessin d’un monument élevé en 1795 aux Terreaux aux mânes des Lyonnais guillotinés après la prise de Lyon. La vue est prise de nuit, ce qui est très bien. Il y a aux quatre angles du monument d’immenses mascarons dont le spectateur ne devait pas voir l’ensemble au premier coup d’œil et qui devaient lui dire lorsqu’il les apercevait : notre douleur est immense, elle est effrayante par son énergie. L’idée de ces mascarons me semble sublime.

*

Condillac, Art d’écrire, justifie beaucoup de libertés blâmées par les critiques ordinaires, il dit : « l’art d’écrire est un champ de disputes, parce qu’au lieu d’en chercher les principes dans le caractère des pensées, nous les prenons dans notre goût ; c’est-à-dire dans nos habitudes de sentir, de voir et de juger : habitudes qui varient suivant le tempérament des personnes, leur condition et leur âge. »

*

Je ne suis pas encore assez sûr de moi[19] dans le monde pour pouvoir y être aimable à volonté. Il faut donc profiter des jours où je me sens inspiré. Mme… m’avait plu à la redoute dernière (mercredi) : elle paraissait partager ma passion naissante. J’ai laissé passer sans la voir jeudi, vendredi où je sentais que j’aurais eu mille choses à lui dire et ai resté avec elle aujourd’hui samedi trois heures. J’ai pu être aimable, mais j’ai certainement perdu à ses yeux. Je lui ai dit que j’avais beaucoup travaillé pour m’empêcher de devenir amoureux. Depuis que je songe à lui plaire toute ma conduite a dit : « Je ne veux pas aimer, je me connais, j’aimerais trop tendrement pour mon bonheur. » Je lui ai dit ce soir que je ne voulais pas faire le petit Gustave, elle lit Valérie dont elle est enchantée.

*

Il y a une première instruction à tirer d’un fait seul sans caractères.

Il y en a une deuxième à tirer des caractères.

Il faut un exemple pour faire sentir cette distinction :

1o Un fait conté comme dans les comédies de Calderon.

2o Ce fait avec le détail de caractère par Molière ou Shakspeare.

*

Quoique scythe et barbare elle a pourtant aimé.

*

Philosophie nouvelle.

Ma grande division du centre de sentiment et du centre d’adresse.

Je suppose qu’un cordonnier et moi nous soyons également épris de Mlle de T. Certainement nous emploierons des moyens fort différents pour réussir à lui plaire.

La différence entre nous ne sera que dans le deuxième appareil.

Supposons que le maximum de sentiment soit exprimé par 12 ; le maximum d’adresse aussi par 12. L’homme où le sentiment serait 0 et dont l’adresse serait 12, serait le héros de la société.

L’homme chez qui l’adresse serait 0 et le sentiment 12, serait mis aux petites maisons. (Doute.)

*

Comment nommerai-je cette ardeur des citoyens de Grenoble pour détruire quatre peupliers plantés en l’honneur de l’armée d’Italie à son passage ? Comment nommerai-je le plaisir avec lequel on m’a raconté la ruse dont on se servit pour les arracher pendant la nuit ? ou plutôt cette circonstance ne justifie-t-elle pas les citoyens de Grenoble et ne désigne-t-elle pas quelques aristocrates seuls au mépris de la postérité ?

*

À l’égard d’une femme, diminuer la timidité de l’orgueil, dont myself, par l’image des voluptés physiques qui donnent à l’âme une douce langueur et par là la font ressembler davantage à celle de la femme attaquée, et lui donnent plus de moyens de la comprendre et de s’en faire entendre.


Philosophie Nouvelle[20]
(Sentiments et idées)

Je nomme sensation l’effet du contact de ce qui est hors de nous avec notre corps.

Le cerveau est un sens intérieur qui reçoit les rapports de tous les autres et qui a la faculté de combiner des sensations (imaginer), de porter des jugements sur elles (raisonner), de se rappeler les sensations (se souvenir).

Je nomme cœur l’ensemble des organes destinés à sentir les passions, ces organes sont les parties intérieures du corps humain, où il y a le plus de nerfs.

J’appelle idées les sensations du cerveau, je nomme sentiments les sensations du cœur.

« Je me remplis si fortement de cette opinion qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. » (Manon Lescaut 259.)

Voilà bien les deux systèmes agissant distinctement et l’un sur l’autre. Il y a toujours à gagner dans les écrits de ceux qui ont peint la nature ressemblante.

Prévost avait vu la division de l’esprit et du cœur, il parle souvent d’une manière conséquente à ce principe.


Ne sais-je pas que mes amis[21] m’entendront toujours, qu’ils expliqueront mes discours par mon caractère, non mon caractère par mes discours.

(Réfléchir à cela. Dans le monde explique-t-on le caractère par les discours ou vice versa ?)

*

For end my book on new philosophy, write my opinion upon the excellency of this age for a bard, et disant toutefois que ce n’est point dans la bonne compagnie qu’il doit nourrir son âme, parce que les gens qui la composent font tout par imitation du bon ton, mais dans les familles simples qui se montrent ce qu’elles sont réellement.

*

Tout ce qui est trop énergique est de mauvais ton, le style laconique est énergique, il faut donc le fuir. La vanité est presque le caractère général des Français, on est donc sûr de les intéresser par la délicatesse et la finesse. Pour avoir ces qualités il faut laisser beaucoup entendre sans rien dire de trop clair, surtout remplir scrupuleusement les convenances. C’est l’origine du crédit dans le monde. Pour peu qu’on le connaisse on sent bien qu’on ne peut avoir de prise sur un homme qu’autant qu’il manquera de finesse. On a donc du crédit en proportion de l’usage qu’on a.

Hier sous ma fenêtre un cocher de fiacre disait en parlant d’un autre : « Tiens l’autre, on veut plaisanter, et il n’entend pas la plaisanterie. » Chez quelle nation trouvera-t-on de pareilles choses dans la bouche de gens de cet état ? Le Français veut avoir de l’esprit, c’est là sa manie. Au lieu de tant de passions qu’il serait difficile de distinguer et de manier dans la société, il suffit donc de s’attacher à la connaissance de la vanité : et pour la flatter avoir une fine gaîté dans la conversation, et il ne faut pas craindre d’être inintelligible, c’est là le sublime du genre. On se gardera bien d’avoir l’air de ne pas comprendre.

Je sens en écrivant des lettres que plus mes phrases sont bien arrangées et moins elle signifient, plus je m’approche du bon ton. Il ne faut donc jamais écrire de lettres, ni faire de visites, dans les moments de passion.

On n’a rien à faire dans le monde. Il faut toujours pouvoir se moquer de ce qu’on fait. L’accomplissement des convenances est une merveilleuse chose pour cela.


For the New Philosophy[22].

h.. Pour réussir, flatter mes contemporains, j’en ai un moyen bien aisé. Je pense beaucoup de bien de notre siècle par suite du système de perfectibilité. Donner tout ce que je pense de bien, non point comme une suite ou une preuve de mon système, mais comme une chose qui m’est prouvée par le sentiment. Cela bien entendu, avec le Tangage propre de cette passion et non point avec les phrases si froides de la philosophie du xviiie siècle.

*

L’amour est un combat d’amour et d’espérance.

*

Faire mon menteur, opéra en trois actes, le rendre aimable et lui donner des ridicules aimables par le motif qui l’y ferait engager, lui donner les petitesses de Rouget, ennoblies.

Mon menteur pourrait, comme Rouget, communiquer à ses amis des lettres qu’il dirait écrites par des dames.

Le menteur.

Ne les trouves-tu pas plaisantes ?

L’ami.

Moi. Très plaisantes. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’elles sont écrites de la même main.

Le menteur.

Quoi ! Croiriez-vous que je vous mens ?

L’ami.

Non, c’est que vous ne me communiquez vos lettres que par copies. Vous ne voulez pas compromettre celle qui les écrit.

*

Il est très heureux[23] de n’avoir pas fait les deux Hommes l’année dernière. J’aurais fait une comédie sans comique. Je m’en vais refaire le plan et le rendre comique. Il vaut mieux que ma pièce paraisse un an plus tard et soit meilleure.

*

Y a-t-il des circonstances où la poésie française doive chercher à être dure ? Ne doit-elle pas toujours (à égalité de force et de vérité dans la peinture) chercher la douceur ?

Montrer par un exemple quelle est la plus grande différence que nel colorarlo on puisse donner au même sentiment. Voilà le plus grand problème du style.

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Two men préface[24]. — Faire remarquer que le style doit être vibrato, dans le sens d’Alfleri[25]. Racine n’a pas cette qualité.

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Il suit de ma conduite que ma passion de faire un ouvrage parfait est la plus forte. Mais elle est obligée de remporter sans cesse la victoire sur l’envie d’avoir vite une réputation.

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On peut teindre[26] le même fait de toutes les passions différentes par la manière dont on le dit.

Un fils abandonné, comme Robinson Crusoé, dans une île déserte, avec son père, racontant la mort de ce père.

Et Arlequin disant du sien : « Le pauvre homme mourut du regret de se voir perdu. »

Suivre cette idée.

  1. Ce cahier daté de Claix le 10 vendémiaire an XII [3 septembre 1803] est extrait de la liasse no 5 des manuscrits de la Bibliothèque de Grenoble cotés R. 302. Il porte en tête cette note : « Faire à Grenoble avec Pauline, un extrait de tous ces anciens cahiers, ce fatras me lasse. Germinal XIII. » N. D. L. É.
  2. L’ode à la gloire que Beyle voulait écrire pour le prix de poésie de l’Académie. N. D. L. É.
  3. Un lâche ne peut aimer sa patrie, par conséquent avoir d’amour soutenu pour les lois.
  4. 2 nivose XII [24 décembre 1803].
  5. Édouard Mounier camarade d’Henri Beyle, qui était amoureux de sa sœur Victorine. Cf. Les amours romantiques de Stendhal et de Victorine, par Paul Arbelet. Émile-Paul, 1924. N. D. L. É.
  6. 18 nivose XII [9 janvier 1804].
  7. 8 brumaire XII [31 octobre 1803].
  8. 8 brumaire XII [31 octobre 1803].
  9. On trouvera dans les Mélanges les notes et les projets d’article de Stendhal, à cette époque de sa vie, sur Mlle Duchenois. N. D. L. É.
  10. Le cahier est terminé par des tableaux de rimes relevées dans La Fontaine, Corneille, Regnard, de listes de mots dont la quantité est douteuse, etc. N. D. L. É.
  11. Ces pensées se trouvent à la Bibliothèque de Grenoble au tome 27, des manuscrits cotés R. 5896, et sont datées de Claix le 7 septembre 1808. N. D. L. É.
  12. Grenoble 5 vendémiaire XII [28 septembre 1803].
  13. Les fragments suivants se trouvent dans les manuscrits de Grenoble R. 302. Le premier est daté du 30 fructidor XI [17 septembre 1803]. N. D. L. É.
  14. Plus ses habitudes.
  15. Stendhal fait suivre ces réflexions de plusieurs tableaux englobant les liens naturels, les liens sociaux, les liens envers les dieux, puis les désira, les habitudes, les passions, etc…
    N. D. L. É.
  16. 3 vendémiaire XII [30 septembre 1803].
  17. Ce fragment se trouve sur un feuillet perdu au tome 15 des manuscrits cotés R. 5806. N. D. L. É.
  18. Ces quelques pensées sont isolées au tome 1 des manuscrits de Grenoble cotés R. 5896, Les premières ont dû être écrites, comme on le verra plus loin, le 11 février 1804.

    N. D. L. É.

  19. Cette pensée est datée du « samedi 21 pluviose, veille de l’éclipse Or le 21 pluviose n’est tombé un samedi qu’en l’an VII et en l’an XII, c’est-à-dire le 9 février 1799 et le 11 février 1804. Or en 1799 Stendhal n’avait pas encore commencé son journal et le 12 février 1804 il y eut une éclipse de soleil à Paris N. D. L. É.
  20. Fragment daté du 4 Soréal XII [24 avril 1804] et provenant des manuscrits de Grenoble R. 302. N. D. L. É.
  21. Pensées datées du 8 floréal XII [28 avril 1804] et empruntées au tome 4 des manuscrits R. 5896. N. D. L. É.
  22. Ce cahier daté du 23 floréal XII [23 mai 1804] se trouve au tome 27 des manuscrits de Grenoble, cotés R. 5898. N. D. L. É.
  23. 7 floréal XII [27 avril 1804].
  24. Préface pour les Deux hommes. N. D. L. É.
  25. Ne nommer jamais personne dans mea ouvrages
  26. 11 prairial XII [31 mai 1804].