Pensées (Stendhal)/08

La bibliothèque libre.
Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome premierp. 241-322).

MES PENSÉES[1]



Ordinairement[2], dans ce que j’écris, les termes sont pris dans leur maximum de signification, à moins que je n’en avertisse par une modification.

*

Il est facile de plaire au peuple ; mais on ne lui plaît pas longtemps, une nouvelle bêtise remplace bientôt la nôtre.

*

Blesser le moins possible la vanité du lecteur.

*
Rythme

est la seule chose qui fait qu’à égalité de mérite les vers valent mieux que la prose. L’étudier. XII. Pal. XII.

Voir toujours les originaux. Cette méthode n’a garde d’être recommandée par les copistes et est la seule bonne. La liaison des idées de l’auteur bouleversée par le copiste vous donne un peu de sa passion, vous en montre la direction, et alors vous comprenez mieux ses idées, et tous leurs corollaires se présentent en foule.

Lorsque l’auteur est obscur lire l’esprit de lumière qui l’a éclairci, et remonter ensuite à l’original.

*

Il me semble que Florian ôte à Don Quichotte une grande partie de son mérite, la plaisanterie n’est plus naïve.

*

Il quando, il come, e il dove. Ne voilà-t-il pas les questions à faire sur les passions et leurs effets. Alfieri se les fait.

*

Ce sont les états de passion qui font les caractères propices à la comédie, et non pas les passions. Les états de passion tournent en habitudes.

*

Toute métaphore doit être peignible par Raphaël.

*

Pourquoi les auteurs de la fin de la monarchie sont-ils si anti-dramatiques ?

Qu’ils le soient outre la lecture de leurs pièces, c’est l’avis de Goldoni préface du Molière, c’est le mien depuis longtemps.

*

Lire souvent Mirabeau, Cet homme a dit la vérité avec pleine franchise. Ses jugements sur Louis XIV et Auguste, jugements appuyés de faits, montrent combien les gens de lettres ont été vils.

*

Mon cher cousin, on ne peut plaire qu’autant qu’on est naturel et vous m’inspirez de la terreur, je ne le suis pas devant vous. Je vous ai pris pour modèle en entrant dans le monde, je crains votre jugement à cette heure[3].


Premier Cahier
Mes Pensées
27 floréal an XII [17 mai 1804].

La manière dont l’esprit d’invention de Franklin est expliqué dans la Biblio[thèque] britannique m’a frappé ; en éloignant de sa mémoire tout ce qu’il y a d’inutile dans les idées on parvient à inventer sans cesse parce que chaque combinaison donne quelque chose d’utile.

*

Le sourire, lorsqu’on sent qu’on est supérieur à ce qu’on vous croit !

*

L’idée que je suis au commencement de ce cahier et que je relirai souvent ce que j’écris sur cette page fait que depuis huit jours je n’ose rien y mettre.

*

C’est une bien grande folie de mettre son bonheur dans des jouissances contradictoires. Je veux travailler et aller. dans le monde, cela est absolument impossible. Je suis déjà obligé de négliger Phèdre, Carara et autres[4].

After the two Men, je pourrai me livrer au monde pendant six mois.

*

Le langage des femmes doit-il être aussi vibrato que celui des hommes ? Non, parce qu’elles doivent être presque toujours retenues par la pudeur et que quand la pudeur ne les retient plus, l’habitude doit encore influer sur leur esprit ; cette dernière annonce est peut-être trop fine pour être rendue dans le poème dramatique.

Rouget me conte qu’il a e.fi.é une Mme de Saint Souplet qui après la cérémonie a dit en pleurant : « Je suis donc comme toutes les femmes. » Cette excuse est profonde à ce qu’il me semble.

*

Si jamais[5] il y avait un roi digne de gloire, ce qui n’est pas à craindre, on serait embarrassé à le louer parce que la flatterie aurait déjà employé toutes les formes, le seul moyen qui restât serait de remonter aux principes et de trouver la beauté de ses actions.

Cette pensée m’est venue aux Français où je l’avais en bien plus beaux termes.

*

Il se peut que ce ne soit pas toujours faute de passion que les gens du monde ne passionnent pas fortement tout ce qu’ils disent ; c’est de la même manière que les tyrans ne crient pas en donnant leurs ordres, ils sont accoutumés à une attention très fine. C’est R. qui m’a fourni cette réflexion.

Il n’y a da imitare dans l’Andromaque que l’idée de faire demander par Hermione le meurtre de Pyrrhus à Oreste et de l’en faire maudire après. Cette idée-là est sublime, rechercher si elle appartient à Racine.

Les sc[ènes] où il y a beaucoup de choses da imitare sont celles entre Hermione et Oreste, entre Pyrrhus et Hermione et la dernière s[cène] d’Oreste.

*

Le rythme, chose entièrement ignorée des mauvais poètes et des mauvais prosateurs, qui dans le même sujet à côté l’une de l’autre mettent une phrase requinquée à la Dorat, et une phrase simple et large à la manière de Bossuet.

Je crois que le rythme de la douleur est causèrent, coulèrent, d’après les vers (de Coras, je crois) que Chateaubriand rapporte dans le deuxième volume.

La troisième personne du pluriel du présent défini.

*

Je ne trompe que les sots, disait Beyle. — Hé comment ? lui dit-on. — C’est qu’il n’y a que les sots qui croient que je puisse aller contre mes intérêts.

*
Le faux Métromane

15 prairial XII [4 juin 1804], à minuit jusqu’à 1 heure du 16 prairial le thermomètre à 24°, grande chaleur.

Je pense à faire une comédie en cinq actes du faux Métromane ; le sujet me paraît divin pour la comédie. C’est le plus beau sujet vraiment comique qu’on puisse traiter dans ce moment-ci. Je suis étonné comment personne ne l’a encore entrepris.

1o Il me donne occasion de tomber sur les critiques sans sentiment que je déteste tant, et de bien ridiculiser leurs fatras d’érudition.

2o Aux yeux du philosophe ma comédie ridiculise le vice le plus répandu actuellement dans la classe la plus civilisée, ce vice n’a rien d’odieux (je crois que c’est Jean-Jacques qui l’a donné à la nation).

3o Je venge les véritables artistes qui seront tous pour moi.

4o Tous les hommes les plus civilisés de France qui forment le corps de mes juges ne sont composés ou que de vrais artistes, Guérin, David, Lemercier, Picard, Collin d’Harleville, etc., etc., Lancelin etc. ou de faux métromanes, ou de gens jaloux de tous les écrivains, tels que mon oncle, etc., etc… ceux-ci forment l’immense majorité, et ne se lasseront jamais d’applaudir ma pièce puisqu’elle satisfera leur passion favorite, la jalousie.

Quel sujet que celui qui enchante tous les juges excepté ceux qu’il ridiculise ! et dont encore beaucoup applaudiront pour se sauver du ridicule.

5o Quel service ne rendrais-je pas aux arts si je parvenais à les délivrer des faux amateurs.

Ce sujet me semble parfait de tous points. Reste à voir si personne ne l’a tenté : voir le faux Savant de Duvaure. Que mon plan soit entièrement dans les principes d’Alfieri, corrigés d’après l’exemple du Timon de Shakspeare et de la Cassandre de Lemercier.

Ce sujet est parfaitement de ceux qui doivent être traités en vers. Plusieurs deviendraient proverbes. Mais les vers sont si longs à bien faire que j’ai presque envie de le faire en prose. En prose, une fois le plan fait, en deux mois tout est construit.

Je lis le faux savant[6] de Duvaure, 1759, pièce de la dernière médiocrité. Charge. Le faux savant dit que Troie est en Afrique au lieu où l’on voit aujourd’hui Constantinople. Le faux savant s’est encore introduit dans une famille comme le Tartufe, le méchant, etc. Il n’y a pas d’intrigue. Le dénouement est une extrêmement plate copie de la table à tapis du sublime Tartufe. Il y a un maître d’italien qui fait le maquereau et qui développe son caractère sur le théâtre. En tout mauvaise charge. Le seul mérite de l’auteur est de ne pas courir après l’esprit.

Le F[aux] M[étromane] est un des ridicules les plus élégants de la société la plus policée possible (voyez le cahier de cette comédie).


Suite des pensées[7]

Le soudain ne serait-il point la chose sine qua non il n’y a ni rire, ni pleurer. Si cela est, en amenant la chose qui doit faire rire ou pleurer quelqu’un par les degrés les plus petits possible pour ce quelqu’un on pourrait éviter le rire ou les larmes.

*

h. Les figures affaiblissent le sentiment. Cela est si vrai qu’on se sert de figures pour annoncer une mauvaise nouvelle à un malheureux qu’on veut ménager. M. D. n’est plus est moins dur que M. D. est mort.

*

Un article fort bien écrit qui est aujourd’hui (15 messidor XII) dans le Journal des Spectacles (sur Mlle Duchesnois jouant Clytemnestre) remarque que les mêmes tragédies faisaient beaucoup pleurer il y a 20 ans (1784) et ne produisent point cet effet aujourd’hui.

Voilà un fait qui prouve bien mon opinion. Mais d’abord est-il vrai ?

S’il est vrai, quelle en est la cause ?

À la première vue nos caractères, devenus plus forts, demandent des impressions plus fortes et plus vraies, en un mot une autre tragédie que celle de Racine.

Je suis persuadé que si on voyait jouer pour la première fois le Cid et Iphigénie, le Cid ferait fondre en larmes et Iphigénie serait critiquée de tous côtés. Iphigénie est la pièce qui doit plaire le plus aux gens médiocres, aussi la joue-t-on très souvent.

*

« … Mais ils eurent beaucoup de peine à venir à bout de l’hôte qui était désespéré de la mort subite de ses outres ». Plaisanterie qui fait rire et qui est excellente parce qu’elle est parfaitement naturelle et qu’elle n’a besoin que d’un esprit gai pour la dire. Elle nous découvre soudainement le ridicule de Don Quichotte et la mort subite d’une outre est une absurdité. D. Quichotte, II, 152.

*

h. Sur Palissot. Il faut avoir bien peu de génie pour ne pas savoir faire une longue comédie sur des gens qui endoctrinent l’univers à tort et à travers, qui offensent par conséquent l’amour-propre, et dont le chef s’écrie

S’ils ont des préjugés j’en guérirai les ombres !

Juger ainsi pour moi les hommes par un trait. D’Alembert par son mot à Voltaire sur Corneille.

*

Marmontel ne sent pas dans Pourceaugnac le mérite de l’intrigue qui tend si bien à faire naître la crainte dans le provincial, et c’est cela qui montre la tête vraiment dramatique.

*

Aristophane est plein de verve et a parfaitement fait ce qu’il voulait faire. Molière l’a imité quelquefois, chose ignorée de nos plats critiques qui se sont laissés éloigner des anciens par Voltaire.

Le froid Marmontel dit (II, 384)

« … Témoin la comédie des Nuées, exemple mémorable de la scélératesse des envieux, et des combats que doit se préparer à soutenir celui qui ose être plus sage et vertueux que son siècle. »

Voilà un dévot jugeant Tartufe. Cela est digne de la scène. Les ph[ilosophes] du 18e siècle (Voltaire, Marmontel, La Harpe, d’Alembert) ont si peu connu les passions et leur langage qu’ils se sont trahis eux-mêmes par leurs écrits. Chacun voit par la chaleur de Marmontel qu’il se croit un de ces sages.

*

Aristophane m’a paru dans un endroit plus énergique que Molière. L’étudier ainsi que Goldoni, Federici, Lopez et Calderon, Plaute.

*

Socrate faisait sortir les pensées d’autrui sans dire les siennes. Me V[albelle] se fait conseiller de cette manière l’enlèvement par Chamoucy.

*

Les caractères qui ne se développent pas en eux-mêmes, comme Philippe II, ne sont pas bons pour le théâtre. Leur place est dans le poème, où le poète peut les décrire.

Le poète dramatique doit avoir quelques idées de l’excellent peintre, le poète ordinaire ne parle qu’aux oreilles, lui parle aux yeux et aux oreilles.

*

Alfieri croit à la perfectibilité.

V. 337. « te Il devaldo…… le tinte del suo carattere hanno pero un non so chè di ondeggiante fra i costumi barbari dei. suoi tempi, e il giusto illuminato pensare dei Posteri. » 17 prairial XII.

*

h. Aux Dévots. — Vous établissez une religion dont les lois sont à la vérité impossibles à suivre, mais qui, si elles l’étaient, feraient le bonheur des hommes, et vous chassez les philosophes dont les lois sont moins parfaites, mais exécutables. Vous comparez les deux systèmes en vigueur et vous vous targuez. Mais dans le fait les hommes ne pouvant suivre vos lois ne suivent plus que celles de leurs passions et sont beaucoup plus malheureux que s’ils étaient guidés par les philosophes.

*

Vanité, effet des plaisanteries.

Barrai m’a fait de 2 1/2 à 3 les plus mauvaises plaisanteries du monde, tout en était bête, et cependant elles me troublent le reste de la séance. Chose à employer. Me ferrer là-dessus. Prendre aussi l’habitude de ne pas dire un mot de raisonnable en toute une journée, ne faire que plaisanter.

*

Je fais plusieurs réflexions sur le bonheur, aujourd’hui dimanche 19 messidor XII.

1o Dans ma conversation, excepté avec Mante, plaisanter habituellement. Il faut me former à cela.

2o Chez une nation où la vanité est la passion régnante, un mot spirituel pare à tout, gagne tout. Prendre donc l’habitude de ne jamais agir par passion, mais être toujours de sang-froid.

3o Prendre cette habitude-là dans les plus petites choses. Marcher dans la rue entrer au café, faire une visite, de sang-froid. Ce qui ne veut pas dire d’un air froid ; au contraire, avoir un air dans le genre de celui de Fleury. Pour parvenir a cela, m’arrêter dès que je me sentirai dominé par une passion. J’ai assez de ma passion pour l[a] g[loire]. Dans le reste, me souvenir que les passions usent la vie, et que les goûts l’amusent.

*

Descartes conseille, avec beaucoup de raison ce me semble, de tâcher de prendre sur soi de ne pas s’affliger des événements arrivés. Je suis malade, j’ai perdu une somme au jeu ? que me sert de m’affliger ? tout le temps qu’on s’afflige, la porte est fermée aux plaisirs. Il n’y a qu’une affliction agréable, c’est, je crois, celle qu’on nomme mélancolie. Lorsqu’on se dit le cœur gros : je méritais mieux ; et de qui mériter mieux ? S’il n’y a point de dieu, des hommes ? Je les croyais donc meilleurs qu’ils ne sont. Employer le temps où je sentirai la douleur non point à m’ affliger, chose inutile, mais à chercher les moyens d’éviter pareil malheur à l’avenir. Voilà une des meilleures recettes pour le bonheur. Tâcher de chasser l’amour de la vengeance de mon caractère. Lorsqu’une passion est trop vive, lui céder un peu, cela m’en dégoûtera.

*

5. Chercher les plaisirs de sa position. À cette heure à Paris, avec cent livres de pension je ne respire que dans le temps où j’aurai six mille livres de rente. Erreur. Cherchons les plaisirs à ma portée, sans Tencin je ne me doutais pas des Pains. J’aurais pris l’habitude de la sauvagerie et serais devenu maussade pour le reste de ma vie.

*
Chateaubriand[8]

Les pensées de cet auteur sont si désagréables à lire dans l’original à cause de l’enflure du style que je prends le parti de les extraire.

*

II. Dans le pathétique et dans le terrible, le Dante a égalé et peut-être surpassé tous les poètes.

*

La femme est essentiellement vaniteuse.

*

Racine est supérieur à Virgile dans les caractères. Agamemnon, Achille, Oreste, Néron, Mithridate, Acomat sont fort aud-essus d’Énée et de Turnus.

*

Tencin ne peut se souffrir seul avec lui-même ; il cherche toujours d’une manière ou d’autre la rencontre des autres hommes. Voilà donc l’homme le plus fait pour la société, celui qui en a le plus grand besoin, qui par conséquent quand il a de l’esprit doit y plaire le plus.

Ici plaire le plus n’est pas plaire le plus à tel homme en particulier, mais plaire le plus généralement. Il ne faut pas que des vingt personnes de votre société une ait dix livres d’amour pour vous et les autres zéro, il vaut infiniment mieux que chacun ait 1/2 livre.

*

Je crois que[9] pour bien faire la comédie il faut se dépassionner. J’étais tout plein des pensers d’amour il y a deux jours en finissant le racommodement of the two men. Voulant revoir le plan of t[he] t[wo] m[en] et l’idée du F[aux] M[étromane] m’étant venue, je suis obligé de remonter à la vue générale des passions.

Il y a une vallée délicieuse composée d’un grand nombre de contours invisibles les uns aux autres. Chacun est consacré à une passion et est composé des objets les plus propres à la porter à son maximum. Cette vallée est immense puisque Paris avec toutes les campagnes des environs, théâtre où vit le peuple le plus civilisé qui ait encore existé, n’en occupe qu’une partie. Le lac de Genève et ses environs, les îles Borromées et les délicieuses rives du lac Majeur, Naples et ses délicieux rivages, lieux où les mortels sont enflammés du plus fort amour qui puisse exister, en occupent trois parties différentes. La vanité habite dans quelques salons de Paris.

Cette vallée enferme tous les temps comme tous les pays ; elle ne suit point la courbe ordinaire de la terre, elle est parfaitement horizontale. Au milieu est le pays des grands artistes et des grands philosophes. Ils habitent tous une tour d’immense structure située exactement au milieu de la vallée[10]. Leur vue est infiniment pénétrante, c’est-à-dire que rien ne peut l’arrêter et qu’elle voit parfaitement tout ce qui existe dans la vallée. Ils vont aussi partout excepté dans une partie qui est l’avenir ; cette partie qui arrête leurs pas, arrête aussi quelquefois leur vue. Ils n’en aperçoivent les objets que d’une manière indécise ; cependant ils ont le plaisir de voir clairement la postérité admirant leurs ouvrages et adorant leur génie.

Comme rien n’arrête leurs regards et que tout ce qui est entre eux et l’objet qu’ils veulent voir…

Leur vue est parfaite. C’est-à-dire qu’elle voit parfaitement tout ce qu’elle peut voir.

Au milieu de chaque province de la vallée est une tour habitée par les grands artistes et les grands philosophes du pays et du temps que la province représente. Cette tour est invisible à tous les yeux autres que ceux des savants et des phillosophes. Ainsi dans la tour qui existe au milieu du Paris de 1664[11] on voit le divin Molière. Dans la tour de Florence de 1300 on voit le terrible Dante.

Corneille, Racine, La Fontaine, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, mais tous montés à des hauteurs différentes, suivant lesquelles ils aperçoivent plus ou moins de choses. Dancourt est au rez-de-chaussée et ne voit que son temps. Ils ne voient que les actions des hommes, mais suivant qu’ils sont plus ou moins habiles, ils découvrent les diverses passions qui les causent.

Les philosophes[12] écrivent leurs remarques sur les hommes. Les poètes les font parler ou les décrivent. Ceux qui les font parler et qu’on nomme dramatiques parviennent à l’aide d’acteurs qui récitent les paroles qu’ils ont arrangées à produire une imitation exacte des hommes qu’ils ont pris pour modèles. (Faire une allégorie parfaite dans ce genre-là, elle m’aidera beaucoup à rendre mes idées (images) plus claires. J’étais il y a deux jours dans le pays d’amour, je m’en éloigne depuis lors et montant dans la tour je vois davantage d’hommes et de femmes, mais je vois moins bien ceux qui me servaient de modèle pour Charles et Adèle).

*

Aristophane[13] dans ses Chevaliers joue le peuple d’Athènes lui-même, qu’il représente par un vieillard imbécile, il attaque Cléon qu’il montre dirigeant le vieillard.

M. (l’auteur qui a traduit Aristophane dans une édition du Théâtre des Grecs de 1788)[14] dit qu’A[ristophane] développe dans les Chevaliers cette vérité morale :

« La libre disposition de suivre les premiers mouvements de sa volonté est le plus grand de tous les esclavages. »

Voir sur cette proposition (où il y a du vrai) Shaftesbury, the Moralist, part II, sect. 1.

M. prétend qu’on peut faire d’après cette vérité une infinité de comédies de caractères (par les diverses manières dont les fripons abusent des vieillards qui se laissent plutôt conduire par un étranger que par un parent). Je n’en vois qu’une : l’homme qui craint d’être gouverné, en 3 actes, prose. Un vieillard qui ne veut pas absolument se laisser gouverner. Cette manie fait qu’il fuit les conseils raisonnables pour suivre des déterminations suggérées d’une manière très comique ou par les hasards les plus baroques ou par l’intérêt des subalternes, quelque valet qui pour arriver à une fin très peu importante comme de porter une lettre qui lui vaudra une étrenne de douze francs fait perdre au vieillard un capital de cinquante mille livres ; voilà ce me semble un sujet très comique (Bibliothèque Nationale, 20 prairial XII).

Suivre mon projet de Grenoble de décrire tous les êtres humains que j’ai connus, c’est là que j’ai vu la nature, tout le reste est cru d’après les livres, dont plusieurs à la vérité doivent être très vrais, les Mémoires de Rabutin, etc., etc., de Goldoni.

En déduire une théorie d’imitation non seulement de ce que j’ai vu, mais encore de ce qui doit être. Je m’en veux de n’avoir pas songé à l’excellente scène par laquelle Aristophane expose sa comédie des Nuées.

Si les ennemis des philosophes (Mme de Genlis, Chateaubriand, Geoffroy, Fiévée, etc., Petitot, etc.) ont tant de talent, tant d’usage du beau monde, une science si profonde des convenances, que ne font-ils une comédie sur les philosophes, sujet que la malice du monde favorise tant.

*

Il y a une espèce d’hypocrisie utile.

*

Voltaire, dit Brunek, est souverainement injuste sur Aristophane et par conséquent le petit Laharpe.

Cela est conséquent à mes principes. Voltaire n’avait pas un grain de ce génie dramatique que Molière et Goldoni avaient si bien et qui a servi au premier à disposer l’École des Femmes.

Ce génie est la faculté qui résout ce problème :

Trouver l’intrigue qui développe de la manière la plus comique (ou la plus tragique) tel caractère (ou telle action).

Voltaire voyait quelques situations et les embrassait dans ses pièces. Voilà je crois sa manière.

*

Le bon ton[15] ne serait-il point de faire semblant de faire par passion ce que l’on fait par intérêt ?

*

B. m’a dit (avec quelque pudeur, par conséquent c’est son vrai sentiment) que dans le Cid il trouvait tout exagéré.

*

Il y a une espèce de méprises très communes dans la nature, qu’il me semble n’avoir encore vues que dans le Molière. C’est que les hommes ne se comprennent qu’à mesure qu’ils sont animés des mêmes passions. Je dis une chose très claire pour moi, mon interlocuteur la comprend suivant ses passions et souvent d’une manière entièrement opposée à ce que j’ai voulu lui dire.

L’Andrienne, rien de saillant.

Je voudrais bien voir jouer le Philinte de Fabre. Dans les Dehors trompeurs on n’a pas applaudi l’égoïste qui conseille à son ami d’enlever celle qu’il a aimée, et qui lui prête de l’argent pour cela, et cette maîtresse est la sienne. Cela était fort dans nos mœurs prérévolutionnaires, cependant.

*

Pour un poète comique qui dès qu’il est fort devient satirique, n’est-il pas utile qu’il y ait une cour pour lui sacrifier la ville et une ville pour y faire rire de la cour ?

*

Rouget supporterait de Paul des plaisanteries cent fois plus fortes que de moi parce qu’il le croit susceptible d’un plus grand avancement dans le monde. Suivre, aller aux conséquences générales.

*

La donna di Maneggio de G[oldoni] a un mâtin pour époux. C’est une femme très répandue dans le monde. C’est une faible contre-partie del Cavaliere di buon gusto.

*

Fontenelle est comme un homme à qui la nature aurait donné le talent de peindre des squelettes supérieurement, mais rien que des squelettes, il aurait beau peindre un squelette aussi beau que doit être celui d’Apollon, ne pouvant jamais faire de chair il ne pourrait jamais peindre un homme. Il en est de même des froids philosophes, ils pourraient bien parvenir à faire un beau plan de tragédie et à découvrir qu’une tragédie ne doit être pleine que de sentiments, mais ne pouvant accoucher d’un sentiment ils n’en pourront jamais faire une scène.

*

Hobbes. no 1. (Bibll. Nationale, in-12, R. 2494 B.)

Hobbes a fait un excellent ouvrage intitulé de la Nature humaine que je lis pour la première fois le 26 prairial an XII[16] à la Bibliothèque Nationale.

Paragraphe 21 du 9e Chapitre

La vie humaine peut être comparée à une course et quoique la comparaison ne soit pas juste à tous égards, elle suffit pour nous remettre sous les yeux toutes les passions dont nous venons de parler.

Mais nous devons supposer que dans cette course on n’a d’autre but et d’autre récompense que de devancer ses concurrents.

S’efforcer c’est désirer ;

se relâcher c’est sensualité ;

regarder ceux qui sont en arrière c’est orgueil[17] ;

regarder ceux qui précèdent c’est humilité ;

5. perdre du terrain en regardant en arrière c’est vaine gloire ;

être retenu c’est haine ;

retourner sur ses pas c’est repentir ;

être en haleine c’est espérance ;

être excédé c’est désespoir ;

10. tâcher d’atteindre celui qui précède c’est émulation ;

le supplanter ou le renverser c’est envie ;

se résoudre à franchir un obstacle prévu c’est courage ;

franchir un obstacle soudain c’est colère ;

franchir avec aisance c’est grandeur d’âme ;

15. perdre du terrain par de petits obstacles c’est pusillanimité ;

tomber subitement, c’est disposition à pleurer ;

voir tomber un autre, c’est disposition à rire ;

voir surpasser quelqu’un contre votre gré, c’est pitié ;

voir[18] gagner le devant à celui que nous n’aimons pas c’est indignation ;

20. serrer de près quelqu’un c’est amour ;

pousser en avant celui qu’on serre c’est bienfaisance[19] ;

se blesser par trop de précipitation c’est honte ;

être continuellement devancé c’est malheur ;

surpasser continuellement celui qui précède c’est félicité ;

25. abandonner la course c’est mourir.

*

La passion sans espoir qu’elle avait longtemps inspirée à son nouvel époux l’en faisait regarder comme une divinité.

*

Et comme il affectait, il alla beaucoup au delà du vrai.

*

Le ridicule de la laideur est toujours ce qui la rend haïssable, et jamais la laideur en elle-même. R[estif] de la Bret[onne].

*

My great-father[20], et, je crois, les savants en général, ne cherchent dans leurs connaissances que la vanité satisfaite ; je n’y cherche que l’utile.

*

Nos mots ne sont-ils pas plus courts que ceux des Latins, si cela est n’est-ce pas un bien ? Un perfectionnement de la civilisation ? N’en serait-il point de même de la tournure sans inversion et naturelle de la langue française ? Ne serait-ce point là une des causes qui la généralisent ?

Voir à côté de l’autre une page imprimée des deux langues.

*

Il me semble que les plaisanteries de Goldoni sont d’une civilisation moins avancée que la nôtre.

Le cœur des personnages de Goldoni est tel qu’il le faut au théâtre, mais leur tête n’est pas assez adroite pour un parterre de Français. Ils nous paraîtraient manquer de finesse et grossiers.

*

Il ne faut jamais généraliser le fait dont on tire une conséquence. C’est s’exposer à de grandes erreurs lorsque je puiserai des pensées dans mes cahiers.

Par exemple, quand je songe à une action de mon père il faut dire mon père et non pas un père. À moins que je fasse suivre ce nom de toutes les circonstances qui rendent mon père différent des autres pères, qu’il a 58 ans, qu’il aime l’agriculture, etc., etc.

*

Pour l’article Flatterie.

Considérer l’espèce d’attendrissement produit sur les jeunes gens de Grenoble (Barral, moi, etc.) par M. Dubois-Fontanelle. Cet effet n’eût pas eu lieu à Paris, où l’art de flatter n’est pas aussi rose.

Je prends ici l’art de flatter dans son sens le plus étendu. L’usage du monde en fait partie.

Le Tartufe est un cas particulier de l’art de flatter.

*

Ma tante Chalvet, tout le monde dit que c’est une femme charmante, qu’elle a beaucoup d’usage, moi aussi je l’ai dit. Sa lettre me fait voir qu’elle a l’art de flatter ; elle dit des choses honnêtes d’un air naturel qui enchante.

Effet bien fort de l’art de flatter. Mme de Montespan aimant la conversation de la femme qui lui avait fait le plus de mal, de Mme de Maintenon. Elles vont dans la même voiture[21]. Cela montre une certaine grandeur dans Mme de Montespan.

*

L’extrême politesse est une suite nécessaire de l’extrême égoïsme. Les hommes ne s’intéressent plus les uns aux autres comme dans les républiques. Il faut leur faire plaisir actuellement si vous voulez qu’ils vous obligent dans une heure. Un citoyen dans une république bien organisée était considérable par la vertu et les talents. Ici on est considérable par la manière dont on est dans le monde. Êtes-vous répandu ? ne l’êtes-vous pas ? Répandez-vous sans vous flatter, vous saurez la manière dont on vous recevra dans la maison où vous allez.

En cela nous sommes bien plus raisonnables que sous Louis XIV. Nous faisons dépendre notre considération de la manière dont on est parmi nous et non plus de la manière dont on est avec le maître. Nous nous sommes rapprochés des républicains. Il semble que le temps de la plus grande corruption ait été le passage des mœurs de Louis XIV aux mœurs actuelles, vers le temps de la mort de Voltaire (1778) qui, pauvre littérateur à l’exception de la poésie légère, est grand par l’influence qu’il eut sur son siècle.

Il semble que la politesse est un fruit nécessaire de l’égoïsme qui lui-même vient du gouvernement monarchique ; mais l’extrême politesse est le seul pays où il puisse exister un excellent comique, donc la comédie est une fille de la monarchie.

Nous sommes plus raisonnables que sous Louis XIV, l’établissement d’un empereur nous fera-t-il dégénérer ?

*

La comédie se détruit elle-même, elle ne ressemble plus à personne parce que personne n’ose plus lui ressembler.

Paul qui plaisante bien, qui a l’esprit aimable, les manières nobles, en un mot le génie français, se laisse abattre au chagrin et se plaint sans raison comme sans effet. Il est malheureux. Un méditatif ne le serait pas autant à sa place.

*

Montrer de la vanité est le moyen le plus sûr de déplaire, excepté auprès des gens du grand monde ; n’avoir point de vanité, c’est ne pas leur ressembler, n’avoir pas le bon ton, n’être pas vulnérable enfin par les armes qu’ils portent, qu’ils perfectionnent depuis leur première jeunesse, et dont ils sont si fiers.

Pourquoi avoir honte de pleurer et non pas de rire dans le monde et au théâtre ?


Hobbes no 2
(Bib. Nationale R. 2494 B.)

J’ai pris[22] une telle estime pour la Nature humaine par Hobbes que j’ai pris la résolution de l’extraire depuis le commencement jusqu’à la fin.

*

Pensées extraites (quelques mots sautés).

Page 3. La nature de l’homme est la somme de ses facultés telles que la nutrition, le mouvement, la génération, la sensibilité, la raison, etc.

Je réduis les facultés du corps à trois : la faculté nutritive, la faculté motrice, la faculté générative.

Quant aux facultés de l’esprit, il y en a deux espèces : connaître et imaginer, ou concevoir et se mouvoir.

Commençons par la faculté de connaître.

J’appelle pouvoir cognitif ou conceptif le pouvoir par lequel nous sommes capables de recevoir des images ou des idées dans notre cerveau.

Chap. II. Après avoir dit ce que j’entends par pouvoir conceptif, je vais parler des idées (ou images) mêmes et je ferai voir leurs différences, leurs causes, la façon dont elles sont produites, autant, que cela sera nécessaire en cet endroit.

Originairement toute image procède de l’action de la chose dont elle est l’image. Lorsque l’action est présente, la conception que cette action produit se nomme sentiment[23], et la chose par l’action de laquelle le sentiment est produit se nomme l’objet du sens.

À l’aide de nos organes divers nous avons des conceptions[24] différentes de qualités diverses dans les objets.

Par la vue nous avons une image composée de couleur et de figure ; voilà toute la connaissance qu’un objet nous donne sur sa nature par le moyen de l’œil.

Par l’ouïe nous avons une conception appelée son ; c’est toute la connaissance qu’un objet peut nous fournir de sa qualité par le moyen de l’oreille.

Il en est de même des autres sens qui nous transmettent des conceptions des différentes qualités des objets.

Il est probable que tous les yeux en voyant un bleu parfaitement pur n’éprouvent pas la même sensation, c’est-à-dire que si un homme gardant la même mémoire pouvait emprunter les yeux de son voisin il recevrait une sensation différente de celle qu’il a déjà reçue et qu’il aurait deux images de la même couleur. Il est possible que cela s’étende jusqu’aux formes, mais qu’importe puisque le même œil modifie la chose à mesurer et l’unité de mesure (Hobbes s’étend beaucoup là-dessus, ne conclut pas que peu importe).

Ch. III. L’on peut définir l’imagination une conception qui reste et qui s’affaiblit peu à peu à la suite d’un acte des sens.

Lorsqu’une sensation arrive de nouveau au cerveau nous nous apercevons que nous l’avons déjà eue auparavant ; la faculté par laquelle cela a lieu se nomme mémoire.

Nous avons dit que l’imagination était une conception qui s’affaiblissait peu à peu. Une conception obscure[25] est celle qui représente un objet entier à la fois, sans nous montrer ses plus petites parties ; et l’on dit qu’une image est plus ou moins claire[26] selon qu’un nombre plus ou moins grand des parties de l’objet conçu auparavant nous est représenté.

Hobbes donne une explication des rêves qui me paraît vraie et qui est charmante. Ce sont des impressions qui, couvertes {t[erme] de musique) tant que nous veillons par les sensations actuelles, recommencent à se faire entendre, quand les sens qui sont les portes de l’âme sont fermés.

Dans les rêves les hommes sont rarement surpris.

Ch. IV… Par exemple : de St André l’esprit se porte sur St Pierre parce que leurs noms se trouvent ensemble dans l’Écriture. De St Pierre l’esprit se porte sur une pierre et une pierre nous conduit à penser à une fondation parce que nous les voyons ensemble. (Exemple parce que nous voyons une pierre dans la situation nommée fondation. Fondation n’est pas existante par elle-même comme pierre. Le mot fondation est l’expression d’une relation.) Par la même raison une fondation nous conduit à penser à l’Église ; l’Église nous présente l’idée d’un peuple, l’idée d’un peuple nous mène à celle du tumulte (cette liaison de Hobbes, qu’elle soit naturelle, ou amenée pour faire épigramme contre l’Église, me fournit un corollaire lumineux).

Nous avons une conception de la fin, bientôt après des moyens de parvenir à cette fin (ou but).

C’est ainsi qu’un homme de l’idée de la gloire dont il a le désir vient à l’idée de sagesse qui est un moyen de parvenir à la gloire. (C’est au moyen que l’esprit commence à influer sur la passion) et de là vient l’idée[27] de l’étude qui est le moyen d’acquérir de la gloire[28]. (Cela me donne l’excellente idée de l’influence du cœur sur la tête en altérant les images et conceptions en dépôt dans le cerveau.)

Les hommes appellent futur ce qui est une conséquence du présent.

Chapitre IV page 34. (Ce qui suit est copié.)

Lorsqu’un homme a observé assez souvent que les mêmes causes antécédentes sont suivies des mêmes conséquences, pour que toutes les fois qu’il voit l’antécédent il s’attende à voir la conséquence ; ou que lorsqu’il voit la conséquence il compte qu’il y a eu le même antécédent, alors il dit que l’antécédent et le conséquent sont des signes l’un et l’autre. C’est ainsi qu’il dit que les nuages sont des signes de la pluie qui doit venir, et que la pluie est un signe des nuages passés.

C’est dans la connaissance de ces signes acquise par l’expérience que l’on fait consister ordinairement la différence entre un homme et un autre homme relativement à la sagesse, nom par lequel on désigne ordinairement la somme totale de l’habileté ou la faculté de connaître (ce que je nomme tête dans la Filosofîa nova). Mais c’est une erreur car les signes ne sont que des conjectures ; leur certitude augmente et diminue suivant qu’ils ont moins ou plus souvent manqué. Ils ne sont jamais pleinement sûrs. Quoiqu’un homme ait vu jusqu’ici constamment le jour et la nuit se succéder, cependant il n’est pas pour cela en droit de conclure qu’ils se succéderont toujours de même, ou qu’ils se sont ainsi succédé de toute éternité. L’expérience ne fournit aucune conclusion certaine (universelle). Si les signes montrent juste vingt fois contre une qu’ils manquent, un homme pourra bien parier 20 contre 1 sur l’événement, mais il ne pourra pas conclure que cet événement est certain.

On voit par là clairement que ceux qui ont le plus d’expérience peuvent le mieux conjecturer, parce qu’ils ont le plus grand nombre de signes propres à fonder leurs conjectures : voilà pourquoi toutes choses égales (tirer les conséquences de ce : toutes choses égales) les vieillards ont plus de prudence que les jeunes gens. Car ayant vécu plus longtemps ils se souviennent d’un plus grand nombre de choses, et l’expérience n’est fondée que sur le souvenir.

Pareillement, des hommes d’une imagination prompte (en qui les impressions des choses sur le cerveau se font vite) ont, toutes choses égales, plus de prudence que ceux dont l’imagination est lente, parce qu’ils observent plus en même temps[29]. La prudence n’est que la conjecture d’après l’expérience, ou d’après les signes donnés par l’expérience et consultés avec précaution et de manière à se bien rappeler toutes les circonstances des expériences qui ont fourni ces signes, ou que les cas qui ont de la ressemblance ne sont pas toujours les mêmes.

Comme dans les conjectures que l’on forme sur une chose passée ou future, la prudence exige que l’on conclue d’après l’expérience, sur ce qui arrivera ou sur ce qui est arrivé, c’est une erreur d’en inférer le nom qu’on doit donner à la chose.

C’est-à-dire nous ne pouvons pas conclure d’après l’expérience qu’une chose doit être appelée juste ou injuste, vraie ou fausse, ou généraliser aucune proposition, à moins qu’elle ne soit d’après le souvenir de l’usage des noms que les hommes ont arbitrairement imposés.

Par exemple, avoir vu rendre mille fois un même jugement dans un cas pareil ne suffit pas pour en conclure qu’un jugement est juste quoique la plupart des hommes n’aient pas d’autres règles[30], mais pour tirer une telle conclusion il faut à l’aide d’un grand nombre d’expériences découvrir ce que les hommes entendent par juste ou injuste.

De plus pour bien conclure d’après l’expérience il y a une autre précaution à prendre, il faut se bien garder de conclure qu’il y ait hors de nous des choses telles que celles qui sont en nous. (Fini à la p. 38. Voyez là-dessus mon observation deux pages plus haut.)


Voici d’excellentes pensées qui me sont venues en faisant l’extrait de Hobbes hier à la Bibliothèque Nationale :

Les passions n’influent-elles pas sur les souvenirs ?

La liaison des idées d’un homme est encore un meilleur témoignage de son caractère que les idées qu’il étale devant nous.

Dans un poète, les images dont il cherche à se souvenir exactement ne doivent-elles pas prendre à la longue la teinte du modèle idéal qu’il s’est formé ? Par exemple, s’il croit que le style d’Alfieri est le meilleur pour exprimer un sentiment tragique, et qu’un discours ait une fois produit sur lui l’effet le plus tragique dont il se souvienne, n’est-il pas à craindre qu’à la longue il voie ce discours conforme à la manière d’Alfieri quoique dans le fait il en fût fort différent ?

Si cela est, les images conservées dans la mémoire prennent la teinte du caractère.

L’imagination est la faculté d’agrandir ou de rapetisser dans tous les sens les images des choses observées, et celle de lier des images observées dans différents corps.

*

Hobbes donne une explication des songes qui me semble très vraie. Dans mes rêves les caractères sont toujours merveilleusement observés, parce que je m’occupe de cela pendant le jour.

*

h. Bien reconnaître et généraliser le ridicule de Pierre-le-Grand qui voulait réformer et n’était pas réformé lui-même. Il voulait civiliser ses sujets à la française. et, contemporain de Louis XIV, il battait ses officiers quelque grands qu’ils fussent quand il en était mécontent.

Généraliser ce ridicule par la vérité morale. Tout ridicule n’est-il pas une vérité morale méconnue par le personnage qui fait rire et reconnu par celui qui rit ? Presser cette idée qui me donnerait un moyen sûr de trouver tous les ridicules de ce siècle, en voyant les vérités méconnues par quelques-uns et senties par d’autres.

*

L’Andrienne[31] de Lemonnier, (acte III, scène 4), me donne l’idée d’un caractère d’un homme trop fin qui, soupçonnant de la finesse à tout, se blouse lui-même et est la dupe d’un homme très franc ou de quelque autre chose plus comique.

Eviter surtout l’ornière actuelle du théâtre français, les madrigaux, et l’ornière ancienne, les pères imbéciles et les valets fripons et amoureux de Molière, Regnard, Dufresny, Dancourt, Fages, etc., etc.

*

Les passions (les habitudes influentes sur les passions) modifient celles qu’on a.

h. Le caractère influe sur le souvenir (l’altère) ; mais ici il faut distinguer plusieurs caractères, celui qu’on avait au moment de l’impression et ceux qu’on a eus depuis.

Tous ont influé sur le souvenir, le premier plus que tous les autres puisqu’alors les objets nous ont frappé plus ou moins vivement suivant les désirs qui nous agitaient.

*

Il n’y a (je crois) de contraire à la poésie qu’une certaine philosophie. La lecture de Fontenelle m’est contraire, celle de Hobbes m’est plus favorable que contraire ; pourquoi ces différences ? ne serait-ce point que celle de Hobbes offre directement des images d’objets, tandis que celle de Fontenelle les offre sophistiqués par le désir d’être fin. Examiner cela, mais généralement.

Appliquer toutes les images des philosophes, directement à moi, cela évite une opération à mon imagination. Hobbes dit : « Un homme qui a passé par une ville étrangère… etc. »

Au lieu de ville étrangère, dire Mantoue, Modène.

*

h. Hobbes nous montre son caractère sans y songer ou en y songeant. Voilà un excellent moyen dramatique. Montrer le caractère par la succession des idées.

Ce qui prouve bien que le caractère influe sur les souvenirs. Ne jamais donner cette idée. Ce moyen qui est si ingénieux doit séduire surtout à la scène.

*

h. Un bon style nous découvre une infinité de petites vérités sur la nature humaine. Voilà pourquoi les vers plaisent. Examiner cela si intéressant pour moi.

*

Caractère et passions modifiées par les habitudes. Qu’est-ce que c’est que le caractère d’un homme ?

h. Le corps d’un homme est mû par les passions de cet homme suivant les habitudes qu’elles lui ont fait contracter. Les passions ferment plus ou moins la porte aux sensations présentes.

*

Méprises.

Barral me croit indolent parce qu’il ignore ma grande passion.

*

Blesser le moins possible[32] la vanité du lecteur. Transporter la naïveté dans la comédie. Je puis faire de cela deux ou trois caractères de femmes inimitables.

*

Bonne réponse aux gens qui nient qu’un fait soit possible : « Aussi ne dis-je pas que cela se puisse, je dis que cela est. »

*

h. On est aussi assuré que possible de son bonheur quand on n’a à craindre contre son bonheur que sa mort ou celle des gens qui le font et que rien ne l’annonce.

*

Le 9 messidor étant malade j’écris de bien meilleures choses que tous ces jours passés ; à Claix, j’ai fait d’excellents v[ers] ayant la fièvre ; la maladie (dans un degré médiocre du moins) ne nuit donc pas à l’esprit (chez moi).

*

J’ai été aimé[33] de tous les subalternes et je ne me suis jamais déguisé pour eux. M. Evrard, M. Pakin, sa femme. Mme Evrard m’aime du même amour qu’inspirait La Fontaine. Elle me marqua bien cela lorsqu’elle me parlait de mes effets que Faure et Boissat portaient (je n’en crois rien du premier). Ce pauvre M. Beyle, me disait-elle, il est si bon, on abuse de sa bonté, etc., etc. des choses dans le même genre. Il y a des gens qui me gênent et avec qui je ne suis pas naturel, tels sont : F. Faure et Boissat. C’est, je crois, que je sens bien que ma manière naturelle ne saurait leur plaire et que cependant je suis jaloux de leur plaire. Malheureuse vanité qui fait qu’en voulant plaire je plais moins. Si je vais dans une société ne rien dire les premiers jours jusqu’à ce que je me sente la force d’être naturel. Tâcher d’être moi-même, c’est le seul moyen qu’un homme ait pour plaire. Pour être sûr de cela, n’avoir aucun projet dans la société que celui de m’y faire souffrir, surtout fuir de faire la cour à une femme. Parler chaque jour à celle qui me plaira le plus. Le moyen est sûr, je n’aurai point de peine, et elles me rechercheront. Je pense comme Suard, on ne trompe jamais sur son caractère ceux avec qui l’on vit tous les jours.

*

Plus on est du monde, plus on est vaniteux. Tencin en est la preuve, son visage prend déjà la physionomie de la haine en parlant de Dalban qui ne l’offense uniquement que comme homme de lettres. Voici trois traits bien remarquables : il aime à se faire honneur de d’Alembert, il répète qu’il tient à la famille comme fils de Me de Tencin, etc., enfin il le prône. Voyant l’autre jour dans Jean-Jacques ces abréviations D’A… et D… il me demanda ce que çà voulait dire. Je répondis d’Alembert et Diderot : « Quoi, me dit-il, ils vivaient en même temps ? »

Voyant sur un journal un article sur la vanité des hommes de lettres il me dit avec la figure la plus exprimante que je lui aie jamais vue : « il y a beaucoup à dire là-dessus. »

Réellement Tencin est un homme distingué mais quelle ignorance et quelle vanité !

Prendre l’habitude d’écrire ces petites réflexions tout de suite ; celles-ci n’ont pas la vérité avec laquelle j’aurais pu les écrire il y a 4 jours. Je n’écrivis pas tout de suite l’erreur de Mallein à la pompe de Genève, causée par sa trop grande vivacité, et j’aurai beaucoup de peine à m’en souvenir.

*

Je sens que je deviens raisonnable, que je me mûris. Je vois s’affaiblir et mourir d’anciens préjugés d’école que j’aurais mis dans mes écrits si j’avais produit plus tôt. Je serai, je l’espère, l’écrivain qui aurai le moins offensé la vanité de mes lecteurs, et par conséquent celui qui aurai le plus de grâces. C’est Tencin qui m’a fait faire toutes ces réflexions. Chez nous autres Français, dans ce moment-ci (messidor XII) la vanité remplit toute l’âme. Pourquoi est-ce qu’on aime le délicat, pourquoi préfère-t-on Racine et Raphaël à Corneille et Michel-Ange (je suppose Michel-Ange tel que je l’imagine) ? C’est par vanité. Moi-même, à mesure que je deviens plus semblable à ceux qui m’entourent, ce que j’appelle plus raisonnable, je sens que j’aime mieux le gracieux que le grand, le poids de l’admiration m’importune.

*

Suard dit que La Bruyère a peint l’effet que l’homme fait dans la société, Montaigne l’impression qu’il en reçoit, Vauvenargues la disposition qu’il y porte. Cela me semble juste.

*

Tâcher de me défaire des préjugés que m’a donnés J.-J. Rousseau et il m’en a donné beaucoup. Un mot d’Helvétius dans l’Homme m’a éclairé. St-Lambert était envieux de Jean-Jacques ; il outre l’opinion d’Helvétius, ce qui me le prouve. Heivétius dit donc que R[ousseau] a pris pour vérité tous les préjugés établis dans le monde et qu’excellent dans ses observations de détail, il ne vaut rien dans ses idées systématiques. Revoir cela. Le nombre des objets de mon admiration diminue chaque jour.

*

La naïveté et la franchise me plaisent chaque jour davantage. Je deviens amoureux de La Fontaine.

*

Ce qui m’a éloigné du monde jusqu’ici ce sont je crois plus mes habitudes que mes passions. Je suis trop bizarre, trop inconstant. Souvent nous trouvons dans une visite le contraire de ce que nous y allions chercher. J’ai ri où je pensais m’ennuyer. Songer à cela.

*

Les Amants magnifiques, 1670.

Les Amants magnifiques de Molière sont un chef-d’œuvre de bon ton, parce que les personnages savent ménager réciproquement leur vanité le mieux possible.

C’est de toutes les pièces que je connais celle où j’ai trouvé le meilleur ton, et c’est là ce me semble le véritable modèle pour mon Chamoucy.

Il me semble que cette pièce est une preuve que la société s’est bien perfectionnée depuis Molière. C’est-à-dire que l’homme qui occupe aujourd’hui une position semblable (développer ce semblable) à celle d’un homme sous Louis XIV, sait bien mieux ne pas blesser la vanité et la flatter que cet homme de Louis XIV.

La vanité est-elle naturelle à l’homme ? et la montre-t-il davantage à mesure qu’il est le plus débarrassé de préjugés ? Si cela était, comme nous en avons beaucoup moins que sous Louis XIV il est très naturel que nous la montrions davantage, et que cherchant des jouissances pour elle nous ménagions la vanité des autres afin qu’ils flattent la nôtre.

Il est sûr qu’un poète comique qui donnerait à ses personnages le bon ton de ceux des Amants magnifiques serait sûr de plaire, tandis qu’au contraire il n’y a plus que les gens du métier qui sentent le mérite de Pourceaugnac (l’art de développer un caractère).

*

Il faut donc[34] qu’en 1670 le bon ton fût bien plus rare qu’en 1804 (134 ans après).

Étudier bien cette idée de perfectibilité qui me mènera si je la trouve fondée à un état de l’âme bien doux, l’optimisme (on sait quel optimisme j’entends), celui que j’éprouvai la première fois que je vis jouer l’Optimiste de Collin.

Tout le monde a de la vanité, je n’ai vu jusqu’ici personne qui en manquât, surtout les Français. Est-ce un caractère particulier à nous, ou est-ce tout bonnement que nous sommes plus civilisés ?

J’ai cru jusqu’ici que les passions devaient plaire dans le monde à ceux avec qui j’aurais affaire, et l’air passionné aux autres. C’est peut-être la vanité qui m’a fait croire çà. Je croyais n’avoir besoin pour plaire que de me montrer tel que j’étais, j’apportai cette opinion à mon retour d’Italie (nivôse an X), je n’en suis désabusé que dans messidor XII (29 mois, 15 jours après).

J’ai beaucoup changé depuis 29 mois. Je connais l’empire de la vanité sur les hommes. Je n’ai donc plus à vaincre que les mauvaises habitudes que m’avait données mon faux système.

Si en arrivant à Paris en germinal au X j’avais eu le bon sens de me montrer tel que j’étais, je n’aurais pas perdu tant de batailles en fructidor an X auprès d’Ad[èle]. Elle aurait vu ma timidité et puisqu’elle m’aimait elle l’aurait encouragée. Au lieu de cela, elle me crut ce que je feignais d’être, elle fut trompée dans son attente, et tout fut perdu. Donc même alors avec le naturel j’aurais plu, à plus forte raison à cette heure.

Qu’est-ce que c’est que la sottise proprement dite ? C’est de se nuire à soi-même. Par exemple, je désire que mon père m’envoie de l’argent ; il ne m’en envoie point et certainement j’en aurais si j’avais flatté sa vanité. De manière que cet homme qui s’applique tant à connaître les caractères n’a pas su tirer parti de celui qu’il lui importait le plus de ménager. Par quelle raison ? Je n’y vois que vanité mal entendue. César qui aspirait à gouverner le monde, permit à Nicodème de l’enc…r. La comparaison est basse, mais énergique ; il s’agit du plus grand ambitieux qui ait existé.

Dans le moment d’enthousiasme que m’inspira Marianne je pris la finesse de Marivaux pour le bon ton ; hé non, elle fatigue, l’homme qui flatte notre vanité plaît toujours. Remarquer ma tante Chalvet. On a toujours les qualités qu’on est forcé d’avoir. On prend souvent les richesses pour le bonheur. J’ai pris la finesse pour le bon ton : on prend ce qui est à côté de la chose pour la chose même. On peut parvenir à la chose, par la connaissance de son but. L’usage du monde, le bon ton, etc., est l’art de plaire le plus possible à tout le monde. La finesse est-elle cet art ? Non, car avec un peu de vivacité le père Iéky aurait le meilleur ton et cet excellent homme est la candeur même.

La finesse est bonne à employer avec les gens qui n’ont pas le bon ton, mais bien la prétention à l’esprit, qui pour le dire en passant éloigne bien du bon ton.

J’écris partout le résultat de cette réflexion sur la vanité pour me la bien mettre dans la tête. C’est la plus essentielle à mon bonheur que j’aie faite depuis longtemps.

*

Je vais le dimanche 12 messidor au Musée. Je conçois la peinture bien autrement perfectionnée qu’elle ne l’est. Je conçois peints les tableaux que j’ai dans l’imagination. Développer ces sentiments, les mettre dans la Filosofia.

Beau sujet de tableau : Tancrède baptisant sa maîtresse Clorinde qu’il vient de tuer. C’est peut-être là le plus beau tableau possible. Écrire à Guérin à Rome.

*

h. Il Y a un point[35] de civilisation du siècle. Quand on le passe par excès on dit que vous êtes fade, recherché (voir if t’is true). D’après cela on ne peut blesser la vanité de la personne à qui l’on parle que jusqu’à un certain point ; en prenant un ton plaisant vous faites acte de soumission pour elle. Le ton plaisant fournit donc un moyen de dire aux gens des choses qu’on n’aurait pu leur faire entendre autrement.

*

Mante croit avec moi que la vanité était la suite inévitable de toute civilisation perfectionnée.

*

Est-ce par un effet de la vanité, ou par la tristesse qui suit la représentation de notre malheur réel au théâtre, ou par tous les deux ensemble, que nous n’aimons pas la tragédie bourgeoise ?

*

Quand la tête est pleine de vérités les passions ont bien moins de combats avec le désir d’être honnête homme, et peut-être entre elles.

*

Molière et Regnard, pensée capitale.

Regnard nous fait voir dans ses comédies des plaisanteries comme on en voit tous les jours dans le monde, qui ne nous montrent notre excellence que par un éclair. L’autre donne à notre vanité une bien plus grande satisfaction et bien plus profonde. Il nous montre un caractère dont toutes les actions jusqu’aux moindres détails sont des triomphes toujours nouveaux pour notre vanité. Lorsque nous rions d’une plaisanterie, l’expérience nous dit que le plus souvent elle est fondée sur quelque chose de faux ; mais qu’y a-t-il contre un caractère que nous avons observé nous-même en détail dans la nature ?

Chercher le degré où une bonne comédie doit être placée entre ces deux circonstances.

Si le ridicule est trop rare on n’en rit pas. C’est ce qui fait moins goûter l’admirable École des Femmes.

S’il est trop commun, on appelle l’auteur un frondeur.

*

Je lis Attila[36] dans la belle édition de Didot. Le caractère d’Attila est supérieurement peint, c’est une espèce de tigre. Il n’y a que six personnages, dont 5 principaux. Cette tragédie est parfaitement dans les principes d’Alfieri. Admirable vérité de détails dans Corneille. La description de la mort d’Attila qui périt d’une espèce d’apoplexie.

Il ne dit qu’en sanglots ce qu’il croit encor dire.

Il n’y a eu en France que Corneille ou Crébillon en état de faire cette pièce. Elle est d’une hauteur inaccessible aux yeux de Voltaire.

*
Du rien[37]

Voici une anecdote comique à analyser, Esprit 97.

L’auteur du traité du Rossignol parle :

« J’ai, dit-il, employé 20 ans à la composition de cet ouvrage, aussi les gens qui pensent comme il faut ont toujours senti que le plus grand plaisir et le plus pur qu’on puisse goûter en ce monde est celui qu’on ressent en se rendant utile à la société. C’est le point de vue qu’on doit avoir dans toutes ses actions ; et celui qui ne s’emploie pas dans tout ce qu’il peut pour le bien général semble ignorer qu’il est autant né pour l’avantage des autres que pour le sien propre, tels sont les motifs qui m’ont engagé à donner au public ce traité du Rossignol. »

L’auteur ajoute quelques lignes plus bas :

« … L’amour du bien publie qui m’a engagé à mettre au jour cet ouvrage, ne m’a pas laissé oublier qu’il devait être écrit avec franchise et sincérité. »

Voilà qui me semble d’un ridicule parfait, parce que dans tout ce qui ne touche pas le Rossignol qui est le ridicule de l’auteur, il est absolument semblable à nous. C’est-à-dire le plus parfait que nous croyons qu’il soit possible d’être dans ce moment.

*

Avant tout, définir ces mots[38] :

rire ; ridicule ; comique ; plaisant ; charge ; intérêt ; odieux.

Quel effet produit le mélange de l’odieux avec le ridicule ? à la première vue l’intérêt.

Est-ce une passion qui rend ridicule ?

Est-ce une habitude ?

Dans une comédie jusqu’à quel point la chaleur de l’intrigue peut-elle s’allier au développement le plus comique possible du personnage ridicule ?

(Henri) pour que le ridicule soit le plus parfait possible, il faut qu’il soit semblable à nous qui en rions excepté dans la passion qui le rend ridicule.

Le meilleur comique est-il le plus fort ?

En ce cas qu’est-ce qui le sépare de la charge ?

Les Chiriguanes soutiennent qu’il faut des culottes ; mais que le bel usage est de les porter sur le bras comme nous portons (c’est Helvétius qui parle, 1756) des chapeaux.

Pourquoi (toute raison de décence mise à part) si l’on exposait ce sujet sur le théâtre, serait-il traité de charge ?

*
Dictionnaire de l’Académie
Plaisanterie, chose dite ou faite pour réjouir, pour divertir, pour faire rire, raillerie, badinerie.
Rire, certain mouvement de la bouche qu’il est inutile de décrire puisque tout le monde l’a vu. Ris sardonique, symptôme.
Plaisant, qui fait rire.
Charge : (en peinture) l’exagération des parties les plus marquées, (en poésie) l’exagération d’un ridicule.
Ridicule, digne de risée, de moquerie.
Intérêt, qualité d’un ouvrage qui nous émeut. Ex : nous prenons intérêt à quelqu’un quand nous sommes affectés (à peu près) des mêmes sentiments que lui. Examiner l’à peu près.
Comique, proprement dit : qui appartient à la comédie.
Par extension : propre à faire rire.
Odieux (mot plus généralement applicable que haïssable) ; l’objet haïssable est digne de haine ; l’objet odieux est digne de toute notre haine.
*

Pousser[39] ma discussion du cœur et de la tête. Décrire le modèle idéal en cœur et en tête 1o du héros des républicains ; 2o du héros des meilleures sociétés de Paris.

Faire la revue de toutes (ou des principales) personnes de ma connaissance en les comparant successivement aux deux modèles :

l’un, des hommes les plus parfaits (les républicains) ;

l’autre, du héros des meilleures sociétés de Paris.

Faire une troisième esquisse (avec le temps) du héros de la meilleure société dans cent ans d’ici.

*
Divisions qui peuvent aider dans la recherche des règles de la plus parfaite comédie

Les personnages peints par les poètes et les historiens.

1o ne sont odieux que par le cœur et jamais par la tête ;

2o ne sont ridicules que par la tête et jamais par le cœur.

Les meilleurs personnages ridicules sont ceux qu’on aime : Don Quichotte.

Après ceux qu’on aime, ceux qu’on estime : le Misanthrope.

Goldoni, VIII, 278. — Le Brighella (della Figlia obbediente) père de la virtuose est ridicule par la tête, car il est ridicule et on ne sait rien de son cœur. Il veut jouir des avantages que donne la considération et il s’y prend mal.

Ce qui est comique c’est le mélange de son caractère naturel (y a-t-il des chandelles ?) et des actions que lui fait faire l’envie d’être considéré.

Dans toute cette scène où il est très ridicule, il ne l’est

1o que par son affectation à montrer au maître d’hôtel de l’auberge qu’il a des meubles d’or et d’argent, actions qu’il fait pour s’attirer la considération qu’il a vu accorder dans sa jeunesse aux grands seigneurs qui avaient de pareils meubles ;

2o et par ce seul retour à son ancien caractère. Il met lui-même des chandelles à de beaux flambeaux où il faudrait des bougies, se salit les doigts, et s’essuie à son habit.

Tout cela, ridicules de sa tête. Cet homme n’en est pas moins capable d’une action héroïque de sentiment. Chercher dans les recueils d’anecdotes les actions propres à éprouver le cœur et la tête, alors je verrai si tel caractère y passe bien.

*
Forme de dialogue qui fait rire

(Même comédie, 299.)

Arlecchino.

Mo se no me posso seguir. Com’ela ? Me ne consolo. Ti…

… Vossignoria ha fatto fortuna.

Brighella.

Se te videssi mia fia…

Ce trait est on ne peut pas plus comique.

Brighella ne croit pas répondre (ou du moins il ne fait que commencer une longue réponse), il suit son caractère et dans le fait il répond très bien.

*

La tragédie développe une action. La comédie, un caractère.

Le mérite de la première est d’intéresser. Tout doit tendre à ce but.

Le mérite de la deuxième est…

Quel est l’effet d’un caractère bien représenté. Il y a des protagonistes :

gais : le Menteur, le Joueur ;

sérieux : le Misanthrope estimable ;

odieux : le Tartufe, le Philinte de Fabre ;

butors : le Géronte du Légataire ; le Dubriage du Vieux Célibataire ;

malheureux : George Dandin.

Le ridicule n’existe point dans nous, il n’est que relatif. Il faut deux personnes pour donner naissance au ridicule ; 1o celle qui fait la sottise ; 2o celle qui en rit.

*

La perfection du comique est de mettre le caractère en opposition avec la situation (c’est le froid Laharpe qui dit cela).

*

Goldoni ne sublime pas ses caractères, ce qui fait que ses comédies n’ont pas beaucoup d’intérêt, mais elles sont parfaitement dans la nature.

La vérité dans les sentiments et le naturel dans l’expression sont donc les caractères de cet auteur. Je ne puis que gagner à lire le naturel Goldoni, il me rendra pour la comédie le service que Shakspeare m’a rendu pour la tragédie.

*

Pourquoi rit-on de la chute d’un passant ? C’est probablement pour la même raison qu’on rirait d’un avare fastueux comme don Properzio (della Donna, etc.) qui serait surpris par un homme venant le voir tenant une casserole fumante à la main.

*

Il y a des situations extraordinaires comme celle de Tartufe embrassant Orgon au lieu de sa femme, qui ne sont point amenées nécessairement par le développement du caractère, mais qui n’en sont pas moins heureuses pour le poète. Il me semble qu’il faut alors les attacher à l’intrigue quelle est la meilleure manière de le faire ?

*

Le sérieux paraît les trois quarts du temps déplacé aux gens du monde, c’est même là la marque la plus sûre d’un provincial. Les fait-il rire ? Non, il les dégoûte. On les a mis en société avec des gens indignes d’eux.

*

Quinzième volume de Goldoni et dernier, ed. de Pasquali à Venise, p. 95, portrait de la madré amorosa, il dit : non è molto ridicola fondandosi la condotta sulla passione.

98. Pantalon.

Cosa vorla, che sappia un signo ordenario, che a trova i bezzi fatti da so pare, e che per razon de so bezzi nol stima nessun ? Nol sa la creanza e noi la vol imparare.

Excellent caractère pour mes provinciaux. Ces animaux-là sont très communs.

Cela me semble charmant dans la bouche du bonhomme Pantalon. Modèle pour Francœur qui doit être bon.

*

Tournures pathétiques dans le style :

« Nous disons, etc., vous voyez, etc. »

Tournures froides :

« On dit, etc., on voit, etc., on aperçoit… »

*
Racine et Boileau.

Puymorin, frère de Boileau, s’avisa un jour de mal parler de la Pucelle devant Chapelain. « C’est bien à vous à en juger, lui dit Chapelain, vous qui ne savez pas lire. » Puymorin lui répondit « Je ne sais que trop lire depuis que vous imprimez. » Il eut recours à Boileau et à Racine pour mettre cette réponse en vers. Ils la tournèrent ainsi :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer ?
Hélas ! pour mes péchés je n’ai su que trop lire
Depuis que tu fais imprimer.

Son frère représenta que le premier hémistiche du 2e vers rimant avec le vers précédent et avec le dernier vers il valait mieux dire : de mon peu de lecture. Molière décida qu’il fallait conserver la première façon : « Elle est, leur dit-il, plus naturelle et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression : c’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l’art. »

Réponse remarquable et qu’il faut discuter à fond.

Arnauld disait de la Phèdre de Racine : …

« Mais pourquoi a-t-il fait Hippolyte amoureux ? L’auteur, qui s’était fait cette critique à lui-même, se justifiait en disant : Qu’auraient pensé les petits maîtres d’un Hippolyte ennemi de toutes les femmes ? Quelles mauvaises plaisanteries n’auraient-ils point faites ? »

Trait de caractère de Racine. Il préférait Phèdre à toutes ses autres pièces.

Quand il entreprenait une tragédie, il disposait chaque acte en prose. Quand il avait ainsi lié toutes les scènes entre elles, il disait : Ma tragédie est faite, comptant le reste pour rien (tout ceci extrait du livre froid de Louis Racine, mort en 1763, sur la vie de Jean Racine son père. Louis Racine était dévot et véridique).

*

h. Les grandes actions ridicules[40] perdant à mes yeux, pourquoi, et comment ?

Saint-Réal dit p. 56 « … s’il eût été aussi jaloux de son poil que cette mère de la première race de nos rois fut jalouse de celui de ses enfants, car ayant le choix de l’épée ou des ciseaux, elle aima mieux leur voir trancher la tête que de les voir tondus. »

Cette action fut sans doute une grande victoire de l’amour de la gloire de ses enfants, sur l’amour de leur vie si naturel à une mère. De nos jours elle serait ridicule en tragédie, et quand on aura tout oublié des moines, jusqu’au mépris qu’ils inspiraient, et par conséquent l’horreur qu’un homme de cœur avait d’être relégué parmi eux, cette action sera ridicule même racontée en société.

En cherchant à peindre dans la tragédie des mœurs ridicules ou barbares, on risque de rendre son ouvrage ridicule ou ennuyeux.

*

h. La meilleure étude des passions se fait sur soi-même. Mais comment étudier sur moi les passions des gens du monde que j’ai tâché de ne pas laisser naître dans mon cœur, ou d’en extirper ?

En les cherchant appliquées à d’autres objets. Par exemple j’ai lu que les grandes actions (celle des Brutus, etc.) étaient ridicules aux yeux des gens du monde. J’ai observé sur happy qu’elles leur étaient odieuses et qu’ils tâchaient de ne point y croire. Avec plus d’adresse, se voyant dans un cercle de gens comme lui, il aurait sans doute cherché à les tourner en ridicule, sûr que la vanité l’aurait applaudi, charmée de se venger de ce poids importun d’admiration.

Le trait précédent est un peu ridicule à mes yeux. Observer dans mon âme (centre de passions) une partie de ce qui se passe dans celle des gens du monde.

Il y a des traits qui les charment toujours. Ceux qui humilient la vanité, ils les comprennent. Comme celui-ci de Caritidès je crois au tyran Denys « Retournons aux carrières, etc. »

J’ai une chose naturelle, c’est d’écrire sans m’en douter et malgré moi dans le style de l’auteur que je viens de lire.

J.-J. Rousseau, Montesquieu et La Bruyère me produisent surtout cet effet. Ce matin je lis Saint-Réal et la page précédente est de son style.

*

À qui dévorerait ce règne d’un moment…

Voltaire dit que toute métaphore doit être peignibie par un Raphaël. Palissot croit avoir raison contre lui en disant : Comment peindre ce vers ? En peignant les trois courtisans par trois loups occupés avidement à qui mangera le plus d’un corps mort.

*

J’ai eu ce bonheur[41] d’être fixé de bonne heure, dès ma plus tendre enfance, d’aussi loin que je puisse me souvenir j’ai voulu être poète comique. Toutes les opérations de mon corps, de ma tête, et de mon âme, ont tendu là. Je n’ai point dévoré à tort et à travers comme Brissot dit qu’il fit. Cela doit m’avoir donné une tête très dramatique, non pas dans le genre de Goldoni, faisant vite une comédie d’une belle médiocrité, mais au contraire le génie sublimant, cherchant à faire dans chaque chose le mieux possible et à tirer l’échelle après moi.


Purposes[42]

Mettre dans ma Philosophie nouvelle toutes mes découvertes sur l’homme.

Prendre le ton of selling my books fort cher. If the two Men réussissent, les faire imprimer à mon compte, sans préface ni notes, et les vendre 2,25. Si non, y joindre une préface extraite de la Philosophie nouvelle et qui contienne tout ce qui a rapport au théâtre, avec des notes pour les acteurs qui renferment toutes mes idées sur la déclamation. Vendre ce livre son prix. Dans les deux cas supprimer les divisions par scènes.

Si the two Men réussissent, vendre la pièce nue tant qu’elle pourra aller, en annoncer ensuite une belle édition avec préface, notes et changements. La vendre 6 fs. Voilà mes idées de finances, faire imprimer si je puis par Renouard qui m’a l’air éclairé et très honnête.

Fages vend toutes ses pièces de théâtre 6 fs et sans doute qu’il n’y perd pas, the two Men pourront donc ne me revenir qu’à 6 fs l’exemplaire, ce serait alors 34 de gain par exemplaire vendu.

Faire vite the New Philosophy currente calamo, autrement cela me prendrait un temps que je dois tout à la chère poésie.

*

Vauvenargues dit (110) : les menteurs sont bas et glorieux. Si je fais my little opera of the Menteur d’après la comédie de Goldoni transportée dans nos mœurs, donner à mon menteur toutes les petitesses de Rouget.

*

Scévole de Duryer m’a fait penser à une pièce de circonstance, le premier acte en Angleterre, le deux et le troisième à Quiberon.

Les caractères de Louis XVIII, Pitt, un émigré scélérat, un émigré intéressant (Sombreuil), Fox homme estimable, etc.

Absolument dans le genre des drames historiques de Shakspeare.

*

Faire une comédie du trait de B[arral] l’aîné à Grenoble. Des provinciaux qui prêtent le plus facilement du monde à un étranger fripon qui les éblouit en faisant beaucoup de dépense avec leur argent, et qui n’auraient pas prêté à un compatriote très riche. Il faut traiter çà très gaiement et bien d’après nature.

C’est B[arral] le cadet qui m’a donné cette idée le 21 prairial XII en me contant que son frère eut la barbarie de leur dire : Hé bien, Messieurs, vous ne m’eussiez pas prêté à moi.

*

La politique voici le mérite de ce sujet. Voir dans Cailhava le Potier d’étain politique de Hambourg. Le politique pourrait être mis en province raisonnant mal ou bien d’après les fausses nouvelles des journaux. Critique hardie du gouvernement qui empêche aux journaux de dire la vérité. Ce sujet ne me rit pas. D’abord est-ce le moment ? Ensuite est-il gai ?

*

Voltaire. Comédie en 5 actes et en prose. Cette comédie ne serait guère propre qu’à être lue. Le coup serait affreux par sa force et rendrait peut-être l’auteur odieux. Cette comédie renverserait la réputation de Voltaire. Il faudrait mettre en action son caractère bien connu par ce qu’il a écrit, et tout ce qu’on a écrit sur lui. Il faudrait faire sortir l’action du caractère, je le montrerais bassement envieux de Corneille qu’il ne pouvait pas sentir, s’arrogeant. le nom de philosophe et dans le fait le moins philosophe des hommes, Il faudrait lui opposer un vrai philosophe. Helvétius peut-être ? Prendre dans ses œuvres les traits tels que celui-ci de l’Épître à Boileau :

S’ils ont des préjugés j’en guérirai les ombres.

Le montrer la source de toutes les petites opinions de la littérature. Trouver une belle intrigue d’après le caractère qui le développât du côté comique (dans lequel l’importance des lettres) et qui admît les détails littéraires. Le montrer cabalant contre Crébillon, mettre Crébillon en scène, le faire peut-être le philosophe homme de génie en opposition avec Voltaire. Mais cette pièce, je le répète, en prouvant beaucoup d’esprit dans l’auteur, le ferait peut-être haïr et pourrait le faire voir comme un Palissot.

*

Voici une chose essentielle.

Dans mes tragédies, changer quelquefois de sublime sans quoi je serai bien sûr de moi. Par exemple faire une tragédie pour les amateurs d’Iphigénie, une pour ceux de Bérénice. Ainsi je plairai à tous les hommes, ils m’en récompenseront en me nommant, vaste génie ; ceci est très essentiel ; y réfléchir (messidor XII).

*

Dans mon Histoire Romaine en quatre volumes, travail de ma vieillesse et travail si utile destiné à faire aimer la liberté employer tous les moyens de graver cet amour dans leur cœur ; y mettre beaucoup d’excellentes gravures, des beaux traits des Romains peints par les grands peintres.

En les faisant graver en chasser les erreurs, cela impitoyablement. C’est la vertu du lieu. Rétablir les costumes. Faire concevoir aux jeunes gens les délicieuses campagnes d’Italie, leur dire souvent ce qu’est Cannes, le lac de Trasimène, le Rubicon, Rome, etc., de nos jours et cela d’après moi-même.

*

Le ton convenable[43] (c’est-à-dire le plus utile au dessein) est une noble familiarité. Bannir toute erreur de ce livre et y faire entrer autant de vérités que je pourrai sans nuire au but ; pour attacher y être aussi poète que possible.

Cette dernière qualité qui sera peut-être encore neuve à cette époque, me donnera peut-être beaucoup de gloire. Mais le but de ce travail est de faire chérir le plus possible la vertu à ceux qui le liront. De les rendre le plus heureux qu’il dépendra de moi.

*

Il y avait en 1759 une bonne comédie en cinq actes à faire contre le Parlement, intitulée les Juges. Est-ce un bon sujet comique aujourd’hui ? Il est évident que Racine n’a fait qu’une farce là-dessus. Une farce n’est qu’une plaisanterie, une bonne comédie est un argument.

Il me semble que le défaut de ce sujet est de dépendre immédiatement du gouvernement, ce qui produit qu’il change avec lui, et que jamais il ne laissera jouer une comédie sur eux.

*

Je puis m’amuser[44] dans une de mes préfaces à réfuter entièrement et victorieusement la lettre de Jean-Jacques à d’Alembert sur les Spectacles, cela me donnera de la gloire. Il y a beaucoup de choses communes entre le ton de cette lettre et celui de Geoffroy.

*

Le sujet de Médée est superbe et non encore traité. C’est le combat des deux plus fortes passions qui existent peut-être chez les femmes, l’amour maternel et la vengeance.

L’amour a fait faire des choses aussi grandes aux hommes qu’aux femmes, seulement plus touchantes chez celles-ci. Elles ont une bien plus forte vanité que nous, c’est même là le trait caractéristique du sexe, la vengeance est fondée sur la vanité, donc il faut une femme pour protagoniste à la vengeance ; je puis donc faire une belle pièce. Médée, tragédie en 5 actes.

*

L’homme irritable, comédie.

Un protagoniste qui aurait une âme parfaite et une tête également parfaite à cette mauvaise habitude près.

En l’irritant à dessein un méchant adroit pourrait parvenir à le faire passer pour méchant lui-même. Jean-Jacques.

*

Amélie de Prusse et le baron de Trenck. Le plus beau sujet de roman que je connaisse. 2 vol. in-8. Narration mêlée de lettres. Amour à son maximum dans une situation neuve, cour à peindre. Le grand caractère de Frédéric II à faire agir. Le despotisme à faire abhorrer aux femmes.

*

Dans ma vieillesse pour prêcher la liberté de toutes les manières après avoir fait mon histoire romaine en quatre volumes, je pourrai faire le siècle de Louis XIV, cet ouvrage dont les détails seront dans le genre de ceux de Saint-Simon, et le reste comme l’histoire romaine pourra être très utile, et sera certainement neuf.

*

Un bal masqué sur la scène française amené dans une jolie petite comédie peut servir, par les réparties des masques entre eux, de cadre à une foule de charmantes épigrammes sur tout. ce qui occupera le monde, dans le moment.

*

Dans le Menteur, de Corneille, le public ne le voit pas mentir. Quel effet Dorante produirait-il s’il disait des faussetés sur des choses dont le public connaît la vé-rité ?

Il développerait bien son caractère dans la manière dont il composerait ses mensonges.

*
Ouvrages possibles[45]

Drames à la manière de Shakspeare :

1o La Descente de Quiberon, en 3 actes, le premier en Angleterre, les deux autres à Quiberon. S’appliquer à la peinture des caractères. Personnages : Louis XVIII, Pitt, un émigré scélérat (l’évêque d’Arras), un émigré intéressant (Sombreuil), Fox homme estimable. Pour faire quelque chose de bon, se bien pénétrer de l’histoire.

2o L’Avènement de B[onaparte] au trône et le jugement de Moreau. 5 actes. Sc[ènes] à Paris.

Comédies :

1o L’Homme du monde. Modèle de l’homme du monde dans notre siècle. Cinq actes. Sujet à faire en vers, ou au moins en prose.

2o Le faux Métromane, cinq actes.

3o L’Homme qui craint d’être gouverné. Trois actes, prose.

4o Les Médecins, un acte, prose.

Les Provinciaux, un acte, prose. Ils admirent les pointes du gai fripon. Henri IV, 2e partie, 368. Falstaff et Shallow.

Alexis, la mort de ce malheureux fils de Pierre le Grand en la supposant l’ouvrage de Catherine peut donner une tragédie montrant l’influence des marâtres.



FIN DU TOME PREMIER
  1. Ces cahiers commencés le 27 floréal an XII [17 mai 1804] sont réunis au tome 17 des manuscrits de Grenoble R. 5896.

    N. D. L. É.

  2. Les pensées relevées ici figurent en désordre sur la couverture des cahiers, N. D. L. É.
  3. Fin des pensées relevées sur la couverture.

    N. D. L. É.

  4. 27 floréal XII.
  5. 3 prairial XII [23 mai 1804].
  6. 17 prairial XII.
  7. 14 messidor XII [3 juillet 1804].
  8. 1 prairial XII [21 mai 1804].
  9. 17 prairial XII [6 juin 1804].
  10. A partir d’ici, et jusqu’à la phrase inachevée : « l’objet qu’ils veulent voir… » Stendhal a tout barré d’un trait de plume. N. D. L. É.
  11. Epoque de la représentation du Tartufe.
  12. Je n’appelle point philosophes les inventeurs dans les sciences exactes. Newton, Euler, Lagrange. S’ils viennent dans les tours ils n’y obtiennent point l’entrée par les sciences exactes, c’est par celle de l’homme.
  13. 20 prairial XII [9 juin 1804].
  14. Sans doute Stendhal veut-il parler ici de Poinsinet de Sivry qu’il nomme du reste au tome II, et dont la traduction du théâtre d’Aristophane parut en 1784. Antérieurement, le P. Brumoy avait donné également une traduction française de ce théâtre, qui fut rééditée en 1785 par Brottier.

    N. D. L. É.

  15. 22 prairial [11 juin 1804]
  16. 26 prairial XII. [15 juin 1804].
  17. Hobbes dit gloire.
  18. Voici comme il faut entendre toutes ces comparaisons. Celui qui voit gagner le devant à un homme qu’il n’aime pas éprouve un sentiment nommé indignation.
  19. Hobbes dit charité.
  20. 27 prairial [16 juin 1804].
  21. Souvenirs de Caylus.
  22. 27 prairial.
  23. Hobbes écrivait en 1640.
  24. Faut-il appeler images le souvenir de Je suis encor dans mon printemps chanté par Phylis à Feydeau ? L’odeur du macoubai, le goût d’un sabayon, la sensation qu’éprouve la main en passant sur du velours d’Utrech à rebrousse-poil ? J’appelle cela conception, laissant le nom d’image aux conceptions des yeux. Presque tous nos souvenirs sont images, du moins chez moi qui aime à voir. Au mot de son je vota la grande cloche de St-André en ballant.
  25. Ce terme est figuré, ce qui est très mal en description des images et conceptions. Y substituer le propre. Voir de loin une grande masse.
  26. Distincte.
  27. Cette idée est image chez moi. Je me figure my great-father à son bureau vert dans son cabinet sur la terrasse, lisant.
  28. J’ai changé Hobbes ici et ailleurs. Relire son livre dans un an.
  29. Il y a un extrême vicieux, Alex. M. faisant une fausse observation * sous mes yeux à la pompe de Genova en germinal XII.

    *. Stendhal avait d’abord mis se br…ant. N. D. L. É.

  30. Ridicule général. Exemple l’huissier d’un tribunal croit le tribunal infaillible.
  31. 22 prairial XII [11 juin 1804].
  32. 8 messidor [27 juin 1804].
  33. 9 messidor XII.
  34. 9 messidor XII [28 juin 1804].
  35. 14 messidor XII [3 juillet 18O4].
  36. 13 messidor [2 juillet 1804].
  37. 19 prairial XII [8 juin 1804].
  38. 20 prairial XII [9 juin 1804].
  39. 24 prairial [13 juin 1804].
  40. 1er messidor XII [20 Juin 1804].
  41. 19 messidor [8 juillet 1804].
  42. 20 floréal XII [10 mai 1804].
  43. 24 messidor XII [13 juillet 1804].
  44. 17 thermidor XII [5 août 18O4].
  45. 20 prairial XII [9 juin 1804].