Pensées (Stendhal)/12

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Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome secondp. 261-375).

PENSÉES


Style[1]


Me dire pour chaque pensée après que je l’aurai exprimée bien clairement :

Comment doit-elle être exprimée dans la filosofia nova pour exciter telle passion agréable de l’homme du monde le plus parfait de mon siècle.

Plan

Quand j’aurai décrit (le mieux qu’il me sera possible) l’âme, la tête et résolu ce problème : quelle est l’influence de l’âme sur la tête et de la tête sur l’âme, (une passion règne et donne telle habitude à la tête, c’est-à-dire lui faisant faire telle action. Elle la lui rend plus facile. Voilà l’âme influant sur la tête. Maintenant la passion régnante change : le moi ordonne à la tête de faire cette opération, cette opération est plus ou moins aidée ou retardée par les habitudes de la tête. Voilà la tête influant sur l’âme. Elle influe encore en altérant les souvenirs que l’âme prend pour vrais ; etc.) ? Quand, dis-je, j’aurai fait ces trois choses, et que toutes mes pensées seront bien reconnues pour vraies, exprimées bien clairement, il me restera à résoudre le problème de la forme, que voici : quelle est la forme à donner à ces pensées pour qu’elles produisent l’effet le plus agréable possible sur les hommes du monde, les plus parfaits de ce siècle ? La forme trouvée, restera à l’exécuter, et ainsi finit l’histoire.

Ne pas oublier dans la solution de ce dernier problème que la vanité étant la passion toujours régnante chez les hommes les plus civilisés de ce siècle, c’est surtout à elle qu’il me faudra plaire.

*

Bien me souvenir qu’il faut tout sacrifier au mérite réel de la f[ilosofia] n[ova] qui est de montrer des vérités, d’après ce grand principe que tout malheur vient d’ignorer ou d’avoir ignoré la vérité. S’il offense le gouv[ernement] d’alors le faire imprimer en Allemagne, sans nom d’auteur, comme dans tous les cas.

*
Moyens de passion.

Dans l’histoire des passions d’un homme, il y a à considérer les moyens qu’il a de les satisfaire ; or ces moyens consistent dans l’influence qu’il a sur ceux de qui dépend l’objet de ses vœux. Les objets de la majeure partie des passions dépendent des contemporains. Les moyens d’influer sur eux changent suivant leurs habitudes et leurs passions. Ainsi les signes du pouvoir du temps de Hobbes (1640) en Angleterre ne sont plus des signes du pouvoir en France et en 1804.

Chercher quels sont les moyens influant sur mes contemporains.

*

Il ne faut pas[2] perdre de vue que toute comédie étant un plaidoyer contre une mauvaise manière d’agir, elle cesse d’avoir de l’intérêt pour nous dès que nous sommes d’accord que la manière d’agir est mauvaise Ex. les Visionnaires de Desmarets.

Pacé recevant le billet du peintre Ouin et s’écriant d’un air piqué : le fat, le sot, qu’il est bête, etc. (deux lignes à peu près) peignait parfaitement son caractère à qui aurait parfaitement connu ses rapports avec le peintre Ouin.

Lorsqu’on commence à ne plus tant craindre un ridicule on trouve longs les développements de la comédie qui le peignait, c’est ainsi que nous trouvons longs les développements de l’École des femmes.

Me figurer le monde infatué du ridicule des Précieuses ridicules et des Femmes savantes, et examiner la manière dont Molière a su tirer ses comédies.

Le caractère de mon protagoniste est-il de ceux qui, développés, sont capables de faire rire le public longtemps ?

*

Nous n’estimons jamais[3] les hommes qu’en fonction de nous même, seulement notre attention ayant été longuement fixée sur les moyens, nous prenons souvent ces moyens pour la chose même.

Lorsque nous sympathisons parfaitement avec quelqu’un, nous nous identifions tellement avec lui que nous allons jusqu’à approuver dans sa conduite des actions qui nous seraient nuisibles si nous vivions avec lui. Cela vient de ce que nous ne le considérons point sous ce rapport.

Nous ne voyons plus que nous, dans l’homme que nous voyons, tel que nous croyons être.

Pour produire le maximum de sympathie il faut offrir à un homme un personnage qui soit exactement tel qu’il croit être. Voilà le maximum.

Cet intérêt se subdivise à l’infini, au point que, longeant une côte inconnue et sauvage et voyant deux insulaires qui se battent, nous prenons involontairement intérêt à l’un d’eux.

Pour qu’une représentation avec laquelle nous croyons n’avoir de rapports que ceux que nous établissons volontairement en la regardant fasse une impression autre que celle de simple curiosité, il faut que nous espérions plus de bonheur de la vue du spectacle que de toute autre chose que nous pourrions faire dans cet instant.

Un corollaire de ce principe est qu’il faut que nulle douleur ne nous trouve attentifs ailleurs.

Le poète ou la nature peuvent nous présenter des personnages de telle sorte qu’au lieu de sympathiser complètement avec eux, nous ne les considérions que par les rapports qu’ils pourraient avoir avec nous.

Il ne faut pas prendre pour sympathie le désir de mieux connaître ces rapports qui nous fait entrer dans leurs motifs et qui, faisant que nous les reconnaissons, nous fait dire : c’est naturel.

Voilà les principes de la tragédie et de la comédie. Le poète tragique nous fait considérer nous-mêmes dans les autres. Le comique : les rapports des autres avec nous.

Dans la tragédie nous n’avons besoin des actions, qui intéressent le protagoniste auquel nous nous intéressons, qu’en canevas. Nous n’avons que faire de considérer les motifs qui portent Pyrrhus à accorder Astyanax à Oreste, ce mot seul : je vous accorde Astyanax, suffit. Nous exigeons seulement que Pyrrhus ne vienne pas détruire notre illusion, mais qu’au contraire il l’augmente autant qu’il est en lui en étant très naturel, mais nous n’exigeons pas que son caractère se développe.

On peut nous présenter un caractère qui soit la copie exacte de ce que nous croyons être, comiquement, ou tragiquement. Ce n’est encore là que la moitié de travail du poète, il faut maintenant qu’il fasse agir ces caractères et que par là il nous apprenne quelque chose de nouveau sur nous.

Le poète comique me présente un jeune homme semblable à moi, qui par l’excès de ses bonnes qualités devient malheureux et qui par ces mêmes qualités devient heureux ; celà, me procurant la vue du bonheur, m’intéresse et me fait sourire. Tom-Jones est un exemple. Plus le malheur du personnage avec qui je me suis identifié est grand, plus je réfléchis profondément pour trouver les moyens de m’en sortir, plus il m’intéresse.

Dorante le menteur est encore un exemple. Un petit défaut de son cœur, défaut qui nous est d’abord présenté lorsqu’il ment à Clarisse, comme venu pour vouloir trop plaire, lui donne occasion de développer son esprit.

Le poète comique outre cela a la ressource de nous présenter les caractères comiques. Et c’est bien outre cela, car il faut remarquer que Dorante n’est jamais ridicule. Tout au plus est-il exposé à quelques plaisanteries de son valet.

Le poète comique fait donc rire et sourire.

Le tragique : pleurer, frémir et admirer.

*

Amour[4].

Demande : Qu’est-ce que l’état de nature relativement à nos passions ?

Réponse : Où trouver cet état de nature ? Je ne l’ai jamais vu. Qu’est-ce que c’est ? Entend-on Adam et Ève transportés adultes l’un et l’autre au milieu du jardin de l’Éden ? Qui leur donna l’idée de porter les fruits à la bouche quand ils eurent faim ? Cette idée est-elle innée ?

Voici la première idée de l’état de nature : Adam et Ève transportés adultes au milieu du jardin d’Éden.

Voici la deuxième : cent, mille ou davantage adultes de l’un et l’autre sexe transportés aussitôt après leur création dans un jardin d’Éden.

Dans cette deuxième supposition trois cas se présentent :

1o ou le nombre des mâles est égal à celui des femelles ;

2o ou plus grand ;

3o ou inférieur.

Toutes ces connaissances sont nécessaires à qui veut faire une comédie en un acte et en prose la meilleure possible.

Les animaux peuvent nous être d’une grande ressource pour ces recherches parce qu’il paraît qu’ils ne se perfectionnent pas, ou du moins ce perfectionnement n’a point été vu par nous. Lire donc leur histoire par Buffon. Le discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau avec les notes.

Si j’étais roi je tâcherais d’éloigner tous les hommes d’une certaine quantité d’îles toutes isolées. J’y ferais élever des enfants pris à la mamelle par des femmes et des hommes muets avec les ordres les plus sévères de ne rien apprendre à ces enfants, de les empêcher de mourir seulement. Dès qu’ils pourraient se passer de secours, je retirerais mes muets. Je les abandonnerais dix ans. Ensuite j’irais les observer.

Dans la première île, je n’aurais fait élever qu’un mâle et une femelle ; dans la deuxième, deux mâles et deux femelles ; dans la troisième, quarante mâles et quarante femelles ; dans la quatrième, un mâle seul ; dans la cinquième, une femelle seule.

Chercher à deviner d’après ce que nous savons ce que nous les trouverions faisant après dix ans d’abandonnement.

Voilà tout ce que je puis faire, avec les observations sur les animaux, pour avoir l’idée de l’état de nature ou du commencement de la société.

Les voyages, les recherches que Buffon, Montesquieu et Jean-Jacques ont faites d’après eux peuvent me servir.

Je ferai donc la description du commencement de la société parmi les hommes.

Je chercherai ensuite les époques de sa durée qu’il me faudra…


Il est peut-être heureux pour moi que je ne commence qu’à cette heure[5], à 21 ans, une étude sérieuse de l’histoire de France, ayant lu Helvétius et Alfieri, et ayant résolu d’étudier chaque jour ce dernier, Mirabeau et Montesquieu, quoiqu’il ne soit pas franc du collier sur l’article de la vérité.

Je viens de lire les mémoires du duc de Choiseul qui m’ont montré je crois l’histoire véritable d’une seule intrigue sous Louis XV. Il y a le style d’une noble simplicité à étudier. Je voudrais bien avoir quarante volumes de mémoires pareils à lire.

J’y apprendrais entre autres choses à purger mon style de toute pédanterie.

J’ai lu assez de théorie. Je cherche (as a bard) à voir dans l’histoire ce qui fut, et dans le temps présent ce qui est, ayant pour but principal de connaître les passions et les mœurs des différents temps. C’est-à-dire ce qui, à ces époques, paraissait juste, injuste, honorable, informe, de bon ton, de mauvais ton, etc.

Je suis flatté de voir que Mirabeau pense souvent comme moi.

*

Mémoires de Saint-Simon[6] : le meilleur livre que je connaisse sur Louis XIV et les mœurs du temps.

La conduite de Mme de S…, maîtresse du roi, est un chef-d’œuvre à étudier. Elle parvint à tout. L’étudier profondément ; c’est peut-être ce qu’on peut trouver dans la nature de plus approchant d’un protagoniste sublime (suppl. à Saint-Simon I. 44).

*

Louis XIV si vanté pour l’observation des convenances les viola d’une manière bien étrange et bien frappante au camp de Compiègne en 1698, pour Mme de Maintenon (voyez Saint-Simon, id, 70). Saint-Simon dans cet endroit modèle de style. Je ne conçois rien de plus approprié aux choses qu’il conte et par conséquent rien de meilleur.

Ce petit morceau de quatre pages et demie est un modèle à étudier.

*

Ce morceau de Saint-Simon sur l’édit de Nantes est digne en tout de Tacite. Saint-Simon me paraît le plus grand historien français que j’aie lu. Je n’avais pas vu cela il y a quatre ans lorsque je le lus sur le même exemplaire. Leçon dont il faut profiter : relire.

*

On croyait en Dieu aussi généralement à la cour de Louis XIV qu’on n’y croit plus maintenant.

*

M. Maisonneuve[7] a parlé avant toi à Mlle Duchesnois (hier 2 brumaire). Tu perds là l’occasion de te mettre sur un bon pied dans la société où tu désires le plus d’aller, par ta négligence, et ton peu d’activité.

Que ce malheur te soit au moins profitable en t’apprenant à faire dans le plus bref délai possible, les commissions dont on t’aura prié.


h. Plaisanterie.[8]

Dire finement une vérité agréable à la personne à qui vous parlez. Elle a deux conceptions agréables à la fois. La première qui donne le sourire de satisfaction, est la vérité agréable ; la deuxième qui flatte la vanité fait rire proprement.

La satisfaction des passions en général, ou autrement :

La vue du bonheur donne le sourire de satisfaction, il faut que cette vue soit soudaine pour produire ce sourire.

La satisfaction de la vanité en particulier produit le rire.

La finesse gâte certaines vérités. Je crois qu’on en voit des exemples dans Fontenelle.

La finesse fait tout le prix de certaines autres.

Le commerce avec des gens au-dessus de soi (commerce amené par la monarchie, et peut-être inconnu dans les républiques. Dans la république romaine c’était l’affranchi, le parasite qui flattaient le consul, ses égaux pouvaient le devenir) a dû amener la finesse. Juger un homme c’est se donner une espèce de supériorité sur lui. Cela blesserait sa vanité. Que le jugement soit favorable et énoncé avec finesse, vous lui plaisez.

Charles III disait à Rochester je crois : « Je crois que tu es le plus grand vaurien de mon royaume. » — « Dites de vos sujets, Sire. » Cela voulait dire au roi : vous êtes l’homme le plus libertin d’Angleterre ; dit en face, ce propos insolent et plat lui aurait grandement déplu.

L’homme à qui on parle finement sent qu’on se donne la peine d’être fin pour lui. Cela flatte sa vanité. Supposons que le bon ton d’une société ne permette pas d’offenser la vanité à plus de deux degrés, on pourra dire à un homme une vérité qui l’offense à 5, si la manière de la dire le flatte à 3. Tout revient à 2 alors.

Exemple de finesse diminuant l’offense faite à la vanité.

408. Un jour que M. de Valence vint à Grenoble voir Mme de la Baume elle lui dit en parlant d’elle-même : que quand une femme approche de la cinquantaine elle ne doit songer qu’à sa santé : « dites, Madame, quand elle s’en éloigne. »

S’il lui avait dit : ô bath ! vous avez plus de 50 ans, il lui eût dit une plate grossièreté.

*

Le septième livre de l’a[bbé] de Choisy est une histoire complète et suivie de M. de Cosnac, évêque de Valence. Je vois qu’il faut toujours agir de sang-froid pour être en état de dire un bon mot.

*

h. Il me semble qu’un peintre qui voudrait emporter le prix de son art devrait étudier les belles formes antiques et l’expression des passions dans les figures vulgaires pour ensuite s’efforcer de peindre des figures aussi belles que possible, animées des plus fortes passions.

Voilà ce que je fais. J’ai étudié l’art des vers qui n’est que le coloris dans Racine et La Fontaine, les belles formes dans Shakspeare ou Alfieri, j’étudie les passions dans la société, l’histoire et les mémoires. h. À propos de l’article de la Décade[9] où l’on parle de l’éloge de Boileau par Portiez de l’Oise qui dit : ce seront quelques fleurs jetées, etc., etc. Sont-ce des fleurs ?

Voilà une excellente plaisanterie qui est de moi, et qui je crois ne me serait pas venue l’année dernière.

Il me semble que j’observe mieux quand je n’ai point pris de café. Je vois plus distinctement et plus exactement les choses, mais j’en suis frappé moins fortement. Cet état est donc très bon pour lire les faits. Ne prendre du café (quand ce ne serait que pour mon génie) que 4 ou 5 fois par semaine. J’ai deux manières d’être grand, moyen d’éviter l’erreur.

*

La figlia obbediente[10].

Cameriere, e fortunata.

Brighella (padre della Virtuosa) che fortuna ! merito, merito, sior, merito.

Octave qui est un homme grossier demande du tabac à Olivetta. Elle lui montre que sa tabatière est vide ; il la lui demande, y met des ducats et la lui rend. Là-dessus Brighella s’écrie : mi piace, el sa fa pulito.

Cela est parfait. Un homme grossier est pris pour très poli par un homme dont l’unique étude est de connaître la politesse, et de la pratiquer. Il montre sa bêtise par son action. Imitar questo nel bon parti. Sur le compte du protagoniste, homme à prétention pour le bon ton qu’il prétend ne plus exister, et tenir de la bonne source. Il prétend comme homme de bon ton se connaître en style léger (comme les mémoires de Grammont, les mémoires de Choiseul). Mon protagoniste est un homme à prétention de bon ton qu’il prétend avoir appris avant la Révolution dans les meilleures sources, et on découvre qu’avant la Révolution, comme depuis, il n’était qu’un cuistre.

*

Dans le Joueur de Regnard la soubrette dit que Valère n’est jamais gai. Goldoni fait mieux : il montre le joueur triste vis-à-vis d’un tas d’or qu’il vient de gagner, et il montre la cause de sa tristesse, c’est que s’il avait tenu le 7, au lieu de cinq cents ducs il en eût gagné deux mille.

Peindre la nature le plus énergiquement possible et pour cela évaluer tous les dit-on populaires sur les passions, s’ils sont fondés les représenter dans leur plus grande force.

On peint d’autant plus fortement aux yeux un homme de caractère que, dans une position donnée, il tient une conduite plus différente de celle de cet homme. Mais on peut peindre un caractère le plus fortement possible par rapport à un homme ou à une société d’hommes et ne pas peindre pour cela le caractère de la manière la plus forte qu’il soit possible de le peindre, c’est que notre public est mauvais. (D’autant plus mauvais qu’il s’éloigne davantage de ce que nous savions en France sous un roi seulement administrateur des lois. )

Or je puis trouver autour de moi le public plus ou moins mûr pour certains sujets.

Toutes les professions civiles ont un théâtre lorsqu’on les joue. Chercher à les montrer sur ce théâtre.

Le médecin auprès d’un malade ou dans une université faisant leçon ou une réception.

Le joueur au jeu, comme l’a fait Goldoni agissant bien mieux que Regnard. Voici qui prouve qu’il y a encore de grands vices dans ma théorie de la comédie. Le joueur ne m’aurait pas paru du tout un sujet comique. Le protagoniste triste, et tendant au même bonheur que nous (avoir de l’argent) ou à montrer avoir des émotions, et tendant à avoir de l’argent par un moyen bien décisif, bien dans le sens de la cupidité.

Le juge au barreau, l’avocat au barreau, donnant une consultation, faisant une réception.

*

Dans il Giuocatore il y a une scène comique amenée par un échange de femmes masquées pendant qu’il dort. Celle que le joueur entretient prend la place de celle qu’il veut épouser, il vaudrait mieux que cet échange se fût fait pendant qu’il joue ou regarde jouer.

On ne représente pas assez le sommeil et les autres actions naturelles sur le théâtre français, il est trop sublimé de ce côté-là et perd des effets tragiques et comiques (dans les six lieues de chemin de Vial, Crozet parlant à ses chevaux endormis).

Donner à mon protagoniste toute la politique jésuitique.

*

Odieux. — Une pièce qui fait rire constamment est une pièce qui nous montre sans cesse notre excellence. Nous sommes distraits de voir notre excellence, dès que nous apercevons le moindre danger. Voilà pourquoi dès que l’odieux paraît, le rire se retire comme on peut le sentir dans le Cocu imaginaire lorsque Sganarelle vient pour tuer bravement Lélio par derrière. Si on croyait ce projet sérieux on cesserait de rire à l’instant. Mais l’âme agréablement occupée repousse bien vite cette idée d’assassinat.

Molière dans l’analyse du Misanthrope qui lui est attribuée dit : que tout trait qui fait rire est l’opposé d’une chose raisonnable et convenable. il suit de là que pour faire sentir que le ridicule que l’on voit tous les jours est l’opposé de la chose raisonnable, il faut commencer par connaître la chose raisonnable.

L’homme aimable qui rit d’un ridicule (Pacé sur l’étoile de Dugazon), s’il sait lire dans ses sensations et faire en sorte que les gens qui lui ressemblent aient dans le même ordre les mêmes sensations que lui, pourra les faire rire du même ridicule qui l’a fait rire.

Le poète comique, outre ce premier travail, peut encore en faire deux autres. Le premier : sublimer les ridicules ; le deuxième : faire trouver ridicule dans le monde une chose que par sa connaissance de l’homme il a découvert devoir paraître ridicule aux gens du monde dès qu’elle leur sera développée. C’est ce que fit Molière dans les Précieuses ridicules.

Le ridicule exige donc une connaissance profonde de ceux que l’on veut faire rire pour leur proportionner le développement de la chose qu’ils doivent trouver ridicule.

Y a-t-il quelque exemple que le public soit revenu d’un développement ? C’est-à-dire qu’il ait cessé de rire d’un ridicule toujours existant ?

Je ne crois pas. Je crois que jusqu’ici les comédies sont tombées 1o ou parce que les vices sont tombés, 2o ou parce qu’on en a fait de meilleures sur le même sujet. (Philinte meilleure que l’Homme du jour).

Plusieurs comédies ont plus ou moins tombé dans l’estime du public selon qu’il conçoit moins ou plus la possibilité d’un mieux (par exemple on conçoit que Philinte pourrait donner de meilleures raisons au Misanthrope contre sa manière d’être avec les hommes).

Muralt dit que toutes les fois qu’un homme affiche des prétentions, il rend sérieux.


On ne peut peindre[11] ce qu’on n’a pas senti. Car c’est dans les souvenirs que la passion a gravés dans la mémoire que l’amour de la gloire fait choisir ceux que la tête croit les plus propres à produire dans l’âme des spectateurs tel plaisir dont ils vous récompenseront par la gloire.

Mais au contraire on peut faire un canevas sur ce qu’on n’a pas senti. Alors on agit d’après des vérités qui n’ont jamais été évidentes pour la personne qui écrit. On pourrait donc distinguer dans un drame ce que l’auteur a senti et ce qu’il n’a pas senti. Chercher à acquérir ce tact.

Lire attentivement les tragédies de Voltaire, je suis presque convaincu qu’il n’avait senti que très peu des sentiments amoureux qu’il a peints, tandis que Prévost avait senti lui-même les sentiments qu’il donne à Manon et au chevalier des Grieux.

Peut-être est-ce la liaison des sentiments entre eux ou la manière dont les pensées les font naître, et dont ils font naître les pensées, que l’homme qui n’a pas senti ne peut trouver que par hasard.

Un succès de vanité n’est originairement qu’un assignat, qu’une promesse de plaisir. Voilà quelle serait la vanité de trente jeunes filles et de trente jeunes garçons qu’on aurait transportés dans une île au moment de leur naissance et qui auraient été servis par des muets, de la manière la plus égale possible. Ils tireraient vanité par exemple de bien tirer le fusil à la cible, parce que ce talent leur promettrait du gibier et par conséquent la jouissance qu’on a à le manger, ou en faisant des cadeaux de l’échanger contre d’autres plaisirs.

Mais nous qui sommes portés comme tous les hommes à imiter, nous arrivons dans le monde, nous voyons tout le monde y rechercher les plaisirs de vanité et nous aimons les impressions des actions qui satisfont notre vanité, non plus comme promesses de plaisirs, mais comme plaisirs eux-mêmes.

Or ces plaisirs sont-ils de même nature que les plaisirs de la nature

Qu’est-ce que cet état de nature que je prends pour point de comparaison ?

Quels étaient alors les plaisirs des hommes ?

Quels changements l’état de société y a-t-il apportés ?

Pour la première question, où trouver cet état de nature ? je ne l’ai jamais vu. D’autres l’ont-ils vu ? Mais nous pouvons trouver des hommes moins civilisés que nous. Les Allemands, par exemple, peints par Mirabeau, le sont moins que nous.

A B est la civilisation la plus parfaite possible où si la perfectibilité est vraie nous arriverons le dernier jour du monde.

C φ est la ligne qu’ont parcourue les Français qui dans ce moment sont au point φ.

Le petit nombre de ceux qui réfléchissent sur ce qui se passe sous leurs yeux et qui ne le comparent pas au passé sent que le point φ est le point de plus haute civilisation qui soit encore.

*

h. Chez les Français les grâces sont la force.

Voici l’exposition : les grâces montrant que vous devez être très bien dans le monde vous donnent de la considération et font qu’on vous oblige. Cette pensée n’est fine que parce qu’elle est un peu fausse, elle a besoin de finesse pour être devinée.

*

L’homme médiocrement passionné (exemple : Rey) peut dire la vérité sur les passions, mais il ne peut pas dire ce qui est la vérité sur les choses qu’on éprouve lorsqu’on est profondément passionné puisqu’à la rigueur il peut n’avoir été profondément passionné pour aucune passion ou seulement pour celle de la gloire.

Il ne peut pas dire (ou décrire) ce qu’il n’a jamais vu. Par exemple : ces désirs étranges qui viennent dans l’excessif amour heureux ou malheureux.

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Trouver la vérité (ce qui est) sur la force des passions.

Les plus fortes ne sont-elles pas celles qui surmontent les plus grands obstacles ? Quelle est la mesure commune de la force de la passion ? Si l’amour pour la vie était égal, ce serait la partie qu’on en hasarde. (La grandeur de plaisir dont nous lui sacrifions l’espérance.)

Par exemple : si dans cette entreprise il y a un à parier contre dix que vous périrez, on peut dire que vous hasardez un dixième de votre vie. Cela en supposant que vous voyiez clairement que vous hasardez ce dixième.

L’homme qui en hasardant trois dixièmes ne croirait en exposer qu’un dixième n’aurait-il pas moins de courage réellement que celui qui en exposerait deux dixièmes sachant qu’il en expose deux dixièmes ?

Cela aux yeux de Dieu, mais les hommes ne voient pas le cœur.

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La comédie ne me semble pas être propre pour les gens vertueux, puisqu’elle convient mieux aux monarchies qu’aux républiques. D’ailleurs je sens bien que l’année dernière j’étais meilleur citoyen que cette année, et par conséquent plus vertueux : et alors je ne riais point de Cromwell, je le détestais. Cette année je ris des charges qu’on lui fait.

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Brissot. — La vue au moral est l’inverse de la vue physique, elle exagère l’objet qui est dans le lointain, elle diminue celui qui est à sa portée.

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B. Il y a des préjugés philosophiques. Nos pères n’estimaient que les opinions marquées du coin de l’antiquité. Les philosophes n’estiment que ce qui est nouveau.

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h. Un comique fait parler un personnage ridicule de la manière la plus ridicule. Cela détruit souvent toute illusion, ou ravale le personnage. Il fallait le faire parler de la manière la plus naturelle.

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Espérance (stato di passione) deux sortes :

1o Celle dont on peut hâter le but par ses travaux, celle de banquier, de poète, etc., fait trouver le bonheur après et dans le travail.

2o Celle dont le travail ne peut hâter le but : le gros lot à la loterie, l’attente d’un vaisseau en mer par le temps de guerre. Annule tous les instants qui précèdent celui de la jouissance, ou les rend malheureux[12].

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Regard fixe des catins et des actrices dans les rues, embarras, c’est leurs yeux baissés, leur pudeur. Susceptibilité des acteurs, actrices, etc. Pacé à Mi[lan].


Le poète comique[13] qui rend odieux sort du caractère de la comédie.

*

Il me semble[14] que le café après l’excitation donne la mélancolie.

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Le poète tragique[15] nous fait considérer nous-même dans les autres.

Le comique, les rapports des autres avec nous.

Les tragiques français à l’exception de Corneille se sont renfermés dans le principe de la tragédie, il ne reste rien de leurs pièces que l’état de l’âme (l’attention du désir de bonheur, ou du moi, fatiguée pour certains moyens et jouissant de toutes ses forces pour d’autres).

Molière a eu recours au principe tragique pour augmenter le plaisir des spectateurs à ses pièces. Les amants dans le Tartufe.

Le poète comique nous présente des gens semblables à nous (à ce que nous croyons être), il les fait agir et réussir ; cela nous montrant le bonheur, nous fait sourire.

Tom Jones, le Menteur, Dorante, nous produisent cet effet.

Il a outre cela la ressource de donner des jouissances imprévues à notre vanité, par conséquent de nous faire rire.

Considérant les hommes dans leurs rapports avec nous, c’est-à-dire comiquement, leur force sur leurs contemporains est en raison composée de leur tête et de leur cœur.

C’est-à-dire que deux hommes à égale force de passion (force estimée en fonction de leur vie) sont entre eux comme leurs têtes ; à égale bonté de tête, entre eux comme leurs passions.

Or un homme ne peut avoir quelque influence sur nous que directement ou par nos contemporains communs.

Toute comédie est un plaidoyer du poète contre quelque chose qui choque l’intérêt de tous.

Mais le poète ne doit pas chercher à exciter la crainte d’un mal, et par suite le désir de le punir, sentiments désagréables. Il doit rendre l’objet nuisible ridicule, ce qui excite le rire, sentiment agréable, et pour lointain cet autre sentiment agréable que la crainte du ridicule dont le poète vient d’affubler un caractère nuisible fera que si nous rencontrons un de ces caractères nuisibles il le sera moins pour nous depuis la comédie.

Molière né dans le bon temps de la république romaine au lieu de représenter les vicieux ridicules par des comédies, eût proposé des lois contre eux.

4. Toute pièce qui est un plaidoyer contre le vice et qui en montrant toute son horreur pousse au désir de le punir, et en indique les moyens, sort du caractère de la comédie.

La plus grande punition que puisse demander le poète comique est l’excommunication, la privation de tous les avantages de la société.

5. La loge grillée de Pacé, à l’opéra des Bardes, me représente la société. Le but de celle société est le plus grand bonheur possible actuel.

Si le poète comique se borne comme il doit à exciter des sensations agréables, sa juridiction pour le rire ne s’étend que sur la société dans les membres de laquelle il veut exciter les impressions agréables, c’est-à-dire :

6. 1o que c’est dans son sein qu’il doit prendre ses personnages ridicules ;

7. 2o que la plus grande peine qu’il inflige doit être l’excommunication, c’est-à dire la privation de la société.

8. Il doit chercher à leur donner le plus grand plaisir possible, en offensant le moins qu’il pourra leur vanité.

Le but de la société étant le plus grand bonheur possible actuel, et les membres de la société étant de pauvres domestiques gouvernés, de qui on exige un certain service et à qui l’on dit : « Laissez-moi gouverner et tirer tous les plaisirs possibles du gouvernement, du reste tenez-vous en joie et ne venez pas me troubler dans mon sérail[16], » et non point des citoyens leur montrer des actions qui leur sont nuisibles à un tel point qu’elles méritent des châtiments plus grands que ceux qu’ils peuvent infliger, c’est leur montrer le malheur de leur position, c’est exciter un sentiment désagréable.

Il ne pouvait donc pas y avoir de véritable comédie de caractère chez les Romains : l’homme qui aurait été en état de connaître les vicieux aurait sollicité une loi contre eux.

9. Peu nous importe les motifs des événements qui intéressent l’homme qui nous intéresse ou nous fait rire, quand ces motifs ne viennent pas de lui.

10. Toute comédie étant un plaidoyer contre quelque chose de nuisible, perd tout son intérêt pour nous dès que la chose est reconnue nuisible, ou ridicule, et comme telle bannie de la société.

11. Les comédies tombent

1o parce que les ridicules tombent en désuétude ;

2o parce qu’on en fait de meilleures sur le même sujet ;

3o parce qu’on conçoit la possibilité d’en faire de meilleures. Voilà les causes de la chute des comédies, mais jamais le public n’a cessé de goûter une excellente comédie sur un vice qui existe toujours de la même manière que lorsqu’elle fut donnée.

*

Effet du ridicule. Maupertuis rendu à jamais ridicule et de trop dans le monde par la diatribe de Voltaire, le docteur Akakia (Thiébault, V).

*

Ce qui me manque c’est le talent de faire trouver ridicule une chose qui l’est, comme Geoffroy citant aujourd’hui Salluste, De Bello jugurthino, à propos de Mlle Rolandeau jouant dans Zémire et Azor. S’il y a quelque chose au monde de ridicule, c’est cela. Pour trouver le moyen de le faire trouver aussi ridicule que possible, examiner les raisons qui me le font paraître ridicule et tâcher de les augmenter dans le spectateur.

*

La vérité elle-même peut être très ridicule. Avons-nous rien vu de plus comique que Picardeau nous disant gravement : « La religion n’est bonne que pour le peuple. »

Tirer les conséquences de ce principe observé dans la nature.

*

4 Fructidor XII.

On ne s’attendrit plus par les moyens qui nous semblent ridicules ; les devises et autres choses semblables ne reviennent plus dans mes rêveries amoureuses depuis que je les ai trouvées ridicules dans Mme de Genlis. Compléter cette vérité.

*

Le public est tellement borné, est tellement un animal qui ne voit que ce qu’on lui montre, qu’il supporte Agamemnon commettant l’action la plus infâme que puisse faire un despote.

Il sacrifie ce que les hommes ont de plus cher à la soif de régner, et Racine est un grand coquin d’avoir rendu un tel homme supportable s’il l’a fait à dessein ; mais je crois qu’il n’y voyait pas si haut. Corneille a eu aussi grand tort de rendre Auguste intéressant, mais il ne songeait point au but d’utilité. C’est une sublime boutade de génie sans art[17].

*

Art des Plans.

Quand je voudrai ridiculiser quelque chose par une comédie, faire d’abord le canevas de ce que je voudrai faire dire et faire à mes personnages aimables ou ridicules.

Chercher ensuite les circonstances les plus propres à rendre les uns les plus aimables, et les autres les plus ridicules possible.

Tout doit être subordonné au personnage principal, et dans ce personnage à la passion régnante.

Je dois commencer par choisir et sublimer le caractère principal, ensuite choisir les caractères les plus propres à le faire ressortir.

Enfin chercher les circonstances de tous. Cela fait écrire les scènes. Relire. Corriger. E tutto è fatto.

*

Comme dans la tragédie il ne faut qu’une action, dans la comédie il ne faut qu’un caractère. Exemple. Oreste tue sa mère en vengeant Agamemnon son père. Le caractère du malade imaginaire est exposé au public.

*

Quand j’exposerai[18] un caractère comique, le livrer au plus ineffaçable ridicule. Corneille, Regnard et Piron ont ménagé le menteur, le joueur, et le métromane. Prendre un chemin contraire pour mon vaniteux, mon faux-métromane, mon courtisan, ce chemin m’est indiqué par Molière dans le Pourceaugnac.

*

Mon ridicule à moi sera éternel et inexcusable. Il sera dans le malheur. Mes ridicules seront à la fin malheureux par leur caractère, et seulement dans leur caractère. Le vaniteux sera par suite de sa vanité plongé dans le malheur le plus affreux pour lui, mais tout autre à sa place se trouverait heureux.

*

Toutes mes intrigues[19] sortiront du caractère du protagoniste, et comme le Philinte seront propres au sujet, et non point un caractère niché dans une intrigue d’amour, comme la plupart des comédies.

*

En répondant sérieusement à un homme dont l’erreur prête au ridicule, vous prouvez seulement qu’il a eu tort dans telle chose ; en le tournant en ridicule, ce n’est plus seulement son ouvrage que vous faites tomber, c’est lui-même. Avantage du talent comique.

*

J’ai eu de bien faux principes jusqu’ici. En voici un. J’étudie les passions pour le pathétique, cette étude me servira aussi pour le comique.

C’est comme si un arpenteur, qui pour lever ses plans s’élèverait dans un ballon 200 toises au-dessus du sol du pays qu’il mesure, disait : j’étudie en même temps l’art du paysage, quand je voudrai j’en ferai. Le paysagiste et lui ne regardent pas la nature du même côté.

Il en est de même du poète tragique et du comique. Le premier sympathise avec tous les hommes qu’il voit, entre dans leurs affections, et tâche de sentir ce qu’ils sentent.

Le deuxième au contraire s’habitue à une manière de voir, tâche de se rendre du meilleur ton possible, et alors ne sympathisant avec personne, n’observe les gens que par les rapports qu’ils peuvent avoir avec lui, emploie son imagination à la vérité comme le tragique, à se les figurer dans de certaines situations. Mais ils regardent leurs imaginations comme ils regardent la nature.

Le poète tragique doit être ému, elles doivent faire rire ou sourire le comique.

Leur manière d’étudier la nature est donc absolument différente.

*

Il semble d’après cela[20] que le poète comique se trompe lorsqu’il intéresse par ses personnages, il ne doit pas faire sympathiser le spectateur avec eux, il doit les lui rendre très aimables, lui faire désirer de vivre avec eux.

Suivre cette idée qui est un grand principe.

Les ridicules qui nuisent aux amants auxquels nous nous intéressons sont odieux, que seraient ceux qui nuiraient à des gens qui pour nous ne seraient qu’aimables ?

*

Il y a une grande différence[21] entre être philosophe dramatiquement et l’être simplement dans un livre.

Le poète ne doit pas dire, mais faire dire la vérité aux spectateurs, il ne doit pas leur dire : Geoffroy est ridicule, mais leur faire dire après avoir écouté sa pièce : que ce G[eoffroy] est ridicule !

Il doit leur faire sentir les vérités, et non pas les leur dire. Les dire en philosophe ne sert qu’à les faire lire malgré eux aux spectateurs.

*

Dès que je me mets à considérer les choses trop généralement, le comique disparaît à mes yeux.

*
Grande question

En tout, quel est le moyen de reconnaître le maximum ?

Jusqu’à ce que je l’aie découvert, je perdrai bien du temps.

*

Quelquefois le seul énoncé d’un fait fait rire.

« Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n’imaginâmes. »

Dans cet exemple, Voltaire montre au public la vérité sur un fait qu’il voit tous les jours. La vanité que les auteurs blessent souvent, fait qu’il donne toute son attention à ce qu’on lui dit.

Il y a même des ridicules qui ne peuvent faire rire le public que présentés de cette manière. Celui de l’abbé Trublet est dans ce cas.

*
Les deux Amis. Comédie[22].

ou les Amis à la mode du monde. Prose,

1 acte.

Faire une comédie intitulée les deux Amis où je montrerai deux hommes du monde qui ne sont liés ensemble que par le plaisir de parler de soi, et qui deviennent de mauvaise humeur dès que leur ami veut à son tour parler de soi.

Ils ne s’écoutent point, ce serait s’occuper d’un autre.

Cette idée m’est venue au Caveau, en entendant la conversation de deux de mes voisins. Barral et moi, nous sommes souvent comme cela.

Dès que l’un a fini l’autre dit : Et moi, il m’est arrivé une chose encore plus étonnante. Je rendrais ridicule Dieu lui-même, et son superbe ouvrage de la création, en le montrant tirant vanité de son ouvrage, et en faisant en même temps apercevoir au spectateur que cet ouvrage est imparfait.

*

Ce qui rend si bonne l’intrigue de Philinte, c’est que la passion se punit elle-même : outre cela les caractères se montrent très bien.

Le mobile de l’Avare est odieux, et peu comique en comparaison du mobile de mon pervertisseur.

Odieux, parce que nous ne pouvons pas punir dans le monde le mal que nous fait un avare.

Peu comique, parce qu’il tend à un autre bonheur que nous.

*

Lancer au commencement de l’hiver un petit pamphlet intitulé : des moyens de faire renaître le siècle de Louis XIV.

*

Je ne parle jamais que de la comédie de caractère, je méprise celle d’intrigue.

*

Pour étudier le caractère de sot, me rappeler des divers états de sottise où j’ai passé.

L’étude du sot est très utile. Jusqu’à quel point le narrateur influe-t-il sur l’idée que nous avons de l’événement ?

Moulezin ou Jean-Jacques racontant un voyage aux îles Borromées.

Pousser cela.

*

En écoutant il Matrimonio segreto[23] :

Il y a la comédie qui fait sourire, et celle qui fait rire.

Philinte est la comédie qui fait sourire sur l’égoïste, on pourrait encore en faire une où l’on ferait rire sur son compte.

*

Il faut que depuis le commencement du premier vers jusqu’à la fin du dernier, une comédie développe le caractère qu’elle doit peindre.

*

Il ne faut qu’un ridicule dans une pièce, je n’approuve pas la bêtise des Femmes savantes, et le Géronte du Cocu imaginaire.

*

Le comique doit se regarder comme l’Hercule destiné à nettoyer les étables d’Augias. Voir les vices qui nuisent le plus à la société, qui s’éloignent le plus du modèle idéal qu’on s’est fait, et les combattre.

*

Les Français d’aujourd’hui reçoivent des impressions tragiques, outre l’histoire, de Homère, Sophocle, Euripide, Eschyle, Alfieri, Shakspeare, Corneille, Crébillon, Racine, Voltaire. Voilà 10 tragiques.

Molière, Regnard et peut-être Plaute les font rire.

Corneille et Fabre les font sourire.

Cela montre que la comédie est plus difficile que la tragédie.

Mais la comédie n’est pas éternelle ?

Non, jusqu’ici, parce que Molière n’a pas peint les mœurs le plus sublimées possible. Mais je puis en faire d’une durée, ce me semble, bien plus longue.

N’admettre dans chaque pièce qu’un personnage ridicule ; qui, à son ridicule près, soit du sublime le plus relevé[24].

Que tous les personnages environnants soient le plus propres possible à faire ressortir son ridicule, et qu’en même temps doués de la meilleure tête possible ils composent entre eux la plus charmante société possible.

Ainsi mes tableaux auront une figure principale qui sera parfaite et des accessoires simples et utiles, ils seront comme ceux de Guérin (Marcus Sextus et Phèdre).

*

Une comédie[25] se propose de graver dans le jugement du spectateur un de ces deux jugements :

Que telle chose est odieuse ? Philinte.

Que telle chose est ridicule ? Le Bourgeois gentilhomme.

Tout doit tendre dans la pièce à fortifier ces jugements. Pour cela il faut savoir à quel degré l’esprit et l’âme du spectateur sont fatigués de recevoir des impressions du même genre.

*

Lorsque Corneille commença sa carrière, il pouvait aussi se dire : la tragédie n’est pas éternelle.

*

Je voudrais[26] que les œuvres de ce grand homme[27] fussent composées de 9 comédies en 5 actes et en vers, de 8 tragédies en 5 actes, et de la Pharsale, poème épique en 12 ou 20 chants.

Que de ses tragédies, 4 fussent attendrissantes, 4 comme le 5e acte de Rodogune.

On y trouverait 4 ou 5 odes, 4 ou 5 églogues, les plus belles de la langue, sans compter les ouvrages de prose.

Voltaire ne fit jamais de plan de cette manière, et je crois que cela a beaucoup nui à sa gloire.

Henri.
*

Virgile, Horace, Catulle, quelques morceaux de Térence, et de Lucrèce.

*

La finesse et le naturel dans les idées et dans les expressions sont les deux caractères les plus frappants de l’homme du monde. Observé dans Pacé, mais il ne voit la finesse que là où il y en a.

*

« Il n’est pas assez sot pour se défendre, il sait qu’il faut toujours établir le siège de la guerre dans le pays ennemi. » Voltaire à d’Alembert.

En plaisanterie, et en France s’entend.

*
Rime

Les rimes féminines sont données par les mots terminés par un e muet commeflatterie.

Par un e et un s comme âmes.

Par ent comme ils attendent.

*

L’Egoïste ridicule. — Le montrer se trompant toujours et par là se couvrant de ridicule et de honte parce qu’on découvrirait les motifs de sa conduite. n se tromperait toujours parce qu’il serait environné d’hommes passionnés, à la vérité, mais bien plus vertueux qu’il ne se l’imaginerait.

Voilà le moyen de présenter Philinte ridicule, mais la leçon serait-elle aussi forte que dans celui de Fabre ? Je n’en crois rien.

Cela prouve seulement que sur chaque sujet on peut faire

1o Une comédie profondément odieuse engendrant le désespoir. Tartufe s’il réussissait.

2o Une comédie faisant naître le sourire en nous montrant la vertu triomphante et le vice puni. Philinte.

3o Une comédie faisant naître le rire en nous montrant le vicieux ridicule.

*

L’égoïsme (habitude de l’âme, vicieuse) de Philinte, ne se punit pas lui-même, puisque Alceste lui rend son billet de 200.000 écus.

*

Dans les Précieuses, [Molière] rend ridicule le langage précieux et la manie de se figurer l’amour d’après les romans.

Dans le Médecin malgré lui, il expose d’abord un caractère gai, celui de Sganarelle ; ensuite il rend ridicules ceux qui mettent le nez dans les affaires des autres, en la personne de M. Robert. Sganarelle ridiculise les citateurs en citant où les citations ne sont bonnes à rien. Elles ne sont bonnes dans le monde que dans deux cas :

Le premier quand on cite les vers sur lesquels on raisonne.

Le second, quand une citation peut faire rire, en ridiculisant quelque chose dont on s’occupe.

3o Enfin (par le principe qui fait trouver plaisir aux calembours) lorsqu’une citation résume bien une discussion, comme si l’on parlait d’un grand homme qui n’est compris ni de ses écoliers, ni de ses critiques, comme Molière loué par Cailhava et critiqué par Marivaux. Tencin dit :

J’ai de plats écoliers et de mauvais critiques.

*

Tourner en ridicule les vertus chrétiennes, la chasteté, la mortification des sens, les prendre à l’excès où les porta Pascal, et exalter les vraies vertus. Montrer la bêtise de ceux qui se ruinent pour secourir les pauvres, et qui ne songent pas à changer le gouvernement qui fait qu’il y a des pauvres.

*

Une comédie procure le bonheur de la vanité, elle fait rire, elle procure le bonheur d’autres passions, elle fait sourire. Plainville de l’Optimiste.

*

Discrétion[28], condition sine qua non des succès dans le monde, vertu du monde, plus utile à celui qui l’a qu’au reste.

*

Pacé se repentant, en revenant de Monlignon, d’avoir dit à Mme La Rive que Mme Bricha lui avait donné la chaude-pisse.

*

La Rive a le ridicule del padre della virtuosa, si bien joué par Goldoni.

*

Fatiguer toute l’âme[29] de votre spectateur par la jouissance.

Par exemple moi, me fatiguer la tête par des idées philosophiques comme celles de ce cahier, cela sature ma passion pour la gloire.

Une vieille organisée passe, met en feu mon âme et[30] la fatigue de pensées d’amour.

Dugazon vient et me fait mourir de rire, jusqu’à fatigue. Voilà toute mon âme qui a assez vécu, je ne suis plus bon qu’à des fonctions animales.

Le poète comique peut produire cet effet. Le tragique, non.

*

Le tyran[31] protège le luxe, il veut le faire reprendre. J’ai à l’instant formé le dessein de faire une magnifique comédie, dans laquelle j’attacherai le ridicule le plus ineffaçable à mon protagoniste. Le luxe le rendrait excessivement ridicule et à la fin de la pièce malheureux.

Mais ce sujet est peut-être une partie du Vaniteux ?

*

Le jeune homme[32]. — J’ai songé (assistant au Tartufe) à une comédie en 5 actes dont le sujet serait bien neuf, et qui serait bien utile.

Elle serait contre les sots, et telle que si Moulezin et Fx Mallein l’eussent entendue à 17 ans, ils ne seraient pas ce qu’ils sont.

Elle tendrait à préserver les jeunes gens du méphitisme de médiocrité qui les environne, au moment où le caractère se forme.

À les préserver de cet aveuglement de leurs travers qui est si funeste, de cette manière molle de considérer la vie, de cette paresse à rechercher les principes des choses. Elle leur démontrerait que la médiocrité et ce qu’ils appellent être comme tout le monde, les mène à la plus triste existence.

Moulezin ou Fx Mallein serait donc le protagoniste de la pièce, et si on l’avait représentée 3 ou 4 fois devant eux à 17 ans, et qu’elle les eût frappés, ils ne seraient pas ce qu’ils sont.

*

Il y a les ridicules passifs[33], comme le bourgeois gentilhomme ; il y a en a dans qui les passions se combattent comme Sganarelle cocu imaginaire.

Ceux-ci sont bien plus intéressants.

On ridiculise en donnant des motifs ridicules à des actions qui chaque jour dans le monde nous paraissaient naturelles. Or la meilleure manière de prouver que votre protagoniste est atteint d’une passion ridicule (dans Sganarelle la lâcheté) est de montrer cette passion ridicule aux prises avec celle qui bien évidemment produit les actions que nous voyons dans le monde.

*

Pacé parlant[34] à Millière et à Clarisse et à moi de La Rive.

Développer cela et en profiter. Pour moi cela éloigne de la susceptibilité.

*

Pacé est sur le ton plaisant avec tout le monde. C’est une petite plaisanterie excitant le sourire, fine. Il tire de chaque sujet ce qu’il a d’agréable, avec un naturel et une aisance parfaits.

*

Parfaits[35], voilà bien de mon style de l’année dernière. Parfaits ? et qu’en savais-je ? C’était le premier homme aimable que je voyais. J’aurais bien mieux fait de peindre exactement ce que je voyais.

Avoir un style juste. Appliquer cela à ce que j’écris sur Lou[ason].

*

Une âme[36] qui n’est pas sensible (d’amour comme Jean-Jacques) n’aura jamais de style. Tencin par exemple n’est pas choqué de ce billet : « libre à M. B.de… etc. »

*

Si Molière avait montré un médecin faisant le maquereau, son personnage aurait été odieux, Sganarelle ne l’est point, cela fait seulement réfléchir sur ce qu’il p…

*

Molière suppose souvent sans le dire qu’il s’est écoulé beaucoup plus de temps que la règle des vingt-quatre heures ne le permet entre ses actes.

Et l’on voit Oronte qui doucement murmure
Et tâche d’accréditer de méchants bruits de moi.

(Misanthrope.)

Quatrième acte du Tartufe :

Monsieur, on parle beaucoup de cela, etc…

*

Principe dramatique. — Faites faire une chose horriblement odieuse, d’une manière très ridicule, on éclatera de rire. Il faut chercher l’étendue et les bornes de ce principe, qui est superbe. Il me vient en faisant faire des infâmes méchancetés à Le Tellier, mais par une sotte vanité si palpable qu’il fasse mourir de rire.

*

Quand j’aurai fait une comédie avec la verve la plus brûlante, qu’elle sera finie, me pervertir six jours de suite avec la lecture de la correspondance de Voltaire, des romans de La Fayette et de Tencin, enfin les ouvrages les plus aimables dans ce genre, cela me servira à polir et à donner de petites grâces de détail.

La société des hommes aimables pourra aussi servir à me pervertir.

Mais tout cela est mortel en faisant le plan ou composant les scènes. Pascal alors, Pascal, et toujours ce grand voyeur des rapports successifs de variables changeant de grandeur et de position entre eux.

Voilà l’art de développer les caractères.

H. B. 30 Fructidor XII.
*

Voici mes projets[37] pour ma manière d’être dans le monde.

Dès que je serai maître du bien qui doit un jour me revenir et me donner probablement 12.000 frs de rente, emprunter sur les domaines productifs de ce revenu, la somme de 100.000 frs.

Je trouverai cette somme au 6 %.

Je m’associerai à Mante ainsi que nous en sommes convenus aujourd’hui, cette somme me rapportera année commune 20 %, j’en payerai 6, reste 14.000 fr. de bénéfice par an. Cette somme ajoutée aux 12.000 fr. d’autre part fait 26.000 fr. Ci… 26.000.

J’aurai donc, garçon, 26.000 fr. de rente, et je serai dans le monde Beyle, épicurien, riche banquier, et s’amusant à faire des vers. Voilà qui est juste en mettant 20.000 fr. au lieu de 26.000. Le reste étant contre mon caractère me rendrait malheureux.

Voilà l’état le plus heureux où je puisse parvenir ; ensuite je me marierai à 19.000 fr. de rente, et j’en aurai 45.000, alors par mon crédit je e ferai tribun, à 15.000 fr.

Total en maximum probable……… 60.000 fr. de rente.

Dimanche 2 septembre 1804, beau soleil, je pense tout le matin à L[ouason].

Je reçois une lettre de Pauline with 60 fr. of my father.

Happiness d’un beau jour de septembre.

15 Fructidor XII.
*

Principe dramatique[38]. On peut donner aux spectateurs la quantité de telle passion que l’on veut en leur montrant un certain temps le personnage dont 1o l’action, 2o le caractère doit faire naître cette passion.

Par exemple dans le Pervertisseur je puis au 3e acte produire la quantité de sourire que je voudrai, en développant plus ou moins le caractère délicieux de Mme de Saint-Vincent.

Délasse de la bassesse.

*

Même jour.

Principe bien fécond. — Voir sans cesse en composant le cœur du spectateur ;cela en se supposant à sa place, et se demander : a-t-il assez de fort comique, le morceau sérieux commence-t-il à lui sembler languissant, faut-il le relever par quelque détail comique, a-t-il besoin de sourire, etc. ? de manière que dès qu’on vient de tracer un trait il faut regarder quel effet il produit sur le spectateur.

Et sans cesse en composant avoir ce cœur devant les yeux.

*

Même jour.

Me figurer toutes mes scènes de comédie dans la société par exemple mes scènes du Pervertisseur dans la maison de Pacé, rue de Lille 505, Chapelle logeant au plain-pied, Letellier dans l’appartement sur le portail, Pacé étant Chapelle, Verdez Possel.

Careirac ayant ce qu’il y a de ridicule dans Maison nova.

Cette méthode est sublime, le sentiment invente ; alors mon cœur se figurant les objets, je sens que j’ai besoin, comme spectateur, de sourire, je fais une scène qui fasse sourire.

De rire, je fais rire ?

Comme c’est le sentiment qui juge, cette méthode est le maximum du bien.

Je vois dire à Pacé tout ce que je fais dire à Chapelle, je le vois avec sa manière de parler, et de déclamer.

*

Le nom de l’objet aimé fait en partie sur un amant le même effet que sa présence : une joie impétueuse, un plaisir soudain.

*

Ce serait resserrer[39] mon plan comme un sot que de ne présenter dans mon Letellier que l’ennemi, l’antagoniste de Voltaire, Voltaire ennemi de la religion mais non des tyrans, qui a fait le Siècle de Louis XIV.

Les scènes du théâtre italien de Gherardi et les nouvelles de Boccace d’un côté, les diatribes de Voltaire de l’autre, sont les extrêmes de la comédie.

Il faut dire des choses aussi utiles que le dernier, d’une manière aussi comique que les premiers.

*

Molière. — Nous pouvons refaire plusieurs des peintures qu’a faites ce grand homme et qui sont devenues charges aujourd’hui comme la scène d’Albert et du pédant Métaphraste à la fin du 2e acte du Dépit amoureux.

*

Je lis Sganarelle qui me confirme dans le précepte que les événements qui influent sur ceux à qui nous nous intéressons doivent nous être présentés d’une manière naturelle, mais seulement en canevas, et que nous n’avons que faire des développements du caractère de celui qui les cause tant qu’ils ne nous montrent pas le caractère de ceux à qui nous nous intéressons.

*

Chose étonnante[40] ! il y a encore une bonne comédie à faire sur le joueur.

Montrer le joueur ridicule par sa passion du jeu, Regnard ne l’a montré que malheureux, et légèrement odieux.

*

Il y a encore une comédie sur le menteur qui dans Corneille n’est que charmant, et spirituel, et point du tout ridicule.

*

L’odieux que le poète doit fuir comme désagréable au spectateur est celui qu’ils n’ont plus le moyen de punir, c’est-à dire dont la faute est digne d’une plus grande punition que l’excommunication.

*

Cent louis au Théâtre Français comptent pour une bonne représentation. Le 8e des 2/3 = 1/12 = 200 fr.

Donc la part d’auteur pour une bonne représentation peut aller à 200 fr.

*

Dans mon ode sur la gloire, pour le prix de poésie de l’Institut[41], où je parlerai de Bonaparte, faire entrer la Vénus et l’Apollon conquis par la victoire.

*

Bâclerai-je tout de suite et en un mois une petite pièce en un, deux ou trois actes, et en prose, que je donnerai en arrivant à Paris au théâtre Louvois ? J’ai 21 ans dans 23 jours, il est temps de jouir !

Continuerai-je ma grande ?

Quand faut-il partir pour Paris ?

*

Pour envoyer des imprimés par la poste à Grenoble, il en coûte un sou par feuille d’impression.

*

Un sommeil léthargique asoupissait mes sens.
Employez moins de mots pour dire plus de choses.

*

L’amour est un combat d’orgueil[42] et d’espérance.

*

Lettres d’un voyageur napolitain à son ami à Naples, ce voyageur critiquerait tout ce qu’il y a de critiquable dans les auteurs de Louis XIV et dans Montesquieu.

*

La lecture du commentaire de Voltaire sur Corneille m’a amené au point de vouloir que tous mes vers fussent des qu’il mourût. Ce qui me jetterait nécessairement dans l’affecté, je renonce donc à la lecture de ce commentaire, et je lis l’Héloïse[43].

*

Lorsqu’on éprouve une douce satisfaction en écrivant on peint sans s’en douter celle d’un cœur honnête[44].

*

La domenica verso le tre, l’ora la piu felice della mia vita nelle dolci illusioni dell’amore e della gloria ; dopo verri.

*

Cinna, le Cid, le Menteur, Andromaque, Phèdre, le Misanthrope, Tartufe, Venceslas, Rhadamiste : 9.

En p. de 6 sous et en grand vélin. Manuels.

Extrait de ce qu’il y a d’utile au P. dans l’histoire secrète de la cour de Berlin par Mirabeau[45]. Tome I.

11… et aussitôt il s’est mis à me parler avec toute la force que comportent 1o sa mesure naturelle, 2o sa dignité.

14. le duc de Brunswick, grand général : « ne sais-je pas quel jeu de hasard c’est que la guerre. »

17. Tout à coup il (le duc de Brunswick) et par une transition très brusque (il les emploie, ce me semble pour surprendre le secret de celui auquel il parle et qu’il fixe prodigieusement en l’écoutant) m’a demandé, etc.

Mise en pratique d’un précepte de Hérault.

18. M. parle… on espère que dans un beau sujet l’âme élèvera le génie.

20. Il (le duc de Brunswick) ne serait pas un homme ordinaire, même parmi les gens de mérite… il sait écouter et questionner du sein de la réponse (ce qui ménage la vanité du questionnaire) ; la louange embellie de grâces et enveloppée de finesse lui est agréable.

(Qu’est-ce ici que grâce et finesse ?)

23. Une marque d’un très bon esprit, ce me semble, et d’un caractère supérieur, c’est moins encore qu’il suffit au travail de chaque jour, que le travail de chaque jour lui suffit, sa première ambition est de le bien faire.

24. Cet homme (le duc) est d’une trempe rare, mais trop sage pour être redoutable aux sages (de là moyen de déjouer le talent que l’on a en tête.)

31. Remarquez cependant que l’incohérence des démarches de l’empereur et ses brusques disparates déjouent souvent toutes les combinaisons.

33. Je les lui ai exposées (mes idées) comme venant de la conversation, il les a saisies avec avidité. (Artifice remarquable. On ne peut observer pleinement toute l’adresse d’un homme habile que lorsqu’il a en tête un rival digne de lui.)

*

[46] de le punir, nous aurons donc beaucoup de plaisir à le faire au théâtre.

Le genre de punition que le théâtre peut infliger est-il celui qui nous venge le mieux de ce vice ?

En général quelle est pour chaque vice la vengeance la plus délicieuse pour nous ?

Si je fais le vaniteux, comédie en cinq actes, faire en sorte que la vengeance soit la plus agréable possible pour les spectateurs.

Un caractère odieux exposé au théâtre est un plaidoyer que le poète fait pour faire condamner ce caractère. S’il prouve trop il nous ennuie. Voilà peut-être la raison pour laquelle la première scène du quatrième acte du Tartufe nous fait de la peine. Elle n’augmente pas le ridicule ni l’odieux du Tartufe, elle nous dit ce que nous en savons déjà.

Voici les questions les plus essentielles qui me restent à résoudre.

Quelle est dans la tragédie la différence du terrible et de l’horrible ? Il me faut la vérité la plus complète possible sur cet article.

Qu’est-ce que l’odieux ? Quelles sont les actions qui produisent dans notre âme l’impression la plus odieuse possible ?

Qu’est-ce que le ridicule ? Quelles sont les actions qui produisent dans notre âme l’impression la plus ridicule possible ?

Là même action qui se passe sous nos yeux dans un salon ou sous nos yeux dans une comédie, en nous supposant le même degré de connaissance des personnages dans les deux cas, produit-elle le même effet sur nous ?

Le degré de connaissance peut-il être le même ?

La même question pour la tragédie. La même action que nous verrions par les fenêtres des Tuileries se passer dans une des salles de ce palais, salle où les seuls conseillers d’état pourraient entrer, nous ferait-elle la même impression qu’au Théâtre Français ? En supposant la même pré-notion des personnages.

Par exemple l’exposition de Pompée ; le deuxième acte de Cinna.

Le degré de connaissance peut-il être le même ? Pour ici oui, à la première vue cependant.

Les préconnaissances qu’on a d’un personnage comique et d’un personnage tragique sont-elles de même nature ?

(Quant au degré oui. Mais les choses connues sont bien différentes.)

Nous ne connaissons des hommes que ce que nous avons eu ou que ce que nous avons intérêt de connaître. Nous ne savons pas du tout si Rodrigue était aimable, nous le supposons. Nous voyons au contraire que Dorante l’est beaucoup. Nous ne pensons guère s’il a les qualités nécessaires pour aimer comme Rodrigue et pour vaincre comme lui les Maures. Si nous venons cependant à y penser, nous les lui accordons. Mais nous y pensons très légèrement.

Dans la comédie nous voyons agir nos égaux ; nous savons bien que nous ne ressemblerons jamais aux personnages tragiques que par les passions et que tous les autres moyens d’agir sur les hommes nous sont interdits.

Je voudrais voir l’effet que produiraient nos égaux présentés comme personnages tragiques à nos yeux. Il est évident d’abord qu’on ne pourrait les faire mouvoir que par les passions dont notre situation nous rend susceptibles. Ainsi Iphigénie serait impossible à traduire, Athalie encore plus, tandis que rien ne serait si aisé que de faire jouer par nos égaux Ariane, Phèdre, les Horaces, Zaïre, etc.

*

h. Les discours[47] que les hommes prononcent dans l’action sont nécessairement moins tranchants, et les vérités aussi complètes qu’ils les voient, car ces discours roulant sur des choses à faire sont ordinairement bientôt après sanctionnés ou démentis par les événements et ceux qui les tiennent le savent.

L’orgueil ou la vanité les poussent donc à être vrais ; tandis que les mêmes motifs poussent souvent le philosophe qui écrit dans son cabinet loin des événements à être tranchant et à présenter les vérités d’une manière incomplète.

Dès que j’écoute quelqu’un examiner jusqu’à quel point son intérêt, tel qu’il le voit, le pousse à dire la vérité, voilà un des points les plus essentiels pour moi qui la cherche en conversant avec les hommes.

*

h. On peut appliquer la conduite que les états tiennent entre eux à celle des particuliers et profiter de leur expérience. Je puis donc profiter des préceptes de Mirabeau. D’ailleurs lisant les histoires de négociations, j’étudie la tragédie dans la nature.

Le poète dramatique doit considérer les nations comme des hommes en société quant à la politique.

*

Je vois de plus en plus combien les maximes générales dans la conversation et les avis tranchants (la conversation où l’on veut briller exceptée) sont d’une mauvaise politique et par conséquent peu naturelles à une bonne tête. Elles démontrent peu d’usage des affaires et peu d’usage du monde parce qu’elles offensent la vanité.

Je pourrai essayer tous mes principes politiques à la cour d’Ariane où je ne suis rien, où je puis être tout, mais pas par d’autre voie que de lui plaire, et où n’ayant pas d’argent à manger je ne puis plaire que par l’adresse.

*

h. Pour un particulier la pierre philosophale est dans l’étude des banques. Struensée, Histoire secrète de Berlin I, 74.

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h. Avoir du caractère, n’est-il pas différent d’avoir un caractère ?

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h. My comedy doit changer suivant les spectateurs. Compléter cette vérité, contre laquelle la paresse cherche à gagner.

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h. La lettre (17 août 1786, p. 91) est un chef-d’œuvre à étudier pour tout. Nous sommes accoutumés à rabattre toujours quelque chose de ce qu’un homme nous dit sur lui. L’impression est plus forte lorsque c’est d’un autre que nous apprenons ce qu’il a fait. Cette lettre mise en action sur le théâtre peindrait ce me semble l’excellent espion.

Dans la tragédie on fait abstraction de certains détails (manger, dormir) qu’on ne peut pas sauter dans la comédie. Voir les suites de cela. Shakspeare les admet, dormir du moins. Admis (dormir) pour la première fois, du moins je le crois, dans Agamemnon de Lemercier. Doit-on les admettre dans la tragédie ? Quel parti peut-on en tirer dans la comédie ?

*

h. Il me semble que Mirabeau savait distinguer dans les usages des hommes ce qu’il y avait de bon et de mauvais. Il réformait en gardant le bon et supprimant le mauvais. Belle manière d’être original dans sa conduite. L’orgueil ou amour de la gloire s’accorde en cela avec la vanité. Excellent exemple pour la suite de ma vie, mais il faut m’établir.

*

h. Les philosophes détruisaient, ils voyaient bien qu’ils avaient raison. Cela leur a donné de la vanité, chose encore plus nuisible que de coutume à des destructeurs de préjugés. T’is true ?

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h. I, 168. Anecdote curieuse, complète, forte, sur le catinisme de l’imp[ératrice] de Russie régnante en 1796.

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59. Sa tête (de l’ambassadeur)[48] est en fermentation à cet égard, et d’autant plus qu’il est hors de son caractère.

(Alors, ce me semble, on est troublé par l’insolite de tout ce qu’on considère.)

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85. Le prince Henri (de Prusse) voudrait… qu’on envoyât une blonde un peu grasse, à talents surtout musicaux, qui passât pour venir d’Italie ou d’ailleurs, etc., etc. (Le tout pour son neveu, roi depuis huit jours).

Manœuvre bien ridicule[49] et bien basse, à développer dans la comédie. Que font donc les princes qui ont moins de talent encore que le prince Henri ? Montrer ainsi les princes sans ce qu’on appelle honneur. Et en effet cui bono pour eux ?

*

(Dissection des dernières ramifications de la faveur, pour estimer le crédit, qui peuvent servir pour la vanité.) 114… Il (M. de Hertzberg) ne m’a pas paru croire e moins du monde avoir besoin du prince Henri, chez lequel il n’a pas même été, ce qui est très marqué ou plutôt indécent, d’après sa promotion à l’aigle noir.

(Le marqué, l’indécent : nuances.)

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118. Il (le prince Henri) n’a pas un avis à lui. Petits moyens, petits conseils, petites passions, petites vues : tout est petit dans l’âme de cet homme, tandis qu’il y a du gigantesque et nulle méthode dans son esprit… c’est un de ces exemples trop fréquents qu’un petit caractère peut tuer les plus grandes qualités.

(Portrait bien fait. Ressemblant ? Je le présume.)

124. S’il (le roi Guillaume) persévère, il sera l’exemple unique d’une habitude de trente ans vaincue, et ce serait alors sans doute qu’il a un grand caractère qui nous déjouera tous. Mais dans cette supposition-là même… combien peu d’esprit et de moyens !

(D’après ces deux passages Mirabeau croyait évidemment à la distinction utile de l’esprit et du cœur.)

*

129. L’usage du café fait tomber en Allemagne celui de la bière (observation médicale à généraliser).

*

138. …à un prince qui est plus certainement un honnête homme qu’il ne sera un grand roi ; de sorte que c’est plus à son cœur qu’à son esprit qu’il faut parler.

(Voilà bien évidemment le cœur et l’esprit.)

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147. Le roi a trop peur d’avoir l’air d’être gouverné pour n’en avoir pas besoin. Pourquoi serait-il le premier homme chez qui les prétentions n’auraient pas été en raison inverse de la réalité ?

Tant que tout sera comme à l’ordinaire, tout ira, mais à la première circonstance orageuse, comme il croulerait, tout ce petit échafaudage de médiocrité ! On appellerait un pilote.

Il n’y a, en résultat, nulle différence entre un imbécile et l’homme d’esprit qui se laisse ainsi tromper.

*

193. On ne saurait mieux prouver qu’il faut plutôt de l’ordre et de la suite pour bien gouverner que de grands talents.

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194. Le deuxième (M. de Godschmidt) a l’humeur communicative très compatible avec la discrétion, d’autant plus sûre chez lui qu’il en a la piété, et non la superstition.

(On peut donc mal faire à force de vouloir bien faire.)

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207. … et comme en général l’homme est à un certain point ce qu’il a besoin d’être, etc.

(Examiner jusqu’à quel point. Ce qui détermine ce point ? le caractère peut-être.)

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274. Vous qui menez une vie fort agitée, mais du moins dans des sociétés d’élite, vous devez éprouver, malgré tout l’aplomb que vous a donné la nature, combien il est difficile de passer brusquement de la dissipation sociale à la méditation du cabinet.

Grande vérité que j’ai bien éprouvée. (Définition de l’aplomb.)

*

Voici déjà deux ouvrages de Mirabeau (les Lettres de cachet, l’Histoire secrète de Berlin), intitulés posthumes. C’était sa manière à ce qu’il paraît.

*

Mirabeau en peignant le caractère des autres peint aussi le sien, modifié par la passion du moment, qui était je crois de parvenir en diplomatie, et pour cela de plaire à M. de Calonne, je crois. Ce principe est général. Raphaël ne peint pas sa figure en représentant une sainte famille, Mirabeau peint son caractère en peignant celui de Guillaume II. T’is true ?

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Un peu enrhumé du cerveau[50], j’avais froid ce matin en écrivant, j’étais mal à mon aise. Je suis allé passer demi-heure à la fenêtre de Tencin, cela a commencé à me remettre. Terma est arrivé, cela m’a rappelé le temps où je le connus chez [51], maître de violon. Depuis lors je ne l’avais vu qu’une fois. Sans m’en douter je suis devenu très gai, parce que j’ai comparé (sans que mon esprit s’en aperçût) mon état d’alors, c’était l’été aussi, avec mon état actuel. Mon séjour à la fenêtre de B. m’y avait préparé, et j’ai trouvé que l’état actuel était bien préférable.

Voilà la manière très probable dont j’explique ma gaîté. Il y a un an que je n’avais pas pu l’expliquer. L’esprit agit donc sans s’en apercevoir. Voilà qui est vérifié sur la nature.

Je conclus de là la possibilité d’un médecin moral qui sans en faire semblant vous rendît le plus heureux possible en vous portant ainsi à des comparaisons, etc., et autres moyens. Il faudrait que ce médecin connût parfaitement l’âme.

Voilà la meilleure manière d’être auprès d’un grand : vous lui êtes alors absolument nécessaire. C’est peut-être là le sublime du flatteur.

Voilà qui est lu dans mes sensations, qui est éprouvé, évident.

Ce T. si bête a été éperduement amoureux et aimé à ce qu’[il] paraît. Il ne voit pas ce qui lui manque, par conséquent est à jamais très digne de l’antichambre.

*

Le naturel peut plaire plus ou moins, mais il touche toujours. Cela doit me rassurer. C’est dans les souvenirs que la passion a gravés dans la mémoire que l’amour de la gloire fait choisir ceux que la tête croit les plus propres à produire dans l’âme des spectateurs tel plaisir dont ils nous récompenseront par la gloire.

Plus on a senti de passions, et plus on les a senties fortement, plus on a de disposition à devenir grand poète.

*

Vanité[52]. — Un succès de vanité n’était originairement qu’un assignat, une promesse de plaisir. Voilà quelle serait la vanité de trente jeunes filles et de trente jeunes garçons qu’on aurait transportés dans une île au moment de leur naissance et qui auraient été soignés par des muets de la façon la plus égale possible jusqu’au moment où ils auraient pu se nourrir par eux mêmes.

Ils tireraient vanité par exemple de bien tirer le fusil à la cible parce que ce talent leur promettrait du gibier et la jouissance qu’on a à le manger. À un degré de civilisation de plus, les plaisirs contre lesquels on pourrait l’échanger.

Mais nous, nous avons dès notre enfance le désir d’imiter les grands (les grandes personnes). En entrant dans les salons à seize ans nous voyons tout le monde y rechercher les plaisirs de vanité. Cela fait que nous aimons les actions qui satisfont notre vanité non plus comme promesses de plaisir, mais comme plaisirs eux-mêmes.

Quelle différence y a-t-il entre ces jouissances de vanité et les plaisirs naturels que nous pouvons observer surtout chez les animaux ?

*

L’étude de l’histoire politique[53] peut servir de deux manières au poète pour l’étude des passions : on peut diviser l’étude des passions en deux sortes d’effets.

1o L’effet sur l’individu passionné ;

2o L’effet sur les personnes en contact avec l’individu passionné.

On peut observer ces deux genres d’effets :

1o De roi à roi, comme de particuliers à particuliers.

2o Par l’étude et la peinture que tant de gens ont faites du caractère du roi, des ministres, des maîtresses.

Pourquoi ne pas profiter de leur travail qui ici peut nous être presque entièrement utile puisque leur intérêt s’accorde entièrement avec le nôtre ? Connaître tel caractère ; ce que dans telle circonstance donnée on a à craindre ou à espérer de telle personne.

Rechercher donc les livres dans le genre de l’Histoire secrète de la cour de Berlin.

*

h. Les personnages de Shakspeare parlent toujours par figures. Ce n’est point là le langage actuel des affaires. Mais cela est aisé à concevoir, ne fatigue pas la tête, parle toujours au cœur, enfin doit être senti du peuple.

Faire une fois dans ma vie une tragédie dans ce genre-là. Chercher un sujet dont ce style soit le style naturel. Cette pièce

sera goûtée du peuple et fera variété.

Il me faut du nouveau n’en fût-il plus au monde.

C’est en agissant ainsi que je montrerai un génie vaste. Shakspeare montre beaucoup ce que nous, particuliers, nous avons à espérer ou à craindre de ses héros, dans leur vie commune ; il nous montre leurs caractères. Les autres tragiques le montrent, ce me semble, infiniment moins et n’offrent guère que leurs passions. J’ai le projet de suivre le principe de Shakspeare.

Je ferai faire des actions superbes à mes héros et les montrerai si aimables, si bonnement naïfs, avec des âmes si tendres dans la vie commune qu’on désirera vivre avec eux. Sorti de la salle le spectateur, oubliant les détails, sera frappé de leur grandeur. Voilà au moins une carrière neuve, si ce n’est la meilleure.

*

Nos pièces ne se sont pas même élevées à la force de notre histoire. Où est la pièce où nous voyons un Mazarin dire : « Donnez-moi deux lignes de l’écriture d’un homme et je me charge de le faire condamner comme coupable de trahison, par témoins. »

Où est la comédie où l’on voit le trait de [54] qui, chargé par Louis XV de ramener à Versailles un garde du corps qui s’était cassé la cuisse dit : « Heureusement j’avais de l’eau de la reine de Hongrie. — Vous lui en fîtes prendre ? — Non, je l’avalai bien vite. »

Commencer au moins dans mes comédies par être aussi fort que nos mœurs actuelles. Remarquer que nos mœurs sont bien plus fortes en 1804 qu’en 1780. Nous sommes bridés par moins de convenances, elles sont plus belles, car nous sommes guéris de beaucoup de préjugés.

*

On a le plaisir de la tragédie en lisant l’histoire. La vie de Brutus (Marcus) dans Plutarque fait une impression fort semblable à celle d’une bonne tragédie de Shakspeare.

Nous ne trouvons au contraire dans l’histoire (quelque délayée qu’elle soit) que des plaisanteries, quelquefois des mystifications, et jamais un caractère comique soutenu.

La nation doit donc un plaisir plus rare au poète comique qu’au tragique. De là le culte des Anglais pour le caractère de Falstaff qui, je crois, leur a fait proférer plus de louanges qu’aucun des caractères tragiques de Shakspeare.

*

Shakspeare est souvent infidèle à l’expression rapide de la passion pour présenter une image. Cela est très marqué lorsque le père de Hotspur apprend sa mort (deuxième partie de Henri IV, tome 9, page 248) et se met à peindre le Troyen qui alla apprendre à Priam le malheur de Troie.

L’image est belle et ferait la réputation d’un de nos poètes descriptifs, mais c’est une grande faute dans Shakspeare.

*

h. Lu dans la nature[55].

Lorsqu’on ne connait pas un vice, on ne sent pas non plus la vertu qui lui est opposée. Lorsque je lus Shakspeare il y a quelques mois je ne connaissais pas assez le caractère de ceux qui règnent et qui sont appelés à régner, pour apprécier l’action de Henri prince de Galles qui (dans la première partie de Henri IV) empêche que Douglas ne tue le roi son père, personne ne le voyant, et lui pouvant déguiser cela même aux yeux de Douglas.

Je n’avais pas pénétré Shakspeare, je connaissais moins le cœur des rois que lui (et sans doute je le connais moins, encore aujourd’hui), je ne m’arrêtais point à cette action, je la regardais comme naturelle.

Cette observation lue dans mes sensations et qui m’est bien évidente peut m’aider à deviner

1o Comment le vulgaire est devant les pièces des grands peintres du cœur dont il ne saisit pas les intentions. Il regarde cela comme tout simple. Shakspeare aussi a-t-il fait remarquer ce trait parle roi, peignant ainsi deux caractères par conséquent du même trait :

1. L’amour de Henri pour son père,

2. Le malheur du roi qui croyait que son fils désirait sa mort à ce point.

2o Que nous appelons naturel ce qui est conforme à notre nature, à nous. J’aurais défendu mon père plus que moi-même : je croyais cela naturel à tous les hommes.

*

J’ai une chose qui peut nuire au bonheur de mes autres passions, mais qui est bien heureuse pour ma gloire.

*

On peint toujours les hommes beaucoup d’après son cœur. (Ou plutôt on peut connaître la tête des autres par leurs opinions qu’ils expliquent, mais on ne connaît jamais bien que son cœur.)

Il faut sublimer pour plaire au théâtre, et j’ai une âme toute sublimée.

Je ne trouve bonnes que les plaisanteries qui le seraient à la scène. Je ne pleure qu’aux actions qui feraient pleurer à la scène.

Je dois cela à mon peu de monde. Changer l’extérieur pour mon bonheur, mais conserver précieusement cette âme-là pour ma gloire, et ne jamais hasarder quelque chose que je sifflerais dans un autre.

Réfléchir à cela pour perfectionner encore mon âme.

J’ai étudié la nature dans les chefs-d’œuvre des maîtres, voilà ce qui m’a donné cette âme.

*

Le passé et l’avenir se montrent toujours en beau et le présent paraît toujours le pire. (Shakspeare.)

*

h. Molière fait répéter souvent les mêmes paroles à ses personnages, disant les mêmes choses à différentes personnes. Nous nous sommes perfectionnés depuis lors, nous varions nos sons en disant les mêmes choses. Toujours distinguer dans le blâme et la louange le fond de la forme. Ce ne sont pas les traits de caractère montrés par Molière, c’est le style qui est quelquefois blâmable. La tête s’est perfectionnée.

*

Grand ridicule bien naturel à l’homme de s’attacher aux moyens plutôt qu’à la chose. Ce ridicule si général et si naturel est encore intraité au théâtre.

Les pédants ont une espèce de ce ridicule.

Il y a deux différents caractères dans ce ridicule :

1o L’homme qui s’imagine que le bonheur est dans la place de conseiller d’état et qui est tout étonné lorsqu’il y est parvenu de se trouver comme auparavant.

2o L’homme qui ne s’attache aux dignités que comme moyens procurant les plaisirs des sens et à qui cependant elles font oublier de jouir pendant l’âge rapide des jouissances.

Ce caractère me semble avoir une sorte de généralité qu’il me faut distinguer et définir.

*

Si je représentais Falstaff (ou l’homme gai), le faire décider dans les affaires les plus importantes pour lui par l’idée de rire un instant. La dessus ses affaires tournent mal et ensuite reviennent à bien par la bonté de son caractère. Cet homme doit plaire à des Français.

*

Mirabeau : Histoire secrète de la cour de Berlin.

Suite, esprit de suite consiste à ne pas abandonner son but, et non à s’opiniâtrer aux moyens.

Les seules folies inexcusables sont celles qui donnent du ridicule sans compensation, et celui-ci est du nombre, etc.

*

h. La vengeance soudaine des blessures faites à la vanité est une jouissance soudaine de cette même vanité, elle doit donc faire rire le vaniteux offensé, et elle le fait rire en effet. Il suivrait de cette observation, dont il faut étudier les nuances dans les faits, qu’il ne faut admettre d’odieux dans la comédie, que ce qui est odieux à la vanité. Exemple :

II. 361. Son amour propre (de Mlle de Voss) qui s’est vu à la gêne avec quelques gens aimables de cette nation (Français), hait ceux qu’elle ne peut imiter, et d’autant que ses sarcasmes reçoivent quelquefois un juste salaire. Je n’ai pu tenir par exemple l’autre jour à une exclamation faite à côté de moi « O mon Dieu quand verrai-je donc, quand y aura-t-il ici un spectacle anglais ? Ah ! j’en mourrais de joie ! — Je désire, Mademoiselle, lui dis-je assez sèchement, que vous ayez besoin plus tôt que vous ne croyez d’un spectacle français. »

Et tous ceux que ses grands airs commencent à choquer de sourire ; et le prince Henri qui avait feint de ne pas l’entendre, de rire aux éclats ; elle rougit jusqu’au blanc des yeux, et ne dit plus mot.

*

h. La tragédie[56] est la peinture des grandes passions et doit plaire aux gens passionnés. La comédie est la peinture des ridicules et doit plaire aux gens du monde.

Je suis à la fois le créateur et le juge pour la première. Je créerai bien pour la seconde, mais qui jugera ?

Je n’ai pour point de comparaison que les ridicules et les plaisanteries que j’ai vus à la scène. Je ne pourrai donc, en sûreté de succès, que faire autant que mes prédécesseurs, et ici faire autant c’est faire moins, car les sujets sur lesquels ils se sont exercés sont vieillis.

J’ai senti combien le goût aide le génie en lui montrant l’endroit où…[57]

. . . . .

*

Helvétius[58] n’a pas assez considéré la différence entre notre intérêt réel et notre intérêt apparent. Il a jugé les hommes, trop raisonnables, d’après lui ; et ils sont presque toujours dominés par leurs passions, faibles si vous voulez absolument parlant, mais fortes dans des individus sans caractère. Approfondir cet aperçu qui peut expliquer l’amour et l’amitié.

*

Une anecdote hors de nos mœurs mais qui nous enchante parce qu’elle nous porte à réfléchir au bonheur dont nous jouirions si nous avions vécu dans l’heureux temps où elle est arrivée (Robert : Voyage en Suisse, tome II, page 180).

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Beau sujet de statue. Guillaume Tell conduisant lui-même par la main son fils à la perche fatale, l’arbalète sur l’épaule. Son fils ayant à la main la pomme qui devait être placée sur sa tête.

Cette statue existe, sur une colonne de pierre placée à Altdorf à une des extrémités de la place où Guillaume Tell décocha la flèche. Ro[bert] II, 223.

*

Robert le voyageur est un homme pensant d’après soi, sentant vivement, fortement républicain, mais il écrit mal, cependant il n’est pas ridicule, parce qu’il n’imite personne, il cherche l’énergie et souvent il la trouve. Ce style est dans le genre de Tacite.

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Il y a une chose dont on ne loue jamais les morts et qui est cependant la cause de toutes les louanges qu’on leur donne, c’est qu’il sont morts.

H. B. (à la cour)[59].
Pensées sur l’art dramatique pour la plupart mal exprimées parce que quand je veux les bien écrire la paresse me fait différer de jour en jour, et je finis par les oublier[60].

Si Regnard avant de peindre son joueur eût fait l’étendue du caractère, il aurait eu parmi les situations un joueur jouant. C’était même celle qui se présentait le plus naturellement et qui pouvait être du plus profond comique, en montrant combien le jeu peut changer un caractère. Outre le comique qu’il eût pu donner à cette scène, elle eût satisfait une certaine curiosité dont je ne m’aperçois que depuis quelques jours et qui aime l’originalité (vraie et non point altacata, mais venant de la chose dans les situations.)

La petite pièce de la Gageure imprévue m’a fait sentir cela, et c’est un des grands mérites du divin Shakspeare, et une des choses où le théâtre français est le plus pauvre.

Pour revenir au joueur, Goldoni n’a pas manqué de montrer le sien jouant.

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Etendue. — J’en conclus donc qu’avant d’entreprendre de peindre un caractère il en faut tracer l’étendue, et pour cela une méthode générale, qui aura pour base le tableau de toutes les situations de la vie représentables au théâtre.

Molière peint l’avare trahi par ses enfants, mais l’originalité de lieu me semble abandonnée en France depuis le Cid et Venceslas ; ou elle produit des émotions, mais bien éloignées encore de celles que doit donner la repr[ésentation] de Hamlet de Shakspeare.

Originalité de lieu. — Etendue produisant entre les meilleurs dév[eloppements] de caractères l’originalité de lieu. La terrasse de Hamlet, la grotte où Belarius reçoit Imogène, tableau divin, le château où les martinets ont fait leur nid, dans Macbeth, Roméo parlant du jardin à Juliette à sa fenêtre, au clair de la lune.

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Je veux faire un vaniteux en cinq actes, et un courtisan idem. Je crois que ces deux sujets se confondent et qu’ainsi confondus ils forment le plus beau caractère comique existant.

*

Je sens ce soir[61] que j’ai le goût des ridicules, cultiver particulièrement cette portion de la sensibilité et du jugement. Voici ce que c’est. Frappé à la première représentation de la leçon de ce que la gourmandise n’avait pas encore été peinte au théâtre, je me proposai de donner ce ridicule à Let[ellier]. Un dégoût naturel m’en empêcha, aujourd’hui j’ai pensé à le donner à Corbeau. J’ai bien pensé [qu’]en donnant à Let[ellier], personnage odieux et méprisable, un ridicule qu’ont de très honnêtes gens, j’aurais offensé ces honnêtes gens et leurs amis.

Avoir toujours les yeux sur l’âme du spectateur, tout ramène à cette règle. Cultiver le goût des ridicules, qui n’est pas le goût d’en avoir.

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29 Brumaire XIII (à la représentation d’Iphigénie en Tauride, incommodé).

Quand je lis Pascal il me semble que je me relis, et comme je sais quelle réputation a ce grand homme j’ai une grande jouissance. Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je ressemble le plus par l’âme.

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Dès qu’on veut représenter le bon ton, que les personnages flattent réciproquement leur vanité par des choses fines, que les compliments soient le moins attachés, cloués possible. Qu’ils soient tirés du fond de la conversation. Voilà le bon ton.

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Génification des personnages. Une pièce faite, voir si sans nuire au ridicule et aux sentiments je ne pourrais pas donner plus de génie aux personnages, c’est-à-dire plus de bon sens, pour parvenir à leurs fins, une meilleure politique, plus de connaissance des hommes qui les entourent, et en même temps plus d’art de plaire, et plus de ménagements pour leur vanité réciproque.

Commencer sur le Vaniteux dès qu’il sera fini.

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Dans le Mari colère, les auteurs ont négligé avec mille autres ce trait de comique, il se fâche et tout va bien.

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Porter toujours un peu de papier blanc et un crayon au spectacle, après la pièce j’ai oublié mes réflexions. Cela me formera le goût et me fera voir dans deux ans, à mon retour à Paris, quels progrès j’aurai faits.

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Avoir l’attention de ne jamais fonder de tragédie sur cette mythologie grecque barbarement ridicule, qui fait punir des crimes par d’autres crimes et qui dans deux cents ans sera profondément ridicule.

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Je trouve dans le volume des Mélanges de Suard un article d’une Mlle P., je crois, qui a des parties sensées et conformes aux principes du rire donnés par Hobbes.

Cet article me fait distinguer comique de gai ; le génie de la gaîté, ou du moins une partie de ce génie, consiste à faire des plaisanteries ; le génie comique est celui qui nous donne une bien bonne et sûre raison de reconnaître notre excellence.

Le génie gai n’est que le mensonge, l’illusion, l’ombre du génie comique ; il est au génie comique ce que Dazincourt jouant l’hôte des Deux Pages est au véritable hôte de Saint-Michel en Savoie.

J’ai développé cela exactement à la suite du principe de Hobbes. Mlle P.. dit que dans les Ménechmes lorsque le ménechme campagnard dit : je lui veux arracher le nez, et que le valet lui dit :

Laissez-le aller,

Que feriez-vous, Monsieur, du nez d’un marguillier ?

le trait est dramatiquement bon, en ce que c’est le seul moyen que le valet ait d’arrêter ; le maître mais de plus c’est une plaisanterie très gaie, mais ce n’est qu’une plaisanterie, nous rions de ce que nous sentons bien que nous ne ferions aucune action pour avoir le nez d’un marguillier, mais bientôt nous voyons que ce n’était point là l’intention du ménechme.

Au contraire le trait d’Orgon : le pauvre homme ! est comique, en ce que nous avons lieu de croire toujours que nous sommes bien supérieurs à Orgon.

Il suit de là que Regnard est gai, et Molière comique. La plaisanterie saisit plus vite que le comique, en mettre donc de temps en temps, elle est excellente lorsqu’elle est employée comme dans l’exemple des ménechmes.

Il suit de là que j’ai pour le vaniteux douze scènes au moins qui me fourniront nombre de traits comiques, et que je ne dois point m’inquiéter de n’avoir point de plaisanteries, elles viendront assez en faisant les scènes.

Actuellement le style comique doit tendre à fortifier les traits comiques, et éviter surtout de les ravaler à l’état de simple plaisanterie, il doit donc être le plus naturel possible, le moins sophistiqué ; me rappeler toujours les débats du procès de Moreau, le style n’en est pas élégant, n’en est pas correct, mais il est toujours parfaitement intelligible. On voit l’envie que celui qui parle a d’être compris, et il est vivant de passion. M’en servir pour me rappeler à l’ordre si je m’égarais, mais du reste écrire ce que je pense et comme je le dirais : oser être moi.

*

Morceau du procès Moreau, remarquable comme poète comique, celui où Moreau dit : « tel était républicain en l’an 5, qui ne l’est plus aujourd’hui, etc. »

Ce morceau m’a donné une sensation vive et agréable, une certaine envie de rire qui part du fond de la poitrine, et qui monte peu à peu. Je me suis ressouvenu qu’un morceau de Shakspeare m’avait produit le même effet.

De manière qu’il n’y a que deux morceaux en ma vie qui aient produit cet effet-là sur moi. Analyser cela. Je crois que c’est une espèce de plaisanterie ou bien plutôt de traits comiques finement indiqués, et à qui la bonne foi apparente de celui qui parle donne la grâce de la faiblesse, celle d’Aribert nous donne le plaisir d’être supérieurs à l’homme qui parle, en voyant l’injustice de celui dont il parle.

Voir quel effet[62] cela produirait, si au lieu de l’injustice, celui qui parle (Moreau) découvrait le ridicule. Dans le fait il découvre ridicule et injustice.

*

De cette passion la naïve peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Le gros Durif[63] qui m’ennuyait tant me conte son histoire ce matin au Palais-Royal et devient charmant pour moi, je le suis sans doute pour lui car je l’écoute avec plaisir.

Il y a donc quelque chose à tirer de chaque homme, car celui-là était à mes yeux le maximum. de bêtise, c’est-à-dire d’ennui pour moi, car mon âme beaucoup trop sensible me fait souvent porter de ces jugements-là.

Les dix-huit mois passés ici avec Mme Jubié, son aventure aux Français (le vieux Célibataire), le soir de son arrivée.

Hé bien, cet homme qui est si peu en état de comprendre les autres passions, a été amoureux fou pendant 6 mois, et pourvu que l’amour soit exprimé bien naïvement, sera aussi ému que possible de la peinture de l’amour. Si cet homme mordait à Othello, si quelques phrases du commencement touchaient un peu son âme, il en serait plus ému que ne l’aurait été Rulhière.

L’immense majorité des hommes est donc émovible par la peinture naïve de l’amour. Les vers de Boileau sont donc parfaits, et moi un sot de ne pas savoir tirer de chaque homme leur histoire qui peut m’être si utile, qui leur fait tant de plaisir à conter, et qui m’en fait des amis.

Penet, Durif.

*

Orgon dans sa première scène montre ce qu’il est et a des traits comiques, tout le reste est en action.

Il chasse son fils de chez lui, au moment qu’il a fait une faute ? point, au moment qu’il vient d’accuser Tartufe d’un grand crime, dont celui-ci ne s’est justifié que par la passion d’Orgon.

*

Et… veut faire le littérateur, disant comme Francalon qu’il y a dans cette pièce tel vers excellent.

Et voilà les trois quarts des jugements littéraires.

*

Mlle R[olandeau] lorsque je la faisais répéter, trouve que je dis mieux la comédie que la tragédie, que la nature m’a fait pour la comédie, elle me prédit qu’un jour je la jouerai, parce qu’on revient tôt ou tard à son talent naturel.

Cette prédiction où il y avait sans doute plus d’amour que de bon sens me fait beaucoup de plaisir. Elle me trouble si fort que je n’y trouve point de réponse aimable. Il me semble qu’elle m’a fait des avances imperceptibles, peut-être sans s’en douter. Voilà encore de la vanité et par conséquent adieu la grâce, mais enfin c’est la nature.

Le soir, il mio zio[64] me raconte que Mme D[aru] l’a tenu une heure le matin à lui répéter ce que son fils Pierre lui avait un jour développé en deux heures et demie de temps devant sa cheminée, c’est l’analyse de notre conduite réciproque. Il me prend depuis mon arrivée de Grenoble quand j’avais, dit-il, l’air d’une religieuse, et que je n’osais pas me moucher dans un salon, jusqu’à cette heure où, restant à Paris sans état, je me déconsidère.

Cette opinion sur moi ne m’est certainement pas avantageuse puisqu’il voit une hypocrisie continuelle dans toute ma conduite. Cependant cela me fait plaisir, tant l’orgueil est profond dans l’homme, je croyais qu’il ne me ferait pas même l’honneur de s’occuper de moi, et qu’il me jugeait sur une seule considération, j’aime mieux qu’il s’occupe de moi quoique ce soit d’une manière désavantageuse.

fin

La Famille à la campagne, comédie, la nôtre à Claix, M. de Murinois et tant d’autres[65].

Le père, quelques ridicules d’agriculteur, le tout naïf aurait un effet doux, et est entièrement neuf.

Les personnages y sont retirés par les malheurs de la Révolution et y sont heureux. Se garantir surtout du fade. Faire cela à Claix, en vile prose.

*

Dès que je pourrai disposer de cinquante louis et que la paix me le permettra, aller voir jouer Shakspeare à Londres. Je pourrais aller de Gr[enoble] voir jouer Alfieri à Turin.

*

Le caractère d’une femme qui ne juge rien par elle-même, par sentiment, mais tout suivant l’état qu’on en fait dans le monde. Souvenirs de Félicie, Mercure du 24 Frimaire XIII.

Côté du vaniteux, excellent à développer. Il zio era bene questo la sera scorsa lodando il Préjugé à la mode.

Idée du 18 nivose XIII. Rue Jacob. Il faut chercher[66] à voir quand j’aborde quelqu’un ce qu’il lui faut pour le contenter, et chercher à le produire, et non voir 1o ce que je sens, 2o ce qu’il lui faut, 3o chercher à accommoder, à réduire ce que je sens à son goût.

De cette dernière manière, qui est ma manière actuelle, je ne puis lui plaire que d’une manière maigre et le premier moment de l’entrevue se passe en stupidité apparente chez moi qui suis occupé à considérer ce que je sens.

Il faut donc déranger l’ordre de mes sensations habituelles à l’approche des hommes.

Tant que je n’aurai pas fait ce grand effort, je ne vaudrai rien pour la société.

Il faut commencer par m’identifier avec la personne que je vois. Quand je vais voir Pierre, me mettre dans sa position et me demander alors qu’est-ce qui me plairait en général ?

2o en particulier de la part de ce petit parent.

J’obtiendrai ce deuxième jugement après m’être identifié avec la personne que je vois, me regardant moi-même.

Cette opération demande une grande habileté.

L’homme le plus raisonnable qui veut se faire poète renonce au bon sens. Mante et Rey.


Notes sur Biran[67]

Page 1. Au lieu de : « comment soupçonner quelque mystère dans ce que l’on a toujours vu, fait ou senti. » Dans ce qu’on a fait, vu ou senti, depuis un temps duquel on a perdu la mémoire.

*

1. Réflexion, c’est l’action de chercher des jugements (regarder une chose pour y apercevoir des circonstances). Les obstacles font naître la réflexion, mais une passion quelconque peut aussi faire naître la réflexion sans besoin d’obstacle. Un désir quelconque (la force qui pousse) peut nous conduire à réfléchir. Les obstacles que nous rencontrons nous font faire de nouveaux jugements[68]. Mais s’il arrive que nous ne rencontrions pas d’obstacles, les réflexions précédentes subsisteront.

Nous réfléchissons le moins sur ce qui nous est le plus habituel.

*

3. Les mots prestiges et erreurs à effacer.

*

4. On parvenait sans savoir comment on parvenait. L’artifice n’était donc pas connu du tout.

*

4 et 5. On peut obtenir un effet égal à un autre effet connu, sans que pour cela les causes composantes soient les mêmes. Tant de forces que l’on voudra peuvent produire la même résultante que deux. Il y a donc un nombre illimité de manières de produire la même résultante.

Une autre raison par laquelle on prouverait aussi que ce nombre (des composantes) est illimité, c’est qu’il peut y avoir des forces contraires qui se détruisent.

En partant de bases vraies et raisonnant mal, on peut arriver à la vérité. La même chose en partant de bases fausses. Mais en partant de bases fausses et en raisonnant bien, on arrive à une absurdité.

*

6 et 7. Verbiage jusqu’à la distinction des effets de l’habitude.

*

13. L’impression est le résultat de l’action d’un objet sur une partie animée. Si objet extérieur : externe, si intérieur : interne. Impression prise pour sensation par Biran.

Recevoir : impressions par les causes externes, éprouver par les internes.

*

Toutes les fois que nous sentons, que nous jugeons, nous avons conscience de jugement.

*

Lorsque je reçois des coups de bâton, j’ai une modification affective.

*

15. Je sens que je viens d’avoir peur. Je crois qu’il faut dire : je sens que j’ai senti. Mante : je sens que je sens. Cette instantanéité conçue par Mante et non par moi n’emporte rien pour la suite de l’ouvrage.

Myself sent bien que dans je sens (A) que j’ai senti (B), le sens A n’est pas un souvenir du sens B.

*

18. Interrompre, empêcher que ce qui est senti soit senti.

*

Faculté passive est sentir l’odeur de la rose.

Faculté motrice est celle qui nous fait ouvrir les narines (concentrer l’attention de l’organe) pour mieux sentir la rose.

C’est la force active qui porte ma main sur un téton (il ne faut pas être amoureux pour sentir les contours). C’est la force passive qui en sent l’impression.

*

19. Deux mots à changer : sens intime veut dire que je sens en moi.

2o activité sensitive contradiction entre ces deux mots, il fallait sensibilité (Biran ajouterait sensitive.)

*

20. La force active meut l’organe sensible, l’organe susceptible de sensibilité, l’organe qui a la faculté d’être imprimé.

*

23. Biran nomme sensation ce que l’on aperçoit lorsqu’on est passif dans l’impression.

Lorsque l’on est actif, c’est-à-dire que l’on remarque ce que l’on sent et cela au moyen de la disposition donnée à l’organe, il l’appelle perception[69].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

*

Biran 167[70].

La sensibilité, de quelque manière, dans quelque organe qu’elle s’exerce, ne vit, ne s’alimente jamais que de changements, de contrastes.

*

h. La science peut conduire aussi à voir uniformité, a l’ennui. J’ai pénétré au bout de deux heures, de 2 jours, la dose d’amabilité de philosophie d’un homme. Je vérifie encore quelque temps, ensuite si cet homme a passé la jeunesse, et est froid, je prévois tout ce qu’il va dire : il m’ennuie. Exemple, le banquier Savoyard de chez M. Tochon.

La réunion de plusieurs de ces hommes, ennuyeux en détail, offrant plus de chances de différences peut amuser. Une des causes de la société.

*

184. Tout sentiment s’évanouit (quoique la perception reste invariable) par la familiarité des mêmes objets.

*

h. Mon imagination a actuellement une maladie qui est d’avoir été surmenée, forcée. Le fait est que je ne puis presque plus me figurer M[arthe] Ma[rie], avec plaisir. Je l’ai vue dans toutes les positions possibles. Beau moment pour se corriger.

*

Différence de l’agriculturomanie à l’avarice, mon père me disant qu’il n’a point de plaisirs à recueillir, speak this by the theorie à mon g[rand’] P[ère] en lui disant de vérifier.


Est-il possible[71] que l’art aille jusqu’à jouer si bien le caractère de Desdemona ? Il faudrait pour cela le génie de Shakspeare et assez d’empire sur soi-même pour ne pas montrer de génie même dans les choses indifférentes. C’est la même personne qui n’a point fait de compliments à Chateauneuf cet après-midi, et qui ce soir avait cette légère teinte de mélancolie aux Français. Il se pourrait qu’elle eût été trop facile, et que la lecture de Clairon l’eût guérie.

Ou bien qu’elle se livrât par bonté comme Gaussin[72] : çà leur fait tant de plaisir, et à moi si peu de peine. Je n’en puis plus, mon corps et mon esprit tombent de fatigue.


Ta véritable passion[73] est celle de connaître et d’éprouver. Elle n’a jamais été satisfaite.

*

Quand tu t’imposes le silence tu trouves des pensées. Quand tu te fais une loi de parler tu ne trouves rien à dire.

*

Il n’y a qu’une loi en sentiment. C’est de faire le bonheur de ce qu’on aime.

*

To do the history of the travel, and that of the passions for M[élanie].

Il est impossible that the other love thee as I.


Particularly for my comic genius[74].

Trop souvent jusqu’ici en écrivant sur les événements qui m’arrivaient je n’ai que débondé mes passions, sans utilité que le plaisir momentané de le faire. Encore ce plaisir était acheté par le chagrin futur. Discernant mal mes sensations, je trouvais une sensation de bien-être que me donnait la passion sfogata, débondée, pour la sensation de chef-d’œuvre. Quinze jours après j’étais étonné de voir que le chef-d’œuvre prétendu n’était qu’une peinture de passion souvent commune. J’en concluais the want of genius, et j’étais dans le désespoir.

Pour employer les événements utilement il faut les disséquer comme j’ai tâché de le faire aujourd’hui.

Peut-être le degré réel de bassesse de chaque âme n’est-il que dans une certaine proportion au-dessous du degré de noblesse et d’élévation que l’on montre. On n’oserait pas, ce me semble, avouer à Paris des actions aussi basses que celles qu’on avoue à Gr[enoble]. Peut-être pour cela y est-on moins bas.

*

J’ai de l’imagination, et je me figure ce qu’ils me disent tel qu’ils me le disent. Voilà une qualité heureuse pour ma gloire qui nuit à mon bonheur. Il faut, avant de ne rien figurer de stable, que ma raison cherche à travers leurs récits ce qui est probablement vrai. Mais la fougueuse veut agir, se figurer et se figure des faussetés. Si je vivais avec des gens à esprit noble et gai, cette erreur donnerait au moins du bonheur dans le moment. Le malheur ne viendrait que lorsque je serais désabusé. Mais étant heureusement dans la classe peu nombreuse des âmes nobles, avec tête assez bonne, je me trouve environné de gens bas et tristes ; en me figurant leurs récits je me figure donc des choses basses et tristes ou au mieux vides de jouissance. Je vois parfaitement la vérité de chacune de ces choses, je pourrais les développer, et amplifier en six pages, mais il n’y aurait rien de neuf que quelques légères analyses métaphysiques des opérations de la tête et du cœur.

*

Pour agir sur le cœur des women, t’is the experience qui me manque. J’ai assez de gros faits qu’on trouve dans les livres, il me manque deux choses, les petits qu’on observe dans la vie et le sang-froid dans l’exécution. La[75] me donnera en même temps ces deux choses. Pour me donner de l’assurance, avoir toujours l’œil sur la conduite de mes rivaux, au lieu de l’avoir sur le modèle idéal que je me suis formé.


fin du tome second et dernier
  1. Ces fragments commencés le 14 messidor XII [3 juillet 1804] se trouvent dans les manuscrits de Grenoble rassemblés dans le carton R. 302. N. D. L. É.
  2. 7 fructidor XII [25 août 1804]. Beyle a ajouté en surcharge : « 20 février 1806, mardi gras : Très bon. »

    N. D. L. É.

  3. 8 fructidor XII.
  4. 9 fructidor XII [27 août 1804].
  5. 28 messidor XII. [17 juillet 1804].

    Ces fragments proviennent du tome 19 de R. 5896.

    N. D. L. É.

  6. 26 thermidor XII [14 août 1804].
  7. Note non datée : probablement du 3 brumaire XII [25 octobre 1804]. N. D. L. É.
  8. Ces pensées dont les premières ont été écrites le 26 messidor XII [15 juillet, 1804] sont extraites du tome 7 des manuscrits de Grenoble réunis sous la cote R. 5896.

    N. D. L. É.

  9. 1er thermidor XII [20 juillet 1804].
  10. 7 fructidor XII [25 août 1804].
  11. Ce fragment daté du 9 thermidor XII [28 juillet 1804] se trouve dans le dossier complémentaire des manuscrits de Grenoble R. 5896. N. D. L. É.
  12. Publiciste 23 brumaire XIII, mauvais ton des journaux, paraît dans leurs plaisanteries.
  13. Ces pensées dont les premières sont datées du 8 fructidor XII [26 août 1804] sont extraites du tome 27 des manuscrits de Grenoble cotés R. 5896. N. D. L. É.
  14. 8 fructidor, dimanche.
  15. 8 fructidor XII : il y a un an que j’étais à Claix.

    Lu et approuvé par Crozet le 17 germinal XIII [7 avril 1805].

  16. 8 fructidor XII.
  17. 12 fructidor XII.
  18. 19 fructidor XII.
  19. 19 fructidor XII.
  20. 20 fructidor XII.
  21. 19 fructidor XII.
  22. 20 fructidor XII.
  23. 2 fructidor [20 août 1804].
  24. Sublime veut dire ici bonne tête, pleine des vérités les plus propres à faire le bonheur de ce qui l’environne.
  25. 23 fructidor XII [10 septembre 1804].
  26. 22 fructidor an XII.
  27. Le grand homme que lui, Beyle, rêve d’être. N. D. L. É.
  28. 2o complémentaire XII [19 septembre 1804].
  29. 17 germinal XIII [7 avril 1805].
  30. Et l’occupe jusqu’à la fatigue exclusivement.
  31. 20 fructidor XII [17 septembre 1804].
  32. 17 fructidor XII [4 septembre 1804].
  33. 22 fructidor XII.
  34. 1er complémentaire XII [18 septembre 1804].
  35. 17 germinal XIII [7 avril 1805].
  36. 12 fructidor XII [30 août 1804].
  37. 4e complémentaire an XII [21 septembre 1804].
  38. 3e complémentaire XII
  39. 9 fructidor XII [27 août 1804].
  40. 1 fructidor XII [19 août 1804].
  41. Beyle songeait à concourir pour les prix de l’Institut, tout au moins pour l’ode et pour le prix d’éloquence. Le 1er brumaire an XI il jette sur le papier quelques notes pour l’éloge de Dumarsais. (Cf.plus haut page 1, tome I.)

    N. D. L. É.

  42. De vanité, 15 floréal
  43. 2 brumaire XII [25 octobre 1803].
  44. 23 brumaire XII [15 novembre 1803].
  45. Ce cahier de pensées, daté du 9 fructidor XII [27 août 1804], se trouve dans le tome 14 des manuscrits de Grenoble R. 5896. N. D. L. É.
  46. 7 thermidor XII [26 juillet 1804].

    Le début de ce fragment manque dans le manuscrit.

    N. D. L. É.

  47. 8 thermidor XII.
  48. 9 thermidor XII.
  49. Basse oui, mais ridicule non ; elle est utile
  50. 9 thermidor XII.
  51. En blanc dans le manuscrit.
  52. Ce paragraphe répète en partie ce que l’auteur avait déjà dit, presque dans les mêmes termes, plus haut, pp. 268 et 269 de ce même tome. N. D. L. É.
  53. 10 thermidor XII.
  54. En blanc dans le manuscrit.
  55. 10 thermidor XII [29 julllet 1804].
  56. 11 thermidor XII.
  57. La suite manque dans le manuscrit. N. D. L. É.
  58. À partir d’ici, feuillets isolés d’un manuscrit non daté qui est très probablement de la même époque que les précédents. N. D. L. É.
  59. Cette dernière pensée au verso du feuillet où sont écrites celles qui précèdent est d’une écriture de quelques années postérieure. N. D. L. É.
  60. Ces pensées ont été commencées le 25 brumaire XIII [16 novembre 1804] et sont extraites du tome 22 des manuscrits côtés R. 5896. N. D. L. É.
  61. 29 brumaire XIII [20 novembre 1804].
  62. 2 frimaire XIII [24 novembre 1804].
  63. 2 frimaire XIII [23 novembre 1804].
  64. Romain Gagnon.
  65. 3 frimaire XIII.
  66. Ce fragment, daté du 18 nivose XIII [8 janvier 1805], se trouve sur un feuillet isolé des manuscrits de Grenoble cotés R. 302. N. D. L. É.
  67. Ces notes, commencées le 16 février 1805, sont extraites du tome 2 des manuscrits R. 5896. N. D. L. É.
  68. Exemple : l’amour de la gloire me fait réfléchir sur La Fontaine. Mais (obstacle) je n’ai point de La Fontaine, je vais en acheter un chez Didot. Si j’en ai un (point d’obstacles) mes réflexions n’en subsistent pas moins.
  69. En trois heures un quart : vingt-cinq pages, 27 pluviose XIII [16 février 1805].
  70. Ces notes, suite des précédentes, écrites en février 1805, se trouvent sur quelques feuillets perdus dans le tome 22 de R. 5896. N. D. L. É.
  71. Ce fragment du 2 ventôse XIII [21 février 1805] est sur un feuillet isolé du tome 1 de R. 5896. N. D. L. É.
  72. Mlle Gaussin, actrice du Français.N. D. L. É.
  73. Ces pensées, datées du 30 prairial 13 [19 juin 1805], proviennent d’un feuillet manuscrit isolé dans le dossier supplémentaire de R. 5896. N. D. L. É.
  74. Ces fragments datés du 2 messidor XIII [21 juin 1805], sont extraits de deux feuillets isolés du tome 15 des manuscrits de Grenoble cotés R. 5896. N. D. L. É.
  75. Un mot illisible.