Pensées (Stendhal)/11

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Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome secondp. 113-260).

FILOSOFIA NOVA[1]



Je me souviens[2] avec peine du temps que j’ai passé dans la solitude.

Je trouve ceci commun, lourd et orgueilleux. Je trouve bien plus utile de vivre dans le monde.

*

Épicure disait en parlant du vulgaire : « Ce que je sais n’est pas de son goût ; et ce qui serait de son goût, je ne le sais pas. »

Outre tous les motifs qui éloignent ce vulgaire de l’homme de génie (l’orgueil, etc.), il en est un plus fort il ne le comprend pas. Il a besoin qu’il soit commenté dans les sources où il se trouve, ou dans les plats ouvrages dont il se nourrit : les journaux, les romans, etc.

*

Si la filosofia nova avait été faite et que je l’eusse publiée en ce moment-ci (messidor an XII), elle aurait eu le plus grand succès possible. Étudier les moments favorables au lancement d’un livre, d’une comédie, d’une tragédie, etc., etc.

*

J’ai besoin de cet ouvrage[3] pour faire des poèmes excellents. Il faut observer les passions dans l’homme qui existe pour pouvoir les mettre dans mes êtres plus beaux que nature. Pour observer les passions il faut savoir ce qu’est la vérité. Mais nous voyons les choses telles que notre tête nous les peint. Il faut donc connaître cette tête.

Cet ouvrage a pour objet de connaître la tête et les passions. Le désir que j’ai d’être u[n] g[rand] p[oète] me conduira donc jusqu’aux vérités qu’il contiendra.

Les arranger n’est pas grand’chose. En appliquant à ce soin mon génie dramatique je puis faire un ouvrage immortel, il ne vaut pas la peine de s’en passer.

J’ai besoin des vérités tout de suite, je pourrai les arranger dans un autre temps.

*

Dès que je suis avec quelqu’un, songer qu’en ménageant sa vanité je m’en ferai adorer.

L’opinion publique est l’opinion de l’immense majorité des hommes. Leurs actions dépendent entièrement de leurs opinions. Le philosophe commande à l’opinion publique, avec le temps il commande donc à tous les hommes, et finit par se faire obéir des rois.

Il renonce à jamais à cet empire s’il offense la vanité[4].


Je suis peut-être l’homme[5] dont l’existence est la moins abandonnée au hasard parce que je suis dominé par une passion excessive pour la gloire à laquelle je rapporte tout.


La vérité est l’énoncé de ce qui est.
Mante.

Faire un cahier des vérités à moi évidentes, sans preuve, pour être repassé quand je voudrai inventer.

premier cahier[6]

Parcourir toutes les qualités de l’homme[7] (triste, gai, doux, irascible, etc., etc.) les assigner au cœur ou à la tête.

Voici la perfection de la Filosofia nova.

Être le plus utile possible, c’est-à-dire faire concevoir les vérités les plus utiles (à l’auteur et au public) avec le moins d’ennui possible.

Exposer mes principes sans nulle emphase, sans nul orgueil. La vanité si grande des gens du monde est blessée des soins que prend un auteur d’être clair (lorsqu’ils aperçoivent ces soins). C’est une manière de leur dire qu’ils sont des ignorants à l’égard de l’auteur.

Prendre un ton de familiarité charmante. Le ton de Montaigne fait presque aujourd’hui tout son mérite. Perfectionner ce ton. L’amener à la familiarité du meilleur ton possible. Que mon livre s’il était dit en conversation n’eût pas le ton pédant.

Pour avoir un succès rapide auprès des gens du monde, il faut leur faire apercevoir de nouvelles qualités dans les objets dont leur tête est remplie. Pour cela leur parler de tous les objets de leurs conversations en style vif, tantôt coupé et plaisant, tantôt grand, mais toujours familier et jamais pédant.

Prouver mes principes en parcourant agréablement et en peu de mots (dans le genre perfectionné des Lettres persanes) tous les objets. Les principes très clairs en style facile. Dans les applications sauter quelques idées intermédiaires, ce qui donne un vernis de finesse.

*

J’aurai beau faire, si je ne montre pas une vanité que je n’ai pas dans ce livre, les gens du monde ne m’accorderont pas le bon ton et ce sera une vengeance. Ils entreverront que je ne suis pas vulnérable par les armes qu’ils portent, qu’ils perfectionnent depuis leur première jeunesse, et dont ils sont si fiers.

D’un autre côté, avec la vanité point de sublime, il faut choisir. Voir s’il y a moyen de continuer.

*

Pourquoi a-t-on honte de pleurer et non pas de rire au théâtre ?

*

La connaissance de Tencin me sera la plus heureuse possible. Sa tête n’est pas exercée du tout. La mienne l’est beaucoup. Voilà deux points de comparaison bien différents, l’un et l’autre.

*

En mettant la filosofia en dialogue, je puis donner de la vanité à un des personnages, du génie à l’autre. Cela suppose un talent de plus que celui du philosophe.

*

Voici le squelette[8] : Dans son livre de la Nature humaine Hobbes a la div[ision] qui fait la base de la filosofia nova.

L’homme est composé 1o d’un corps ; 2o d’une tête ou centre de combinaisons ; 3o d’un cœur ou âme, centre de passions.

Je ne m’occuperai que très sommairement de l’influence du corps. Tirer de l’ouvrage de Cabanis : Influence du physique sur le moral quelques vérités claires. Trois facultés : nutritive, motrice, générative.

La tête. Tous les métaphysiciens s’en sont occupés (Locke, Condillac, Lancelin etc., etc.).

J’appelle pouvoir conceptif celui par lequel notre tête reçoit les images[9] et les conceptions[10].

Mémoire le pouvoir par lequel une image ou conception reste dans la tête.

Imagination le pouvoir par lequel nous lions les images et conceptions entre elles, en les augmentant ou diminuant à volonté. Exemple je me figure par l’imagination une brique parlante, un cheval d’une lieue de long et d’une demi-lieue de hauteur.

Je crois que l’imagination n’est causée que par les passions, de manière qu’un homme qui n’aurait point de désirs n’aurait point d’imagination.

Je ne vois donc que trois choses dans la tête : 1o le pouvoir conceptif ; 2o la mémoire ; 3o l’imagination.

La tête est absolument le valet de l’âme (l’ensemble de tous nos désirs et passions).

L’âme fait obéir la tête comme le corps.

Cette expression : je suis tout amour n’est vraie que lorsqu’on est prêt à sacrifier sa vie à son amour. Car sacrifier sa vie, c’est sacrifier l’âme et par conséquent toutes les passions et désirs.

On ne peut étudier la tête presque que chez soi ; on ne peut observer chez les autres que la manière de raisonner, la liaison des idées.

Un corps quelconque créé par l’imagination fait impression sur la mémoire. Il y a des choses que je vois dans ma mémoire et dont je ne sais plus si je les ai faites, vues, songées, ou si elles m’ont été racontées.

L’âme fait contracter des habitudes à ses deux valets : le corps et la tête.

Le corps et la tête ayant contracté des habitudes guident l’âme sans qu’elle s’en aperçoive.

C’est l’âme qui, accoutumant la mémoire à lui offrir telle image ou conception, après telle autre image ou conception, fait que dans la suite elle ne peut plus lui demander la première de ces images ou conceptions que toute la suite n’arrive.

La mémoire est active dans ses rapports avec l’âme, car elle lui offre les objets plus ou moins éclairés suivant que l’âme le désire. Que je pense légèrement à Mme Monti je la vois ; que je désire bien la voir : à l’instant la lumière est portée sur toutes les parties de son corps : je la vois au cours à Milan donnant le bras à Pérault. Donc la mémoire est active.

L’âme est triste ou gaie suivant que la passion régnante a de quoi s’applaudir ou s’attrister.

Dans la veille l’âme ni la tête ne se reposent jamais entièrement.

Je crois que la passion la plus forte est l’amour. S’il en est ainsi le moment où on est assuré par la femme qu’on aime de son amour et où l’on n’est pas encore sûr de l’avoir, est l’extrême de l’activité de l’âme et par conséquent du repos de la tête.

La solution d’un problème d’algèbre très difficile est le contraire.

Le difficile[11] est de décrire exactement la manière dont l’âme agit sur la tête.

Les noms sont seulement liés dans notre tête avec les images ou conceptions…

Une tête éclairée par une passion découvre dans les choses que cette passion lui a ordonné de considérer bien des choses qui n’ont été connues que par les têtes obéissantes à des passions aussi fortes.

Plus une passion devient forte, plus elle a été éprouvée rarement. Si par exemple je prends l’amour le plus fou qui ait jamais existé pour unité, si je trouve mille personnes qui l’éprouvent aujourd’hui (dimanche 5 messidor XII) à Paris au degré 5/10, je n’en trouverai que six cents qui l’éprouvent au degré 6/10 et probablement pas un qui l’éprouve au degré 10/10.

La majeure partie des hommes ont la folie de croire qu’ils ont éprouvé tout ce qu’on peut sentir. Par conséquent si un homme qui n’a éprouvé que 5/10 d’amour voit une pièce où le poète en ait montré dans ses personnages 6/10, intérieurement il le trouvera hors de nature, parce qu’il prend sa propre nature pour celle de l’homme en général.

C’est la majorité des hommes qui ont imposé les noms. Ils n’ont pu en donner à ce qui n’était jamais tombé sous un de leurs cinq sens et à ce que n’avait jamais éprouvé leur âme.

Donc plus on devient passionné plus la langue vous manque.

On pense beaucoup plus vite qu’on ne parle. Supposons qu’un homme pût parler aussi vite qu’il pense et sent, que cet homme une journée entière prononçât de manière à n’être entendu que d’un seul homme tout ce qu’il pense et sent, qu’il y eût, cette même journée, toujours à côté de lui un sténographe invisible qui pût écrire aussi vite que le premier penserait et parlerait.

Supposons que le sténographe, après avoir noté toutes les pensées et sentiments de notre homme, nous les traduisit le lendemain en écriture vulgaire, nous aurions un caractère peint pendant un jour aussi ressemblant que possible.

Le naturel nous intéresse tant que, quel que fût cet homme, nous aurions un grand plaisir à voir jouer cette comédie naturelle. Pour la représenter il faudrait toujours en retrancher une partie, à cause des décorations qui ne pourraient pas rendre tous les lieux où notre homme aurait couru. On pourrait faire un théâtre circulaire, comme un panorama, et que la scène fût circulaire comme la toile du panorama. Alors si c’était moi qui fût le protagoniste on m’aurait déjà vu le matin dans la chambre, de là dans toutes les rues où j’ai passé, au café de la Régence, au cabinet littéraire et encore dans ma chambre où j’écris. Comme le protagoniste sur la scène serait obligé de parler, il faudrait sauter la majeure partie de ses pensées et sentiments, et lui faire perdre à développer ceux qu’on lui aurait laissés un temps égal à celui où dans la nature il en avait d’autres.

Donc un caractère ne peut être représenté exactement comme il est.

Si on avait le procès-verbal de toutes les journées d’un homme pendant un an (j’appelle journée les vingt-quatre heures), on y remarquerait bientôt des ressemblances non pas absolues (car ce serait un grand hasard que je fisse exactement aujourd’hui la même chose et de la même manière que je l’ai faite un autre jour).

Pourquoi trouverait-on ces ressemblances ? Pourquoi ne trouverait-on point de ressemblance parfaite ou d’identité ? Quelle serait la cause des différences ?

(Je cherche d’abord à faire une description exacte du caractère, choisir ensuite dans cette description ce qui peut intéresser tels ou tels hommes sera l’objet d’un deuxième travail.)

On trouverait des ressemblances parce que l’homme le plus civilisé possible (l’homme le plus civilisé est celui qui sait le mieux ménager la variété. C’est l’homme dont je cherche à faire la description dans cet article. Celle de toutes mes connaissances qui m’a paru le plus civilisé c’est le charmant Marignier, sous-inspecteur aux revues) a des désirs périodiques.

Ces désirs périodiques viennent chez tous les hommes pour des choses dont ils ne pourraient être privés sans que la mort ne s’en suivît.

Il me semble que plus un homme est riche et civilisé plus ses besoins s’augmentent.

Les besoins indispensables chez tous les hommes sont (pour chaque journée) de se nourrir et de dormir. Et pour chaque année chez l’adulte d’avoir plusieurs éjaculations de semence.

À mesure qu’un homme est civilisé les désirs périodiques de l’année et de la journée s’augmentent.

*

Nourriture. — On se nourrit ici à certaines heures, ce qui est devenu une habitude. Je me réveille vers les huit heures, je pense à aller déjeuner, ce que je fais ordinairement vers les neuf heures. Vers les cinq heures j’ai envie de dîner. Vers les deux heures j’ai eu envie démanger un peu, j’ai satisfait ce besoin, vers les minuit j’ai envie de dormir, je viens me coucher.

Depuis quelque temps que je m’habille chaque jour, j’ai le désir d’être bien vêtu avant dîner ou immédiatement après. Voilà mes désirs périodiques, procédant des trois besoins indispensables de mon corps : manger, dormir, les femmes.

Je suis, je crois, un des hommes chez qui ils sont le moins réglés, parce que d’autres passions m’en distraient. Il y a tel vieillard riche ici, à Paris, chez qui tout cela se fait à la minute.

Tous les hommes ont des désirs d’évacuation aussitôt satisfaits que sentis. Tout désir essentiel au corps commence toujours par la douleur. D’autres désirs commencent toujours par l’image ou conception d’un bien.

Les hommes à Paris qui ne s’habillent que pour être vêtus ne pensent à d’autres vêtements que lorsque, les leurs étant troués ou lorsque la saison étant changée, ils ne produisent plus l’effet désiré.

Pour nous jeunes gens les vêtements sont encore un moyen de plaire aux femmes, de là notre passion d’être bien vêtus.

Il est indispensable pour être souffert dans le monde de partager à un certain point les passions des personnes qu’on y rencontre.

Plus nous sommes civilisés, plus. nous avons de désirs.

Enfin notre homme a un état, nouvelle source d’habitudes. Il a assez ordinairement chez lui une passion régnante. Cette passion règne quelques jours, un mois, plusieurs mois, une année, plusieurs années. Dès qu’elle règne un deuxième jour, elle fait faire la même action si les circonstances ont resté les mêmes. Si les circonstances restent encore les mêmes le troisième jour, la même action se répète et l’habitude naît.

On ne trouve point de ressemblance parfaite ou d’identité 1o parce que les circonstances changent, 2o parce que à force de faire juger la tête la passion a de meilleurs moyens de parvenir.

Par exemple je vais chaque soir aux [Tuileries] pour remettre une lettre à Tullia. Si elle la reçoit, qu’elle y réponde et qu’elle m’apprenne qu’avant de venir aux Tuileries, elle va sur les coteaux de Montmartre, j’irai sans doute tous les soirs.

Ma passion restant la même l’habitude change avec les circonstances.

Si je découvre par mes raisonnements que je pourrais mieux lui faire remettre ma lettre par les domestiques de la maison, pas de doute que je n’aille tous les soirs rue T. pour tâcher de [la] leur porter pendant l’absence de leurs maîtres.

Les circonstances étant les mêmes (les choses existantes toujours dans le même état) mon habitude change avec ma passion qui s’instruit.

Quelquefois l’habitude devient si forte qu’elle domine la passion même. Comme l’ambitieux qui a cherché à avancer par amour pour les plaisirs, et qui use dans la poursuite des honneurs l’âge de jouir.

*

On ne trouverait point d’identité enfin parce qu’il faudrait que les dispositions du corps, de l’âme et de la tête, se retrouvassent les mêmes précisément ensemble.

J’appelle disposition l’ensemble de la situation de toutes les parties d’un organe dont quelques-unes sont fatiguées et d’autres fraîches. Si j’ai ma maîtresse, que je ne joue plus la comédie avec elle, et que je me sois fatigué l’âme et la tête tout le matin à faire du sentiment, le soir je serai mal disposé au sentiment (ou fatigué pour le sentiment), je serai folâtre.

Plus une passion est forte, plus elle vainc les dispositions des trois petites parties de l’homme : le corps, la tête et le cœur.

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Je suis peut-être l’homme dont l’existence est la moins abandonnée au hasard, parce que je suis dominé par une passion excessive pour la gloire, à laquelle je rapporte tout.

Tant qu’un homme se meut, il est toujours occupé à suivre une habitude, à réfléchir pour l’intérêt de sa passion, à savourer une sensation.

Chacune de ces trois choses peut faire agir une de ses trois parties en même temps. Exemple : au café de la Régence je prévois la fin de mon premier pain, j’en demande un deuxième, je savoure le premier imbibé de café, je pense aux développements du faux Métromane : ma langue et mes lèvres suivent une habitude, ma langue suit une sensation, ma tête réfléchit par ordre de ma passion et tout cela en même temps.

Chez moi l’habitude qu’a mon âme de faire réfléchir toujours la tête fait qu’elle aime beaucoup que mon corps ait des habitudes qui la dispensent presque entièrement de veiller sur lui. Je crois sentir (chez moi) qu’il n’y a proprement que mon âme qui ne suive point d’habitude et qui juge à chaque instant ce qui convient le mieux pour son bonheur.

Le corps et l’esprit (la tête) suivent des habitudes.

*
…et ma gloire m’en prie.
Attila.

Ce moi, isolé de la passion et que je cherchais n’est peut-être autre que le désir du bonheur qui juge tout et jusqu’à la passion même.

Chercher à voir la vérité là-dessus. Si c’était ceci, le principe serait brillant et neuf entièrement. 13 messidor XII [2 juillet 1804].

*
Des caractères en tant que représentés devant de certains hommes

Un homme (ou un caractère représenté) n’est aimable dans toute l’étendue du mot qu’autant qu’il donne actuellement du plaisir à notre corps ou qu’il lui en promet.

Il n’est odieux qu’autant qu’il donne actuellement de la peine ou qu’il en fait craindre.

Pourquoi avons-nous du plaisir au spectacle ? Question fort compliquée. C’est suivant les hommes : l’ennuyé va chercher des sensations au spectacle ; l’homme qui n’est pas ennuyé va y chercher ou des jouissances de vanité, ou la connaissance de nouveaux moyens pour agir sur les hommes et sur les femmes.

Le spectateur s’identifie parfaitement avec le joueur représenté par Fleury, il croit avoir toutes ses qualités à l’exception de sa passion pour le jeu.

Le jeune homme se dit : puisque j’apprécie cette grâce brillante sans doute que je l’ai, mais je n’ai point cette triste passion du jeu. Cet homme m’est donc inférieur. Je suis donc plus aimable que lui tout aimable qu’il est.

Le vieillard s’applique dans le temps passé tout ce que le jeune homme se dit sur le temps qui passe.

Ils rient parce que leur vanité remporte une victoire soudaine.

Nous nous intéressons à l’oncle des Mœurs du jour joué par Fleury parce qu’il est aimable pour nous. C’est-à-dire que nous avons beaucoup à en espérer et rien à en craindre.

S’il lui arrive un malheur nous pleurons parce que nous concevons subitement que nous sommes exposés au malheur dont il nous aurait garantis.

Car dans la comédie nous entrons en société avec les gens qui sont, sur le théâtre.

*

Quelles sont les circonstances où il faut mettre (immedesimàre) un homme pour juger de son cœur ? pour juger de sa tête ?

Ma Filosofia nova me fera une grande et rapide réputation, si j’y mêle mon talent dramatique. Il faut y tracer des caractères, de ceux que le raisonnement et les observations sur les mœurs n’affaiblissent pas. Je pourrais y mettre de ces ridicules qu’on ne me laisserait jamais jouer sur le théâtre. Étudier pour ça don Quichotte, chef-d’œuvre. Je puis y peindre par exemple le courtisan. En un mot voici le problème du plan : trouver des caractères et une action pour la filosofia nova.

*

M’occuper tout de suite[12] de l’analyse de chaque passion. Cela me rendra plus facile à décrire l’action de l’âme sur la tête et de la tête sur l’âme. Je trouverai peut-être que toutes les habitudes sont dans le corps ou dans la tête. Commencer par une bonne division des passions, états de passion, habitudes, etc.

*

La passion régnante n’a pas besoin d’être réveillée par une sensation. La passion habituelle en a besoin. Voilà peut-être la différence.

*

Toute qualité a un effet. Lorsque cette qualité est propre à produire cet effet le plus grand possible, cette qualité est à son maximum.

*
De l’âme[13]

L’âme est l’ensemble des passions.

1re partie. — Je considère les passions prises individuellement.

1re section. Je fais la liste de toutes les passions.

2e section. De tous les états de passion, par conséquent leur maximum.

3e section. De tous les moyens de passion.

2e partie. — Je considère les passions, telles qu’elles existent naturellement, rassemblées.

1re section. Certaines passions ont l’habitude d’en vaincre d’autres, dès qu’elles sont réveillées par certaines sensations ou souvenirs. J’appelle cela habitudes de l’âme. Ces habitudes renferment les vices et les vertus. J’en fais la liste.

2e section. Certaines sensations mettent l’âme dans un certain état qui devient habituel. J’appelle cela : états de l’âme.

J’en fais la liste…[14].
deuxième cahier[15]

Ce titre de filosofia nova ne me semble bon que pour un deuxième titre : il est trop fastueux pour le premier.

Il faut qu’on dise de cet ouvrage : il dit des raisons invincibles d’un air si simple qu’on est obligé d’y réfléchir pour en voir la force.

En ne mettant pas cet ouvrage sous la forme dramatique, je me donnerais beaucoup de peine pour faire moins bien.

J’imagine de représenter un jeune homme entrant dans le monde, formé par la conversation de trois ou quatre personnages de caractères bien différents et bien marqués. On aura le divin caractère de La Fontaine. Je sens que mon amour pour la naïveté augmente chaque jour. Je pourrais donner à un autre le caractère du courtisan dont je ne pourrai jamais faire une comédie. Je ne suivrai pas mes conversations pas à pas comme dans Bélisaire, j’éviterai aussi le pédantisme d’Émile. Voir si cette forme est la meilleure ? Dans ce cas quel est le meilleur parti à en tirer ? Je m’arrête à l’idée d’y peindre La Fontaine (le 16 messidor) en voyant ce grand jeune homme représenté par Saint-Phal à la première représentation de Molière avec ses amis. Je chargerai mon bonhomme de tout le sublime et le grand de la filosofia nova. Le jeune homme du milieu de l’ouvrage dont un récit [16] l’impression que le monde a fait sur lui.

Ce plan me paraît bon parce qu’il me donne l’occasion de faire la revue de toutes les choses de la société.

*

Lire Platon avant de publier la filosofia nova.

*

Regarder tout ce que j’ai lu jusqu’à ce jour sur l’homme et sur les hommes comme une prédiction. Ne croire que ce que j’aurai vu moi-même.

*

Les passions régnantes règnent même dans la solitude. Les passions habituelles ne paraissent que lorsqu’elles sont réveillées par une sensation.

*

Les habitudes qui ne prennent naissance que par le contact avec une deuxième personne sont très comiques montrées dans le soliloque.

*

h. Sans répéter, avec ce qu’on prendrait pour de l’emphase, que je ne dis que le vrai, que je consacre ma vie au vrai, ne dire que la vérité, ne chercher que les grâces qui vont avec elle. Le grand nombre de conversations que j’insérerai dans la filosofia nova prêtent merveilleusement à cela. Donner en un mot des vérités éternelles dans le langage le plus simple, le plus naturel, le plus contant, le moins offensant la vanité des lecteurs. Je crois que je serai original par cela. Il n’y a à la première vue que Fénelon qui ait eu ce principe, et il ne l’a pas donné. Cela détruisait toute la magie. L’imiter.

*

h. Il faut bien avoir mon système, le plus vrai possible pour plaire au vulgaire dont l’esprit faible est soulagé par là. Que tout soit disposé par ce système qui comme classification est bon éternellement. Quant au système l’exposer en blessant le moins possible sa vanité. Le faire dire à mon La Fontaine. Le système de Montesquieu est l’honneur, la vertu, la crainte, mobiles de la Monarchie, la République, le Despotisme. Ce qui est une charge. Alfieri prouve très bien que c’est l’amour de la gloire plus ou moins vraie, et la crainte, qui sont les passions dominantes dans les Républiques et les Monarchies et Despotismes. Goldoni, dans sa Bottega da caffé, a un bon trait là-dessus. Le médisant qui trouve flusso e riflusso pour exprimer son idée et qui répète ensuite à tout propos flusso e riflusso. Cette manière générale et haute de s’énoncer flatte sa vanité. Flusso e riflusso, or voilà ce qui plaît à beaucoup d’hommes, to my g. father, je crois. Dans Montesquieu ils répètent : « l’honneur, la vertu, la crainte… Les sauvages coupent l’arbre… voilà le despotisme. » Voilà qui est sublime, disent-ils ; et voilà pourquoi il me faut un système.

*

h. Grande vue pour l’histoire des passions.

Le pouvoir de l’habitude qui fait qu’ayant longtemps chéri le moyen pour la fin, on finit par chérir le moyen pour le moyen.

Celà est quelquefois favorisé par le tempérament. Dans la jeunesse, par exemple, on peut chérir le plaisir des femmes comme le plus grand. On croit y parvenir par les honneurs. On a ces honneurs et par conséquent les moyens de jouir à quarante ans, mais la faculté générative a diminué, ce changement dans le corps à travers lequel passent tous les plaisirs influe sur l’âme. Ce serait une peine pour son orgueil de reconnaître ce changement, il se fait donc clandestinement sans qu’elle s’en rende compte distinctement. Elle chérit alors les honneurs pour les honneurs et non plus comme moyen d’avoir des femmes difficiles, mais cela sans qu’elle se l’avoue, elle le nierait fortement et avec fâcherie à qui le lui dirait, mais les actions parlent.

*

h. Dans ceux qui sont ambitieux, amants de la gloire, par amour pour les femmes, la vanité s’est mêlée d’une agrégation bien forte avec le désir de la jouissance physique. Car enfin avec vingt-cinq louis par mois on peut entretenir une jolie fille bien propre, bien sûre, aussi fidèle que les autres, et même spirituelle, on peut en changer ; mais non, on se dirait ; c’est mon argent qui me la donne, ce n’est pas moi. On n’aurait pas le plaisir de triompher de MM. tels et tels. Voilà vraiment la jouissance qui manquerait. Car dans le monde l’argent fait bien partie du moi, c’est presque tout le moi.

*

La passion commande à la tête qui transmet l’ordre au corps.

*

h. D’après Brissot. — Si la tête ordonnait à la langue de prononcer tous les mots qu’elle, langue, sait (je ne parle pas des mots baroques qu’elle pourrait inventer) ces mots se trouveraient réveiller

1o Ou des souvenirs de chose telle qu’on l’a vue comme : chêne du verger qui paraît. au bout de l’allée de tilleuls, le plus grand.

2o Ou le souvenir de choses plus nombreuses, mais en tant que considérées sous les mêmes rapports et par conséquent, comme rien n’est identique, (dans les choses même qui tombent sur nos sens), moins éclairées dans ce souvenir si ce sont des images ou moins distinctes si ce sont des perceptions[17], comme chêne en général, tapage en général, ou le souvenir de choses encore plus nombreuses et moins distinctement vues comme arbre, bruit.

3o Ou le souvenir de l’image ou perception que nous avons eue au nom d’une chose qui n’est jamais tombée sous nos sens comme Pékin, le poète Klopstock, Vienne, Madrid, Stockholm, etc…

4o Ou des souvenirs individuels pris pour généraux, sans en avoir ôté ce qui, ne tenant qu’au fait particulier, ne convient pas à tous les faits de même nature, ou après en avoir ôté… etc., etc. Comme celui qu’aurait un homme qui aurait vu un criminel amené par des gendarmes devant des juges et des jurés (ce criminel accusé, défendu, condamné à mort et guillotiné), et qui prendrait l’idée de juste en faisant ce raisonnement :

1° Ce jugement est juste (première erreur, il n’est pas aussi sûr que possible qu’il soit juste, il n’y a qu’une probabilité).

2° Tout ce qui ne sera pas comme ce jugement ne sera pas juste.

Si cet homme suit l’application de ce rapport aussi exactement que possible et qu’il ait vu son jugement à Gr[enoble] il s’imaginera 1o qu’il n’y a que ce tribunal qui puisse condamner justement à mort et qu’on ne peut guillotiner légitimement que sur la place Grenette.

Ce degré de stupidité est rare ; un qui l’est moins est de ne pas reconnaître la justice lorsque le même homme est l’accusateur, le juge et l’exécuteur (un exemple d’un seul homme ne me vient pas) ou lorsque les mêmes hommes sont les accusateurs, les juges et les exécuteurs, comme Eschine et Timoléon condamnant à mort le tyran Timophane, frère de ce dernier, et Eschine le mettant à mort. Brutus et ses compagnons mettant à mort le tyran César… etc., etc.

Ou il imaginera 2o que tout homme, condamné par le tribunal de Grenoble, l’est justement (erreur) ou plus généralement que tout homme condamné par jugement est coupable (erreur).

Tous les hommes qui n’ont pas la définition exacte de la justice ou qui ne savent pas appliquer cette définition se trompent plus ou moins.

Ou ivoire blanche. Celui-là serait dans l’erreur qui s’imaginerait qu’il n’y a que l’ivoire qui puisse être blanche. Il faut avoir l’idée de blancheur.

Cette image abstraite (si on partait d’une perception) est d’une singulière espèce. Nous ne la voyons point seule (nous ne voyons point le blanc en général) mais nous ne considérons qu’elle dans les objets blancs sans vouloir voir leurs autres qualités.

Si on me présente une feuille de papier très blanc et qu’on me dise : de quelle couleur ? Je la compare vite au premier blanc venu (que j’ai comparé lui-même dans le temps où je l’aperçus à un autre objet blanc et ainsi en remontant jusqu’à un objet que j’ai entendu nommer blanc, comme lorsqu’en traversant une plaine couverte de neige à cheval avec quelques personnes nous nous sommes écriés : Mon Dieu, quelle blancheur !), je reçois une sensation ou image (plus particulièrement) très ressemblante et je dis : « blanche »[18].

Donc toutes les fois que je prononce un jugement de cette espèce, je compare l’objet présenté à un autre présent ou plus ordinairement au souvenir d’un autre.

Donc l’idée abstraite de blanc n’existe point seule dans la mémoire, comme l’idée de théâtre de la Scala par exemple, elle n’est que le souvenir d’un objet blanc, souvenir débarrassé autant qu’il est possible de tout ce qui ne fait pas le blanc : les idées de nombre 2 ; 50 ; 77 ½ ; ou d’ordre : 20e, 77e.

5o Ou le souvenir de choses que nous ne connaissons que par leurs effets parce qu’il n’y a qu’eux qui tombent sous nos sens, comme amour, vanité, colère, etc.

6o Ou le souvenir d’une action. Exemple venir, sauter, manger, bâfrer, ennuyer, mettre en colère, etc.[19].

7o Terreur, joie, rire, pleurs (états de passion)[20].

*

h. Une preuve que l’âme est une partie du corps, c’est qu’elle se fatigue.

Mais il est tout simple qu’étudier fatigue les yeux… Je ne parle pas de cela. Je suis couché mollement : tout mon corps se repose, mes yeux sont fermés, je n’entends nul bruit ni ne veux en entendre, mes oreilles sont fermées autant que ma volonté le peut, et cependant je ne puis voir si cette action est ridicule, excitera le rire de mes contemporains.

Je la compare à d’autres que j’ai vues exciter le rire. Je me souviens des images ou perceptions qu’elles ont laissé dans ma mémoire. Tout au plus cela pourrait fatiguer mes yeux, s’il s’agit d’images par exemple, et je sens la douleur que je nomme fatigue dans la tête.

Il est donc probable 1o que c’est un morceau de matière (cervelle) qui sent ; 2o que ce morceau de matière est dans la tête.

Car quelle que soit cette chose, elle se fatigue comme le corps. Ce n’est qu’un rapport, mais nous n’en connaissons point d’autre. Voici ce rapport en entier :

L’âme se fatigue, existe complètement (santé), incomplètement (douleur) comme le corps. Quand le corps cesse d’exister elle s’évanouit.

Elle s’endort ordinairement avec lui, quelquefois elle veille en partie quoiqu’il dorme, elle dort aussi en partie quoiqu’il veille. (Tout cela est-il vrai ?)

*

h. Jeter les bases de ma constitution de la littérature dans la Filosofia nova. Ce ton si heureux de la conversation ôtera la ressource du phœbus et des généralités à ceux qui voudraient me combattre. Faire entendre en plusieurs endroits avec une finesse qui semble naturelle que c’est le bon ton de penser ainsi et tout le monde répétera mes idées. L’exemple de Picardeau me convainc que personne ne veut être peuple.

*

h. En me moquant des faux philosophes, en attachant pour toujours le ridicule à leur nom, je rends service aux véritables, puisque je fais connaître les hommes indignes qui usurpent leurs honneurs. Je rends service à la philosophie (recherche de la vérité et pratique de la vertu), puisque je guéris les vrais amants de quelques ridicules qui ne sont jamais qu’une habitude prise d’après une fausse opinion.

Lire les traités de Lucien.

*

h. Voici une réflexion que j’avais déjà faite. Je suis bien aise de la trouver dans Brissot.

C’est être loin de la vraie gloire que d’être d’abord applaudis universellement.

*

h. L’année dernière je me suis trompé[21] dans ma conduite en suivant des principes vrais, je les appliquais mal et par conséquent ma conduite portant sur une erreur m’a rendu malheureux.

Je m’étais fait d’A[dèle] une de ces âmes passionnées dignes d’être la maîtresse d’un homme de génie.

Je crus cela parce que cela me flattait Cette année j’ai aperçu la vanité qui m’a mis je crois beaucoup plus près du but.

Cependant parmi les vérités que j’écris ici et ailleurs, il en est qui semblent se contredire. C’est qu’elles ne sont pas complètes et aussi claires que possible.

Par exemple : 1. Pour se garantir de cette pluie d’orage, il faut se réfugier sous un arbre. Si je cours me mettre sous un petit tilleul qui a trois pieds carrés de feuillage je ne me garantirai point. Mon action, qui ne me mènera pas à mon but et qui par conséquent sera ridicule, viendra de ce que la vérité n’est pas complète. Le mot arbre ne suffisait pas, il fallait ajouter qu’il ait un feuillage très vaste, et fort épais.

2. Cette maxime est vraie aussi : un arbre ne garantit pas de la pluie. Elle est cependant contradictoire à la maxime no 1.

Enoncer donc les vérités le plus nettement et le plus complètement possible.


Description des différentes manières dont l’amour-propre se modifie dans chaque passion, étal de passion, habitude de l’âme, etc., etc.[22].

Courage dans une signification étendue est l’absence de la crainte en présence d’un mal quelconque : mais pris dans un sens plus commun et plus strict c’est le mépris de la douleur et de la mort lorsqu’elles s’opposent à un homme dans le chemin qu’il prend pour parvenir à une fin (Hobbes).

Colère ou courage soudain n’est que le désir de vaincre un obstacle ou une opposition présente. (Hobbes.) C’est le désir de vaincre sur le champ.

Vengeance est le désir de faire en sorte que l’action de celui qui nous a nui lui devienne nuisible à lui-même et qu’il le reconnaisse. La vengeance ne fait point désirer la mort de l’ennemi, mais de l’avoir en sa puissance et de le subjuguer. Cette passion fut très bien exprimée par une exclamation de Tibère à l’occasion d’un homme qui pour frustrer sa vengeance s’était tué dans la prison : « Il m’a échappé. »

Un homme qui hait a le désir de tuer afin de se débarrasser de la peur, mais la vengeance se propose un triomphe que l’on ne peut plus exercer sur les morts.

Repentir est une passion (le mot passion est-il bien appliqué là, ne serait-ce pas plutôt un état de l’âme ?) produite par l’opinion vraie ou fausse qu’une action qu’on a faite n’est point propre à conduire au but qu’on se propose. Son effet est de faire quitter la route que l’on suivait afin d’en prendre une autre qui conduise à la fin que l’on envisage. Il entre de la joie dans le repentir, car c’est une joie que l’attente de rentrer dans la vraie route. Le reste est la peine, mais c’est la joie qui fera dominer sur la peine sans quoi tout y serait douloureux, ce qui ne saurait être vrai ou que celui qui s’achemine vers un but qu’il croit être bon et avantageux le fait avec désir, et le désir est une joie.

Espérance (état de passion) est l’attente d’un bien à venir par le désir du bonheur, passion toujours régnante, vrai moi de l’homme.

Crainte est l’attente d’un mal futur. Lorsque le moi voit successivement le jugement de l’esprit dont les uns lui permettent le bien et les autres le mal, si les raisons qui promettent le bien donnent des jugements plus probables que celles qui annoncent le mal, le moi se livre en entier à l’espérance et se fait détailler par ses esclaves (l’esprit, la mémoire, etc.) les plaisirs dont il va jouir..

Si le contraire arrive il se livre à la crainte. Toutes les passions peuvent conduire à l’espérance et à la crainte. Ce sont donc des états de passion.

Désespoir (état de passion). Privation totale d’espérances, et maximum de la crainte. Le moi ne voit plus que des peines pour lui dans l’avenir. Quelquefois il aime mieux ne plus être et ordonne à son corps de se détruire lui-même.

Défiance est un degré de désespoir. Elle nous porte à prendre d’autres moyens que ceux dont nous nous défions.

Confiance (état de passion). Le moi est dans la confiance sur un jugement de l’esprit qui dit que les moyens dont nous nous servons pour parvenir à la fin ou au but de nos désirs sont parfaitement sûrs.

Pitié est la crainte d’un malheur futur pour nous-même, produite par la sensation du malheur d’un autre.

Tout homme à une idée de la vertu ou du vice. Ces idées sont souvent différentes.

Suivant ces idées un homme qu’il voit souffrir est : ou moins digne que lui du bonheur, 2o ou également digne ; 3o ou plus digne.

Le deuxième cas est celui qui produit le plus de pleurs. Il me semble que le troisième produit une espèce de désespoir. Pour le premier un homme excite moins fortement notre pitié à mesure que cet homme a moins pratiqué les règles qui nous semblent devoir conduire au bonheur.

Les hommes sont disposés à compatir à ceux qu’ils aiment. On pleure dans le malheur d’un maîtresse la perte du bonheur que nous nous étions promis d’elle, voilà du désespoir. Ensuite on sent confusément que l’amour était produit par ressemblance : on a davantage de pitié à mesure que cette ressemblance semble plus grande.

On a pitié de quelques personnes dont on n’a vu que le visage par deux raisons : ce visage nous annonçait de la ressemblance d’âme ou nous promettait du bonheur. Souvent les deux ensemble.

Dureté de cœur est le contraire de la pitié (état de passion et habitude de l’âme).

h. Elle vient ou de la lenteur de l’imagination ou d’une croyance plus ou moins forte que l’on est exempt de pareil malheur (Souvenirs de Caylus : Mme de Montespan se moquant de la pitié de Mme de Maintenon pour un vieillard en cheveux blancs que son carrosse venait d’écraser.) ; 3o enfin de cruauté qui est le plaisir à voir les hommes malheureux.

Rire (état de la passion vanité) qui se manifeste par un certain état de physionomie et qui est toujours accompagné de joie. Le rire est produit par l’imagination soudaine de notre propre excellence actuelle. Voir les preuves au cahier du rire. Cet état est souvent produit par une plaisanterie dont l’effet est toujours de découvrir finement à notre esprit quelque absurdité.

Le sage rit de choses dont ne rit pas le vulgaire et ces choses qui font rire le vulgaire souvent ne font rien sur lui.

Il y a des esprits étroits qui doivent beaucoup rire. Ce sont ceux qui s’imaginent que tous les hommes doivent leur ressembler. Comme une troupe de courtisans bien plats de Louis XIV occupés des choses les plus particulières de sa cour et s’imaginant que tous les hommes doivent leur ressembler. Les choses ridicules pour cette coterie devaient être précisément toutes les choses estimables.

Les pleurs (état de passion) sont produits par une cause contraire à celle qui exalte le rire. C’est un désespoir soudain. C’est quelque chose qui devait nous procurer du bonheur qui nous manque tout à coup.

Plus ce qui manque est essentiel plus nous pleurons, jusqu’à un certain point cependant. (Quel est ce point ? Ne serait-ce point celui où nous sommes portés à calculer s’il ne vaudra pas mieux nous tuer ?)

Les enfants, les femmes, les personnes vindicatives se réconciliant, voyant des gens dont ils ont compassion, pleurent. Hobbes ramène cela au principe.

Curiosité est l’espérance, l’attente d’une connaissance future que nous pouvons acquérir par tout ce qui nous arrive de nouveau et d’étranger.

Grandeur d’ame (habitude de l’âme) est causée par l’expérience certaine d’un pouvoir suffisant pour parvenir ouvertement à son but.

Pusillanimité est le doute d’y pouvoir parvenir. Signes de pusillanimité : L’artifice et la fourberie qui ne mènent pas ouvertement au but. La facilité à se mettre en colère parce qu’elle montre de la difficulté dans la marche. L’orgueil de la naissance, parce que les hommes sont plus disposés à faire parade de leur propre pouvoir que de celui des autres. Les disputes avec les inférieurs, parce qu’elles montrent qu’on n’a pas le pouvoir de terminer la dispute. Le penchant à se moquer, parce que c’est une affectation à tirer gloire de leur faiblesse et non de son propre mérite. L’irrésolution parce qu’elle montre qu’on manque du pouvoir de comparer les avantages de deux ou plusieurs partis.

Sensualité (habitude de l’âme) manière de goûter les plaisirs sans penser le moins du monde à l’avenir.

Stupidité défaut absolu du pouvoir de connaître (habitude de la tête, inhabilité), produite par le défaut de curiosité dans l’âme. La curiosité est un état de passion. La curiosité passion vient du désir de se donner du pouvoir parmi les hommes.

Légèreté (habitude de l’âme) défaut produit par une curiosité ou désir de connaître excité également par tous les objets. La légèreté extrême se voit chez les fous et chez les singes.

Inaptitude faiblesse des qualités de la tête (mémoire, imagination) produite originairement par une fausse opinion de notre propre savoir. (Ex. Carol[ine].)

Extravagance faiblesse du pouvoir cognitif de la tête qui prend pour existantes les choses que nous nous figurons. Don Quichotte se figurait parfaitement les géants et il croyait en voir.

Hypocondrie. Les hypocondriaques sont tourmentés de craintes ridicules. Ils s’exagèrent ou leurs périls ou leur propre faiblesse. Pascal croyait avoir l’abîme à ses côtés. L’homme dont parle Pauline se croyant pot d’huile : « Ne m’approchez pas, vous allez me casser ! »

Irrésolution (état de passion), suite de désirs et de craintes qui nous portent à faire ou ne pas faire. Le dernier désir ou la dernière crainte fait agir et par conséquent est volonté.

Volonté. Lorsque le moi juge que ce qu’il y a de plus propre à son bonheur, parmi les choses possibles, à telle époque est telle action, ce jugement est la volonté. Il est immédiatement suivi de ces mots prononcés ou dits intérieurement : « je le veux. »

Toutes les actions sont volontaires, involontaires ou mixtes.

Les actions volontaires sont celles causées par les propriétés de la matière. On pousse un homme, il tombe contre une glace, il la casse, voilà une action involontaire.

L’homme qui sur mer pour sauver son vaisseau jette ses marchandises fait une action volontaire.

L’homme qui marche pour aller en prison marche volontairement, mais va en prison contre son gré, voilà une action mixte suivant Hobbes.

Nos passions et par conséquent nos états de passion ne sont pas volontaires. Elles sont la cause et non pas l’effet de la volonté.

Nos volontés suivent nos opinions, voilà bien la tête influant sur l’âme ou le cœur. De quelle manière ? Et quand ?

Quand j’aurai bien décrit la tête et le cœur il ne me restera plus que ce problème à résoudre pour avoir achevé de trouver les idées de la filosofia nova.


troisième cahier[23]

(Une religion peut être utile. Il faut déraciner les passions malheureuses, aviver les heureuses. Un homme vulgaire aura vingt femmes, elles seront toutes les mêmes pour lui ; l’âme aimante aura vingt jouissances différentes, elle est moins propre à avoir des femmes, mais quand elle en trouve de dignes d’elle, elle goûte des joies inconnues au vulgaire. Console-toi donc, sois heureux et tu ne haïras pas.)

*

1. La tyrannie cherche à multiplier les besoins des hommes. Ce sont autant de liens par lesquels ils les attachent. La légion d’honneur.

*

2. Un des grands avantages du ton familier et des conversations de la Filosofia nova, c’est de persuader sans qu’ils s’en aperçoivent à mes lecteurs que les vérités que j’énonce sont admises dans la bonne compagnie, je tire donc parti de la passion la plus universelle des Français : la vanité. Voilà pourquoi ce moment (messidor an XII) où le bon ton est de haïrla tyrannie aurait été si heureux pour publier la Filosofia nova.

*

3. Si le philosophe montre ses idées aux hommes vulgaires, en paraissant étonné de ses idées on l’étonne lui-même, en le traitant de fou on l’éloigne toujours un peu de ce qu’on appelle sa chimère (Brissot).

Voilà pourquoi la société de Faure me rendait si malheureux l’année dernière. Il me rendait malheureux et j’offensais profondément sa vanité. Cette année que je garde mes idées pour moi, que je les propose toujours d’une manière modeste à Mante et à Bigillion, je suis plus heureux. Profiter de cet exemple. Dans le monde n’être plus l’homme de mes livres, avoir l’air d’y attacher peu d’importance, en un mot ne pas blesser la passion plus ou moins dominante chez tous mes contemporains si je veux avoir d’eux le moindre plaisir, — or j’en attends beaucoup. Respectons donc la Vanité, et ne donnons jamais ce précepte, ce serait trahir mon secret.

*

Brissot manque à la vertu en déracinant de son cœur les passions qui le rendent malheureux, mais qui tendent au bien des hommes. Il conseille au philosophe de déraciner de son.cœur l’amour de la patrie et par conséquent l’amour de la République, parce que le système d’oppression gagne et finira par engloutir les Républiques. La Révolution française en est un exemple. Elle a fait périr Genève, Venise, Lucques, etc. Certainement si Alfieri avait déraciné de son cœur l’amour de la liberté, et par conséquent la haine des tyrans, il aurait été bien plus heureux, car toute haine est un grand mal. Mais eût-il laissé ces écrits si terribles aux tyrans, et par conséquent si utiles aux peuples ? Non. Il eût donc été moins utile aux hommes, il eût donc été moins vertueux.

Cette année (XII) je suis beaucoup plus heureux et beaucoup moins vertueux que l’année dernière. Alfieri m’avait tellement monté que je ne regardais les Tuileries qu’avec un mouvement de rage. Le feu de la haine brillait dans mes yeux. Ce château, disais-je à M[ante] me pèse sur les épaules. Je ne puis le souffrir, je m’en vais à Claix pour me délivrer de ce spectacle. Je ne suis pas si vertueux, me répondit M[ante], je n’aurais pas ce courage.

*

Cette année je n’ai plus cette passion à la même force, comme poète il m’est très utile de l’avoir éprouvée. C’est, j’espère, la seule haine furieuse que je sentirai de ma vie. Tâcher de graver dans ma mémoire les sentiments que j’éprouve pour les retrouver au besoin et avoir en écrivant cette noble hardiesse qui me fera donner à mes personnages franchement le sentiment que je me souviendrai d’avoir éprouvé. Dans la comédie être aussi hardi que Molière dans son Tartufe. Étudier ses hardiesses pour acquérir cette qualité. Sans quoi point de vis comica ; point de gloire dans cette carrière.

*

h. Qu’est ce que le vis comica ? jusqu’à quel point faut-il l’avoir ?

*

h. En flattant la vanité de Tencin je m’en ferai un ami, et j’étudierai un des meilleurs caractères que j’aie encore rencontrés. Il sera confiant avec moi.

*

Me souvenir de l’impression de bien aise que me procura la morale de certain bourreau dans une des nouvelles de Restif de la Bretonne (tome 1 ou 2). L’impression fut délicieuse. J’en produirai une semblable, en brisant les fausses vertus qui retiennent nos passions. Tous les plaisirs qui ne nuisent point aux autres hommes. Les femmes par exemple. Hé, ayez des sérails de filles et de garçons et détrônez les tyrans. Faire aussi l’échelle des vertus suivant leur utilité. Préférer une du premier rang à deux ou trois du deuxième, à cinq à six du troisième, et ainsi de suite. Quand on chasse pour l’utilité il vaut mieux tuer un sanglier de deux quintaux à bout portant que quatre cents bécassines au vol.

*

h. Construire son âme de manière à ce qu’elle ait le plus grand bonheur possible dans la carrière que je prévois que je parcourrai. Je serai plus heureux et souvent moins vertueux. Voici le point où la religion est utile. Par exemple la haine des tyrans m’a rendu malheureux l’année dernière, je suis plus heureux cette année que je les hais moins. Hier j’ai lu la vie du divin Brutus (le deuxième). Elle m’a rendu ma haine pour les tyrans, et depuis hier je suis malheureux.

Les plaisanteries contre Cromwell ne me plaisent plus que comme me montrant ceux à qui il déplaît. Elles ne me donnent pas de la joie, je ne sais pas les répéter, j’y mets une énergie qui en détruit l’effet.

La haine des tyrans a été ma plus forte passion après l’amour de la gloire.

Ma vertu qui ne tend qu’au bonheur réel aurait donc besoin ici du secours d’une religion qui m’ordonnât sous la peine de tourments éternels de haïr les tyrans et de faire mes efforts pour les renverser.

Si je n’avais été fortement passionné, je n’aurais jamais vu l’évidence de l’utilité d’une religion.

Je puis en passant découvrir ici plusieurs vérités sur la plaisanterie. Il me semble que l’homme qui hait ne plaisante pas naturellement son ennemi. Me voici arrivé sans m’en apercevoir par un autre chemin[24] à cette question : « Pourquoi l’odieux ne fait-il pas rire ? »

(Amortir, diminuer les passions que nous prévoyons qui ne seront pas satisfaites, augmenter, vivifier celle dont nous croyons les jouissances assurées : voilà l’art du bonheur.)

*

… La bonhomie[25], pour celui qui sent, c’est un état si doux ; pour celui qui calcule, c’est le moyen de se faire pardonner sa supériorité.

J’ai bien senti que l’état de bonhomie est le suprême bonheur pour moi. La première représentation de Molière avec ses amis, celle de l’Optimiste, les grandes méditations philosophiques me mettent dans cet état délicieux.

Travailler à me le rendre habituel, mais n’en jamais parler. Ça gâterait tout, je n’oserais plus être bonhomme. Quand je suis bonhomme, je ne suis plus timide. Les Philintes (égoïstes) ont manqué cette vérité : le comble du fin serait de paraître bonhomme.

Le faux bonhomme est donc peut-être un de ces caractères propres à produire une pièce en cinq actes immortelle. C’est peut-être le sublime de l’Egoïste. Comment a-t-on le sublime d’un caractère ? En mettant à l’âme qui fait ce caractère une tête la plus éclairée possible.

*

h. Il m’est venu une idée ce soir en sortant du caveau où j’étais allé, tourmenté par une indigestion de cerises.

*

J’ai fait pour moi une grande découverte ce matin, en lisant dans mes sensations, d’après le conseil de Brissot, c’est qu’on est quelquefois plus heureux avec moins de vertu.

Je pensais donc que depuis les anciens l’esprit humain s’était perfectionné. C’est-à-dire que nous savons beaucoup de vérités qu’ils ignoraient.

Mais cela ne veut pas dire que le cœur humain se soit aussi perfectionné, c’est-à dire que les passions de nos cœurs soient plus vertueuses que celles des leurs ; au contraire, à la première vue, il semble qu’elles le soient beaucoup moins.

La monarchie elle-même est une perfection de l’esprit humain, car quel art ne faut-il pas à un homme pour faire que tant de gens obéissent à ses ordres contre leur intérêt évident ?

Mais peut-être aussi avons-nous plus de plaisirs que les anciens républicains ; sommes-nous plus heureux ?

D’abord notre tête étant plus cultivée (sachant plus de vérités) nous avons des plaisirs en beaucoup plus grand nombre qu’eux, remarquant dans les choses beaucoup de petites circonstances qu’ils n’y remarquaient pas.

Le bonheur d’un homme dépend non pas de l’apparence qu’ont les choses aux yeux des sages, mais de l’apparence qu’elles ont à ses yeux.

Or qu’y a-t-il de plus heureux que le voluptueux Italien, qui aime la musique avec passion, qui aime aussi la peinture et la poésie, qui se livre avec transport au plaisir des femmes et qui a trente mille livres de rente et vingt-cinq ans ?

Je sais bien que ce bonheur est très rare, mais tous l’imaginent (suivant que leur tête est plus ou moins perfectionnée), tous le désirent, parviennent à espérer celui qu’ils se sont fait et cela les retient sous la servitude.

En supposant que Rome du temps de Mucius Scævola contînt deux cent mille habitants et qu’elle en contienne aussi deux cent mille aujourd’hui, ne pourrait-on pas dire qu’il y a cent quatre-vingt-dix mille Italiens moins heureux que les cent quatre-vingt-dix mille Romains ? Mais aussi qu’il y a dix mille Italiens plus heureux que les plus heureux Romains.

D’où il résulterait que parmi nous il y a moins d’heureux, mais que ceux qui le sont le sont davantage, et que pour moi, par exemple, il vaut mieux être né en 1783 à Grenoble, qu’à Rome du temps de Scævola. Examiner cette idée-là. Parmi les Républicains romains ont été les plus vertueux, parmi les Italiens les plus heureux des hommes.

Les Italiens me semblent les seuls qui se soient bien arrangés avec leurs despotes, ils sont convenus d’être lâches pourvu que le despote leur donnât toutes les facilités possibles pour goûter les douces voluptés. Ils s’y sont ensevelis et n’ont plus pensé à rien.

*

h. Dans ce moment-ci une des choses les plus profitables à la nation serait une bonne critique de Montesquieu. Ce grand homme avait une excellente tête, mais une âme assez faible à ce qu’il paraît. Son amour pour le bien et pour la vraie gloire n’était pas très violent, puisqu’il a souvent composé avec les tyrans dans son Esprit des Lois, souvent conclu du fait au droit, c’est-à-dire : on a fait cela, je vous le prouve, donc on pouvait le faire. Voilà pour son âme.

Sa tête s’est souvent trompée. D’abord dans ses divisions : vertu, honneur, crainte. Il devait dire amour de soi, principe général, bien dirigé dans les républiques où il se confond avec l’amour de la chose publique, mal dans les monarchies où la passion régnante est la crainte. Voyez Alfieri, Mirabeau.

Il s’est lourdement trompé dans son style.

Insinuer cela dans la filosofia nova. Un des personnages dira (comme une chose reçue dans la bonne compagnie, c’est là la raison de la forme de la filosofia nova) : il y aurait une critique bien vraie à faire (le mot propre est utile. Dois-je l’admettre ? et la vanité ?), mais c’est un rôle odieux. Qui voudra s’en charger ?… etc. En un mot critiquer avec le moins d’odieux possible.

Dans notre état de perfectionnement, les livres mêlés de bien et de mal sont les plus dangereux. Ce n’est pas sans raison que la canaille actuelle de la littérature (Jordot, Geoffroy, Chateaubriand, Michaud, Delille dans ses notes, de Bonald, etc., etc.) loue à tort et à travers Montesquieu.

Il me semble que le plan de bêtification publique qu’ils suivent est au-dessus de leur génie. C’est ce qui me porte à croire qu’ils sont payés par Cromwell. Demander cela.

L’alinéa précédent (dans notre état, etc.), si la remarque est vraie, prouve bien la perfectibilité ; maintenant avant tout il faudra plaire, et plaire à qui ? À des gens qui ne savent pas le latin, à des gens élevés non point sur des histoires mensongères et payées par les tyrans, mais sur les événements de la Révolution. Les leur faire bien voir ces événements dans la filosofia nova. La mine est sublime et neuve. Quoi de mieux ? Quo modo majus ?

*

Ce sont ces aperçus[26] neufs sur nos mœurs qui me feront goûter.

Puisque les hommes ne se guérissent jamais d’un excès que par un autre, il est très heureux que notre majorité de bonne compagnie (Martial D., Cardon, Tencin) ne sache pas le latin.

1o Voilà tous les livres anciens ennuyeux pour eux.

2o les pédants, tout faits et à vendre au gouvernement, inutiles.

3o les âmes basses, pépinières de pédants vendus aux tyrans et qui seraient propres à endoctriner nos enfants, ne pourront plus se former. Voilà des prédictions. Les germes existent-ils dans la société ? Se développeront-ils ?

Se il mio genio comico era formato ecco il tempo vero di divider tutti questi ridicoli. Ma loro sconfitta comincia appena. Il faudrait m’en emparer avant que d’autres y touchassent. Je n’ai à craindre que les talents nouveaux ou Pigault-Lebrun. Le ridicule est au premier qui s’en moque.

*

h. L’ouvrage le plus utile qu’un bon citoyen pût faire serait un petit catéchisme de cent pages au plus qui ferait comprendre au peuple les vérités qui lui sont le plus utiles. On pourrait en faire un deuxième de deux cents pages contenant les vérités d’un ordre plus élevé. Quelques principes de science et ceux de la morale et du sentiment. Lancelin nous promet les principes vrais des sciences.

Cela ferait suite complète. Tous les enfants apprendraient ces trois livres, et il y aurait communication entre le petit paysan et le fils de l’homme riche. Quels conscrits nous aurions l’an 40 ! Il faut saper les tyrans par l’éducation, c’est là le moyen le plus sûr.

La tyrannie n’étant qu’une attrape fondée sur la bêtise de l’immense majorité de la nation, tombe dès que cette majorité est éclairée. Suivre cette idée.

*

Agrément de détail.

Mettre toujours au bas de la page : pour les monnaies, la réduction en francs et centimes ;

pour la quantité de temps en 1800, ce qui est très commode tout ce siècle-ci :

par exemple 1675. Note : en 1800, 125 ans.
art dramatique
Du rire[27]

Analyser l’effet que produisent sur nous les bonnes comédies. Les scènes de valets n’intéressent plus que quand nous reconnaissons dans eux nos ridicules.

Il y a des protagonistes

gais, le Menteur, le Joueur,
estimables, sérieux, par conséquent aimables

d’une certaine manière : le Misanthrope,

odieux, Tartufe, le Philinte de Fabre (le Philinte l’est beaucoup moins que le Tartufe),
butors, le Géronte du Légataire, le Dubriage du vieux Célibataire, les deux pères des Fourberies de Scapin,
malheureux, George Dandin.
*

De temps en temps je vois des vérités que j’ai lues dans les livres me paraître évidentes. Par exemple ce que je sais des Périer d’ici me montre bien que les richesses de l’avare lui sont inutiles. Choses que j’ai lues mille fois et que je sens bien mieux aujourd’hui.

*

Nous sommes bien aise de voir humilier un homme qui ne fait pas comme nous et qui a la prétention de mieux faire, de le voir humilier de façon qu’il ne puisse rien rejeter sur le hasard et que ce soit bien sur son orgueil seul que retombent toutes les fautes. C’est d’après cette vérité que Molière a fait le plan de l’École des Femmes.

*

On s’occupait beaucoup plus sous Louis XIV d’intrigues de femmes que l’on ne fait à présent. Ce qui le prouve c’est le grand succès de l’École des Femmes et de celle des Maris, deux excellentes pièces dont la deuxième au moins ne fait presque plus d’effet.

*

Harpagon a véritablement la passion de l’avarice. Nous n’avons pas la plus légère teinte de cette passion (j’entends par nous ceux qui composent le parterre des Français). Cette pièce ne plaît plus. Tout le monde dit qu’elle est excellente et personne n’y va. Je ne sais s’il y a des avares à Paris, mais ils ne sont pas dans le monde. Ceux qu’on y voit sont avares fastueux. En province, l’Avare doit avoir beaucoup de succès. Car cette passion y est très commune. À Grenoble elle fourmille (M. Anglès, M. Michoud, les frères Pisançon, les frères Revols en sont entachés, Milord Périer l’était, etc., etc., Chabert le médecin est unique, etc., etc.).

Dans nos mœurs tout nuit au succès de l’Avare. C’est un ridicule de mauvais ton. Rire de l’Avare ou du moins en parler, c’est avouer qu’on a un avare dans la société, c’est avouer qu’on va dans une société de mauvais ton.

*
Discours de Hobbes sur la nature humaine[28]

Ouvrage écrit avec le meilleur style philosophique que j’aie encore vu. Il se pourrait que Vauvenargues n’eût fait que le copier et qu’il eût ainsi volé sa gloire. Excellent ouvrage de 171 pages.

Hobbes dit que l’homme est composé d’un esprit et d’un corps.

Le corps a trois facultés la faculté nutritive
la faculté motrice
la faculté générative.
l’esprit a deux espèces de facultés connaître ou concevoir
imaginer ou se mouvoir.
*

(Paragraphe 13, chap. IX, page 95) : il existe une manière d’être[29] qui n’a point de nom, mais elle se manifeste par un changement dans la physionomie qu’on appelle le rire qui annonce toujours la joie[30]. Jusqu’à présent personne n’a pu nous dire de quelle nature est cette joie, ce que nous pensons et en quoi consiste notre triomphe quand nous rions. Quelques-uns ont dit que c’est l’esprit renfermé dans un bon mot qui excite cette joie[31]. L’expérience démontre qu’il n’en est pas ainsi puisqu’on rit d’un accident, d’une sottise, d’une indécence, dans lesquels il n’y a ni esprit ni mot plaisant.

*

Comme une même chose cesse d’être risible quand elle est usée, il faut que ce qui excite le rire soit nouveau et inattendu. Souvent on voit des personnes, et surtout celles qui sont avides d’être applaudies de ce qu’elles font, rire de leurs propres actions quoique ce qu’elles disent ou font ne soit nullement inattendu pour elles. Elles rient de leurs propres plaisanteries et dans ce cas il est évident que la manière d’exister[32] nommée rire est produite par une conception subite de quelque talent dans celui qui rit.

L’on voit encore des hommes rire des faiblesses des autres, parce qu’ils s’imaginent que ces défauts d’autrui servent à faire mieux ressortir[33] leurs propres avantages.

On rit des plaisanteries dont l’effet consiste toujours à découvrir finement à notre esprit quelque absurdité.

En ce cas le rire est encore produit par l’imagination soudaine de notre propre excellence.

En effet n’est-ce pas nous confirmer dans la bonne opinion de nous-même que de comparer nos avantages avec les faiblesses ou les absurdités des autres ?

Nous ne sommes point tentés de rire lorsque nous sommes nous-même les objets de la plaisanterie ou lorsqu’elle s’adresse à un ami au bonheur duquel nous prenons part.

On pourrait donc en conclure que la manière d’être nommée rire est : un mouvement subit de vanité produit par une conception soudaine de quelque avantage personnel comparé à une faiblesse que nous remarquons actuellement dans les autres, ou que nous avions auparavant.

Les hommes sont disposés à rire de leurs faiblesses passées lorsqu’ils se les rappellent à moins qu’elles ne leur causent un déshonneur actuel. Il n’est donc pas surprenant que les, hommes s’offensent grièvement quand on les tourne en ridicule, c’est-à-dire quand on triomphe d’eux. Pour plaisanter sans offenser, il faut s’adresser à des absurdités ou des défauts, abstraction faite des personnages et alors toute la compagnie peut se joindre à la risée. Rire pour soi tout seul excite la jalousie des autres, et les oblige de s’examiner. De plus il y a de la vaine gloire et c’est une marque de peu de mérite que de regarder le défaut d’un autre comme un objet de triomphe pour soi-même.

*

La vanité est la passion actuelle de la société. C’est une suite de la civilisation. Quel parti peut-on tirer de cette passion pour la comédie ? Peut-on faire une comédie en cinq actes ayant pour protagoniste le vaniteux ?

*

h. Les habitudes d’âme nommées défauts dans la filosofia, qui ne paraissent que quand un deuxième individu vient les réveiller sont très comiques montrées dans le soliloque. Cela prouve la force de l’habitude : un menteur se mentant à soi-même, un fat qui l’est jusque dans sa chambre, etc.

*

Quelle différence[34] y a-t-il entre une comédie écrite en vers et une comédie en prose ?

Pour la facture, la prose est bien plus facile que les vers. Pour l’effet, la prose est plus près du spectateur, lui fait plus d’illusion par conséquent.


caractères[35]

On dit le caractère du Misanthrope, le caractère du Joueur, etc., voilà le sens dans lequel je prends le mot caractère.

*

Supposons qu’un sténographe pût se rendre invisible et se tenir tout un jour à côté de M. Petiet, qu’il écrivît tout ce qu’il dirait, qu’il notât tous ses gestes, il est évident qu’un excellent acteur muni de ce procès-verbal pourrait nous reproduire M. Petiet tel qu’il a été ce jour-là.

Mais à moins que M. Petiet n’eût un caractère très remarquable et n’eût fait des actions très remarquables aussi, ce spectacle ne pourrait intéresser que ceux qui le connaissent le mieux ainsi que ses alentours.

Il y aurait un autre procès-verbal de la même journée bien plus intéressant, ce serait celui que nous donnerait un dieu qui aurait tenu un compte parfaitement exact de toutes les opérations de sa tête et de son âme. C’est-à-dire de ses pensées et de ses désirs dans l’ordre avec lequel ils se sont mutuellement suivis ou causés.

Ce second procès-verbal développerait le cœur humain avec tant de vérité qu’il ne pourrait manquer de plaire généralement.

Nous avons quelques moyens de parvenir à ce second procès-verbal par les signes que nous apercevons. Nous avons observé dans nous-même que lorsque nous faisions tel signe[36] nous étions animés de telle passion. Nous avons souvent observé dans les autres de tels signes être suivis d’effets qui prouvaient que l’homme était animé de la passion que ces signes marquaient chez nous. Nous avons observé attentivement les nuances de signes indiquant des nuances de passion. Nous sommes enfin arrivés au point que lorsque nous voyons tels signes, nous pouvons très probablement en conclure que l’homme qui les a donnés est animé de telle passion à tel degré.

En écrivant successivement ce qu’indiquent les signes que nous pouvons traduire chez un homme nous parvenons quelquefois à trouver les choses les plus remarquables qui se passent en lui.

Nous pouvons donc découvrir quelquefois par les gestes que nous voyons faire à un homme la manière dont les choses qui l’environnent agissent sur lui.

C’est dans la manière dont le cœur et la tête agissent chez lui que se trouvent les dispositions qu’il a à paraître ridicule à certaines personnes.

(Si nous voulons faire rire nos contemporains à ses dépens il nous faut construire dix dignes représentants de la meilleure société de notre siècle : cinq hommes et cinq femmes, chacun parfait dans les cinq meilleurs genres de plaire de notre siècle[37]. Supposant au premier homme ainsi qu’à la première femme cinq mille francs de rente chacun, au deuxième dix mille, au troisième vingt mille, au quatrième quarante mille et au cinquième enfin quatre-vingt mille. Cela fait, il nous faut chercher l’action ou la suite d’actions qui pourra le rendre le plus ridicule aux yeux de ces gens-là réunis.)

une passion peut-elle être ridicule aux yeux de cet excellent public ?

Non. Car 1o ces gens d’esprit savent bien qu’une passion n’est pas volontaire ; 2o que chaque homme est le seul juge compétent de son bonheur, et que nous ne pouvons l’avertir qu’autant que sa passion fait commettre des erreurs à sa tête. Par exemple, nous pouvons bien lui dire avec raison : cette pêche que vous savourez avec tant de plaisir est empoisonnée. Mais si une femme qu’il adore et qui a la vérole depuis longtemps lui permet de coucher avec elle et que nous allions le tirer par la manche et lui dire : « hé ! prenez donc garde, elle a… la… vérole. » « Je le sais bien, nous répondra-t-il, mais si j’aime mieux coucher avec elle et l’avoir après ? » Qu’aurons-nous à répondre à cela ? Voilà une des plus fortes folies que la passion puisse faire faire à un homme.

Elle ferait pitié à cet excellent public et ne le ferait pas rire. Pas rire, parce qu’elle ne leur montrerait soudain dans eux nulle perfection à mesure que l’homme passionné développe sa passion. Ils voient bien qu’ils ne tendent pas au même bonheur, que cet homme n’a rien de commun avec eux.

Ce qui est ridicule, c’est de voir des hommes qui tendent au même bonheur que nous se tromper de route parce qu’ils manquent de quelque chose que nous avons, et que nous croyons ne pas pouvoir perdre tant que nous tendrons au même bonheur.

L’homme vit d’après ce qu’il croit être[38] et non point d’après ce qu’il est véritablement. La sottise est la qualité d’un homme qui se nuit à lui-même par quelque ignorance. Par exemple Arnolphe ne se doutant pas que son ton doctoral offense continuellement la vanité[39] d’Agnès et que par là il rend à jamais l’amour impossible entre eux.

Voilà une action que tout homme ayant l’esprit éclairé, ou par l’expérience de l’amour ou par la curiosité, connaîtra sotte dans tous les temps, mais de plus s’il a la passion des femmes au même degré qu’Arnolphe il la trouvera très ridicule.

Si avec la même passion pour les femmes qu’Arnolphe et la même crainte d’être cocu un spectateur voit représenter l’École des Femmes, quelle impression recevra-t-il ?

S’il n’a point découvert d’autre moyen pour éviter [le] cocuage, et qu’en un mot il soit identique avec Arnolphe, il recevra une impression qui causera un moment de désespoir. Vous lui aurez fait voir un désavantage de la vie humaine.

Mais s’il a un autre moyen bien sûr (à ses yeux) pour s’empêcher d’être cocu, ce sera l’homme du monde à qui Arnolphe paraîtra le plus ridicule.

*

Le ridicule (voyez la définition ci-devant) est encore plus agréable si la non-réussite qui le suit nous venge. C’est-à dire si l’homme a une opinion (source d’habitude) qui nous offense.

Le ridicule est (ce me semble) parfait, c’est-à-dire produit autant de plaisir que possible si l’opinion qui pousse notre homme à des actions ridicules nous offense.

Il faut qu’elle ne nous offense qu’à un certain degré. Quel est ce degré ? Si ce qui précède est vrai, voici où en est la difficulté.

Pour que notre vanité goûte bien le comique, elle a besoin de se reposer de temps en temps. Pour cela il faut émouvoir les autres passions de l’âme. Cette pitié qui est agréable par exemple, le tout de la manière la plus naturelle possible, et cela est divinement amené dans don Quichotte (tome II, 166) lorsqu’ils sont dans l’hôtellerie. C’est une comédie parfaite pour être contée dans un livre.

Que le caractère comique soit le moins absurde possible. La croyance que don Quichotte a aux enchanteurs lui fait voir la vérité dans la suite de ses exploits : mais l’enchanteur mon ennemi l’a fait. Ce qui vaut bien mieux que s’il refusait de reconnaître la vérité. Outre que la croyance aux enchanteurs est moins absurde, c’est une fois fait.

Il y a un sourire d’approbation par lequel nous disons : bien, bien. Je l’ai souvent au théâtre quand je vois Talma, mais peut-être faut-il être surpris pour sourire ainsi, car il me semble que cela ne m’arrive pas aux fureurs d’Oreste où je m’attends à le trouver admirable. Ce qui me fait faire cette réflexion c’est cette phrase de don Quichotte « … il lui répondit en arabe… et lui ayant dit de le faire (de lever son voile) elle fit paraître tant de beautés que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et elle parut aux yeux de Luscinde plus belle que Dorothée. » II, 189.

Cette belle vérité exprimée si agréablement (si finement) m’a fait sourire.

*

Machiavel est un homme dont il faut discuter les opinions avant de les rejeter. Voici la fin du prologue d’une de ses comédies : cui nome Clizia. Il est sans alinéa, je les mets pour le mieux comprendre[40].

… Les comédies de Machiavel sont la Mandragore, Clizia, il Frate di 3 atti.

*

Dans ce qu’Helvétius dit sur le bon ton[41], il n’approfondit pas la question, il montre tant bien que mal que nous ne devons estimer dans les autres que le ton que nous avons, mais il ne dit pas ce qu’est le bon ton. Cette question est essentielle pour l’art de la comédie.

Le ton le meilleur possible serait celui de gens qui sauraient le plus de vérités possible, et qui auraient la plus grande vanité possible. Par la plus grande vanité j’entends celle susceptible sur les plus petits détails.

Si cela est vrai, l’homme du meilleur ton de ce siècle-ci serait donc très ridicule en 1904. Je dis ridicule de caractère et non pas pour les modes et autres vétilles qu’il ignorerait, en un mot comme Ménage qui dit dans le Menagiana tout ce qu’il a dit dans sa vie qui plut le plus à ses amis, me le paraît aujourd’hui que j’ai lu son livre.

Le bon ton qu’Helvétius indique serait tout au plus le bon ton d’une république asservie. Ou plutôt il me semble impossible qu’il ait jamais existé. Il serait cuisant pour des républicains.

Tout ce que peut faire un auteur comique est de deviner le bon ton du siècle à venir et de tâcher de tuer par le ridicule les usages qui empêchent encore qu’on ne l’ait dans ce siècle-ci. Mais son malheur est que s’il détruit entièrement la maladie son remède devient inutile.

Voilà ce qui est arrivé aux Précieuses ridicules. La révolution pour elles est achevée, elle est aux trois quarts faite pour l’École des Femmes et celle des Maris.

Quant à l’Avare c’est autre chose. Il me semble que Molière ne pouvait peindre son avare que par des détails et rien ne change vite comme les détails.

*

h. Comment[42] a-t-on le sublime d’un caractère ? En mettant sur l’âme qui fait ce caractère la tête la plus pleine des plus grandes vérités, excepté celles qui détromperaient l’âme du bonheur qu’elle cherche[43].

Voici en quoi les habitudes sont essentielles pour le poète comique. Ce n’est que par les habitudes qu’il prouve aux spectateurs le long règne d’une passion et il le prouve de la meilleure manière possible : par des faits.

Ces faits sont les actions du protagoniste. Quand le poète ne prouve pas la passion de son protagoniste par des habitudes, il n’a peint que l’homme passionné momentanément.

Or le spectateur sait bien qu’on n’est point maître, du moins communément, de se donner des passions, il se dit donc intérieurement : « Cet homme aimable ou haïssable sera peut-être tout autre demain que sa passion aura passé. »

Il en est bien différemment quand il voit des habitudes. Elles lui répondent que la passion a déjà duré longtemps et elles lui annoncent qu’elle durera encore longtemps, il sait bien qu’il est très difficile et par conséquent très rare de se corriger.

Toutes les actions de notre corps, portent sur une opinion de notre tête qui est un jugement par lequel elle montre au désir du bonheur tel moyen comme le seul propre, ou comme le plus propre à parvenir à telle chose.

Si ces moyens ne sont pas bons pour parvenir à telle chose, s’ils ne sont pas les meilleurs possibles, vous n’avez rien prouvé contre le caractère.

Ceux qui l’ont disent : « Je serai plus adroit. » Ceux qui ne l’ont pas en rient les premiers jours et puis disent : « Bah ! c’est une bête, il n’est pas étonnant qu’il ne soit pas parvenu à son bonheur ! »

Il faut donc que la tête soit la moins mauvaise possible, que l’erreur ne gise précisément que dans la croyance de trouver là le bonheur.

Voyant un tel caractère, le spectateur dit :

1o J’ai bien une meilleure tête puisque je ne me trompe pas dans le jugement le plus important, celui de l’endroit où est le bonheur.

Le gros rire ne vient donc très souvent et le plus souvent qu’en conséquence d’un faux raisonnement par analogie.

Voilà donc le spectateur qui conçoit déjà une excellence en lui, celle de la tête.

2o Ensuite il peut faire un de ces deux raisonnements contraires sur son bonheur futur.

Le mélancolique ou l’esprit vaste[44] dira : Cet homme se trompe sur son bonheur, je puis bien en faire autant ; examinons de nouveau.

Le sanguin ou l’esprit étroit dira : Cet homme se trompe en allant à un autre bonheur que le mien. Donc je suis bien assuré que le mien est le véritable.

L’erreur de ce raisonnement vient de ce qu’il suppose qu’il n’y a que deux bonheurs : le sien et celui du protagoniste qu’il vient de voir en scène.

L’homme qui examine tous les doutes, mais qui y procède lentement ne rira donc guère. La comédie le jettera dans le raisonnement, il ne rira qu’ensuite.

L’esprit vaste et vif examinera en un clin d’œil, verra un bonheur certain et rira.

Quand on voit son bonheur certain on sourit de plaisir, le gros rire vient (ce me semble) quand on dit : ô, comme j’ai plus d’esprit !

*

Dans une comédie tout doit tendre à montrer un caractère, ses avantages ou ses désavantages. C’est-à-dire : 1o à montrer une action : un homme brusque son ami et lui rend service ; 2o à montrer au public que les passions constantes de cet homme lui promettent plaisir ou peine. Dès que le hasard cause quelque événement de la comédie, cet événement ne prouvant rien pour ou contre le caractère est perdu pour le peindre.

h. L’avare est peut-être un caractère moins comique que l’avare-fastueux. L’avare est un passionné qui finit par être malheureux dans sa passion, voilà tout. Il se soucie fort peu de notre approbation. L’avare est surtout comique lorsqu’il veut donner une fête. Il ne veut la donner que comme les autres, il serait plus ridicule ce me semble s’il voulait la donner marquante.

Si jamais on peignait ce caractère, il faudrait bien avoir sous les yeux cette vérité que lorsqu’on désire fortement d’être quelque chose on finit à la fin par se persuader qu’on l’est. Il faudrait l’avoir complète.

Harpagon, l’avare de Molière, ne tend pas au même bonheur que nous, nous le sentons bien.

L’avare-fastueux tendrait au même but que nous tous qui avons de la vanité.

Qui nous dit qu’Harpagon soit malheureux de sa passion ? Nous sommes bien témoins des inquiétudes que lui donne son cher argent, mais qui nous dit que lorsqu’il le contemple en beaux louis d’or bien trébuchants, ses jouissances ne passent pas ses peines, ne passent pas nos jouissances à nous ?

Nous voyons souvent un amant avoir autant d’inquiétudes pour sa maîtresse qu’Harpagon pour son or et cependant nous nous mettons à sa place, nous envions sa position.

Nous sommes seulement plus éloignés de partager la passion d’Harpagon, voilà toute la différence.

La pièce de Molière serait plus comique si cette passion était malheureuse à la fin. Nous dirions : nous sommes bien assurés que nos désirs n’auront pas le même sort. Mais on rend sa cassette à Harpagon, le voilà aussi heureux que nous pouvons espérer de l’être.

Alors que la fête que l’avare-fastueux voudrait donner marquante serait ridicule par le manque de toutes choses, il la croirait toujours superbe et à chaque instant il serait mortifié par la conception de quelque nouveau manque. Les manières différentes. de lui faire apercevoir tous ces manques pourraient être très comiques. Cette position ressemblerait à celle de don Quichotte. Il faudrait décider si l’avare serait désabusé de la beauté de sa fête, ou s’il persisterait à la croire superbe malgré toutes les lésineries qui auraient été aperçues.

On pourrait prendre pour protagoniste de l’avare-fastueux un banquier. Ce caractère dans ce siècle me semble se trouver particulièrement chez eux. Me souvenir de la fête que nous donna Augustin Périer à Grenoble, de la pompe avec laquelle il m’invita. Si elle fut générale, elle montra bien la vanité (fastueuse) tirant tout le parti possible de la victoire qu’elle a remportée sur l’avarice.

Il faudrait que mon banquier fût jeune (32 ans). Cela serait bien plus comique en ce que ça montrerait l’influence du métier.

Réellement pour s’enrichir dans le commerce il faut une lésinerie qui serait comique aux yeux de la bonne compagnie. Je trouverai beaucoup de traits chez les Anglais qui sont grands biographes, grands observateurs de détail, et qui fourmillent de banquiers.

Je le répète : il me semble que le caractère des dépenses les plus énormes des banquiers est une avidité canine à les tondre, à les couper et recouper[45] pour en extorquer toutes les jouissances de vanité possibles, comme voulant profiter d’une décision qui a tant coûté à leur avarice.

Je pourrais donner pour rival et pour tourment à mon banquier un homme du monde qui aurait tout contre lui, c’est-à dire toutes les circonstances qui ne proviennent pas d’une fortune mille fois inférieure à celle du banquier, mais qui sans se ruiner, par l’amabilité qu’il met dans la manière de fêter et de dépenser, écraserait le banquier fastueux et le porterait de dépit à se ruiner.

Serait-il à propos que mon homme du monde le remît en selle en étant bienfaisant et lui prêtant une partie de sa fortune de la manière la plus simple possible et sans faire aucun effort sur lui-même ?

*

La traduction d’Aristophane par Poinsinet de Sivry, est-elle bonne ?

*

Un mot de La Rive[46] sur le rôle de don Juan qu’il regarde comme superbe m’ouvre les yeux. La pièce a mille défauts mais le rôle de don Juan est dans beaucoup de situations. Il est comme les pièces de Shakspeare, riche d’action, et le grand défaut de la scène française est d’être pauvre d’action. J’allais tomber dans ce défaut pour Letellier, si le mot de La Rive ou plutôt l’air dont il l’a accompagné ne m’avait ouvert les yeux.

Le cours de La Rive, quoique La Rive soit un pauvre homme, m’est très utile parce qu’il me met à portée de l’étudier ainsi que Pacé.

*

Tout l’effet du poète[47] est dans le cœur de ses auditeurs. Ce n’est que là que sont ses véritables victoires. Il doit voir l’effet que les passions qu’il peint chez ses protagonistes produisent dans le cœur des spectateurs. Étudier ce qui s’y passe, cela vaut mieux qu’étudier Aristote. Le parterre des Français m’est doublement utile : j’étudie la pièce et les spectateurs, je vois d’abord ce qu’ils sont, ensuite leurs rapports.

*

Nous aimons à voir sur la scène des personnages gais. Nous les aimons mieux que les personnages contents. Sganarelle, médecin malgré lui, nous charme, il est heureux, à la vérité d’un bonheur qui n’est pas le nôtre (la bouteille), mais que nous pourrons prendre quand nous le voudrons. D’ailleurs la morale qu’il prouve par ses habitudes, c’est qu’il faut être toujours content et rire, même dans la pauvreté. Il nous prouve qu’il y croit par ses habitudes et ne l’énonce pas comme Figaro. S’il l’énonçait nous croirions moins à son bonheur. Je voudrais bien qu’on donnât le Grondeur. Je comparerais.

*

C’est un sentiment qui nous console dans nos malheurs que de penser que notre sort a été grand. C’est ce qui fait que je m’ennuie bien moins à Paris qu’à Grenoble.

On pourrait traduire le caractère de Falstaff pour les Français d’aujourd’hui, en en faisant un épicurien, seulement sur le bord de la crapule. Il serait protagoniste d’une comédie en cinq actes. Au moins ferait-il rire. Per nobilitarlo et pour le rendre supportable il faudrait lui donner la meilleure tête possible.


LANGAGE DES PASSIONS[48]
Style

Langage des passions.

Quelle est la différence des vers et de la prose ?

Me bien dégarnir de cette crasse de l’école qu’on rapporte toujours plus ou moins du commerce des livres. Tâcher de deviner les ridicules dont Maître François rirait si le ciel le rendait.

Ah s’il le rendait !
et qu’il rendît aussi le peintre du Tartuffe !
Mauvais temps passeriez, philosophes humains[49],
et vous laquais de Rois, Tartuffes de ce siècle,
précurseurs de despotes, odieux ennemis
de gens seulement ridicules.

*

h. Le spectateur éclairé siffle aux Français ce qu’il applaudit à Louvois. C’est qu’en prenant son billet il ne s’attendait pas aux mêmes sensations. Gilbert, parle fort bien là-dessus. Chaque genre (comédie, tragédie, poème épique, églogue) a une beauté propre ; en transportant dans un genre une beauté assignée par le bon sens à un autre genre on ne fait que du médiocre.

*

h. La base de cet ouvrage (pour moi seulement) est de faire la liste de tous les genres de jouissances qui peuvent venir aux lecteurs du livre qu’il a entre les mains. Ce lecteur peut varier à l’infini. M’en tenir au républicain parfait et au courtisan parfait. Dans un beau cabinet, dans un taudis, ou sous des ombrages frais aux îles Borromées, il doit y avoir un bien grand nombre de ces jouissances. Souvent chaque phrase en donne une nouvelle.

*

h. Le style n’est mauvais que parce qu’il n’est pas vrai. La première qualité d’un style est donc qu’il ne cause pas la plus petite idée fausse dans la tête du lecteur qui sait sa langue. Dans cette phrase même, la plus petite idée fausse est mauvais. Il fallait : la plus petite différence entre ce qui existe et ce que le lecteur entendra. Il faut que si le lecteur était dieu il pût refaire d’une chose tout ce que vous lui en avez dit. Et qu’alors sa création et l’objet qui vous donne l’idée soient identiques sous ces rapports.

Voilà la première qualité d’un écrivain c’est de faire du style vrai. La deuxième est de savoir choisir les vérités. C’est-à dire choisir celles qu’il faut dire et trouver l’ordre où il faut les dire pour donner telle jouissance au lecteur.

*

h. Beaucoup de mots ont deux sens : le propre et, le figuré. En ont-ils plus de deux ? Il y a peut-être telle jouissance qui pour être produite exclut tout mot pris au figuré.

*

h. Tous les temps des verbes ont une influence différente sur l’âme.

Résoudre ces questions.

Cela est-il vrai chez les Français ? Voir les grands poètes.

Cela est-il vrai chez les Latins, les Italiens, les Anglais ?

Les idées liées aux temps sont-elles les mêmes chez ces trois peuples que chez les Français ?

Sens-je de la manière la plus générale ? Par exemple: pour moi le temps le plus flebile, c’est entrèrent, trouvèrent, pleurèrent. Exemple le Moïse de… cité par Chateaubriand. Les autres sentent-ils de même ?

Cette vérité est une des bases du rythme.

*

h. Brissot dans son livre sur la vérité a à parler des philosophes. Il parle de leurs erreurs.

S’il les rend ridicules, il s’adresse à notre vanité et nous concluons qu’il a de la vanité.

S’il les rend odieux comme Rousseau, qu’il a de l’orgueil.

Que fait le charmant La Fontaine ? Ou que faut-il faire lorsque l’on est obligé absolument de dire il se trompe ? D’abord le dire le plus rarement possible[50].

*
Rythme[51].

D’abord qu’est-ce que le rythme ? Et pouvons-nous le reconnaître chez les anciens ?

Le style coupé employé continuement fatigue bien plus vite que le style périodique employé de la même manière. Le style périodique qui doit peindre tout emploie quelquefois le style coupé pour peindre les mouvements rapides.

Il emploie le style tombant pour peindre le désespoir.

La facilité du style ne plaisait d’abord que comme un vernis prouvant la franchise, elle plaît peut-être encore à cette heure qu’on sait qu’elle est du meilleur ton comme prouvant que celui qui écrit est du grand monde.

Ce principe personne ne se corrige, est, je crois, une vérité de sentiment for my great father. Il a dit beaucoup d’autres principes qu’il répète de mémoire sans les sentir. Étudier la différence des manières dont il les dit.

*

Les prétentions[52] aux sentiments, moyen dont un homme froid et vaniteux se sert pour persuader au monde qu’il a une sensibilité extrême (un peu Ardisson).

Bon sujet de comédie, y réfléchir : L’homme à sentiments.

Le but de la filosofia[53] est de faire goûter le plus possible plusieurs vérités morales que j’ai découvertes et que je crois neuves.

Cet ouvrage sera composé de descriptions et de vérités.

Exprimer les vérités le plus clairement possible et le plus nettement. Prendre peu à peu et sans qu’il y paraisse l’avis de Mante et de Plana sur chacune d’elles.

Ensuite le plan (méthode la meilleure de parvenir au but) étant fait, bâtir le temple en laissant toutes les vérités brutes, mettre dans chaque chapitre ou division celles qui doivent y rester, indiquer la description. Quand tout cela sera fait, construire le caractère de mes interlocuteurs, bien le sentir et travailler, comme si je faisais une comédie, sur mes vérités brutes.

Avant cela, quand il me viendra des moments d’inspiration, écrire sur-le-champ.


DEUXIÈME CAHIER DE PENSÉES

à Brutus,
le plus aimable des hommes.

h. Les hommes se font des chimères[54] dont ils se paient en échange du bonheur qu’ils donnent aux autres hommes. N’est-ce pas là le chef-d’œuvre d’une bonne législation ? Il me semble constant qu’au moment où nous agissons nous agissons toujours pour notre plus grand plaisir. Brutus même en immolant ses fils agissait pour son plus grand plaisir, peut-être aussi par philanthropie éclairée, il prévoyait le bonheur des Romains futurs. Il prévoyait cette hauteur de renommée, ce rang presque divin qui le rend éblouissant pour les petites âmes, et la préférait aux jouissances que pouvaient lui donner ses deux fils. Cette idée qu’il avait de la gloire fit qu’il sacrifia au salut de Rome sa plus chère espérance de bonheur après la gloire. Un homme qui n’aurait pas aimé la gloire aurait eu l’amour de ses fils pour première passion et Rome n’eût été probablement qu’un petit royaume inconnu. Le grand art est donc de faire que les hommes se forment de belles idées qui les portent à sacrifier tout au bonheur du genre humain. Elles suppléent à la vertu, mais l’amour direct de la vertu, c’est-à-dire l’art de faire trouver du plaisir dans les choses utiles, serait peut-être aussi utile à mettre en pratique. Mais il n’en est pas moins vrai qu’ils agissent toujours pour parvenir à ce qu’ils se figurent être leur plus grand bonheur et qui l’est réellement, si à l’époque où la jouissance arrive ils ont toujours la même passion.

Il est donc très vrai que l’amour du bonheur ou amour-propre nous dirige dans toutes nos actions. Ceux qui nient cela appliquent notre bonheur à leurs passions et disent cela n’est pas le bonheur, donc il agit d’une manière désintéressée. Il fallait dire : cela n’est pas mon bonheur.

*

h. L’homme est susceptible d’habitudes. Il a d’abord les passions de la gloire, de l’ambition, de l’avarice, pour les plaisirs que la gloire, les honneurs, l’argent lui procureront. Mais comme un long temps de sa vie se passe à aimer les moyens, il finit par en prendre l’habitude et aimer la considération que donne la gloire, les honneurs pour la considération elle-même et l’or pour l’or, sans songer plus à se procurer des plaisirs par le moyen de ces choses. Cela provient au point de demander la gloire, au prix de la vie.

M. Ducros s’écrie à soixante-neuf ans devant deux vieillards et moi : « qu’on me donne la gloire de Cook à condition de mourir un quart d’heure après et je suis content. » (Cela dans la chambre de mon grand-père, devant ma tante El. Gagnon et moi, devant le feu, à huit heures en hiver.)

L’ambition ne mène pas tout à fait si loin, mais elle fait souvent exposer la vie à de très grands périls.

L’avarice mène moins loin encore, à ce que je crois.

*

Bannir toutes les tournures qui semblent admettre des erreurs qui sont encore en usage parmi les gens qui n’admettent plus ces erreurs, mais qui seront bien dégoûtantes dans quelques siècles.

Brissot dit en parlant de Descartes : …mais la justesse de son esprit ne tarda pas… etc. Il y a auparavant : Descartes fut nourri dans ses principes, mais… etc. Ce qui semble admettre une justesse innée.

*

h. Me condamner chaque mois à lire un volume du sec Condillac et faire un extrait des vérités que je trouverai dans ses ouvrages.

*

h. Il y a beaucoup d’hommes dont la hauteur est mesurée par celle de leur siècle. Un médecin, Bilon[55] par exemple, aura une charlatanerie moins ou plus ridicule selon que les hommes vaniteux[56] du siècle auront plus ou moins de vanité.

*

h. Les grands génies dans les arts et les sciences peuvent-ils être dangereux ? C’est-à-dire étouffer d’autres grands génies ?

À la première vue, non. Ils feront dire beaucoup de bêtises aux petits talents qui les suivront, mais l’homme de génie qui surviendrait aurait le courage de briser l’Idole.

Descartes. osa bien renverser Aristote.

*

h. C’est un art bien nécessaire pour moi que celui de connaître la vérité dans les mœurs. C’est-à-dire d’observer ce qui paraît juste, injuste, bon, ridicule, heureux, malheureux à la majorité de la bonne compagnie de ce siècle. Voilà la base du talent comique pour s’élever à la hauteur de Goldoni.

Pour atteindre au mieux possible, à Molière et à Fabre, il faut connaître ce qui paraîtrait juste, injuste, ridicule, heureux, malheureux à l’homme du monde parfait.

Parfait veut dire qui saurait le plus de vérités possible et qui aurait la vanité sensible aux plus petites choses.

*

J’ai lu ce matin Lycurgue et Brutus 2 dans Plutarque, traduction de Dacier, l’homme le moins propre peut-être à comprendre ces grands hommes. La vie de Lycurgue m’a intéressé, mais celle de Brutus m’a charmé. De tous les hommes que j’ai rencontrés dans le monde ou dans l’histoire, c’est le plus grand comme le plus aimable à mes yeux. Sa mort près de cette petite rivière aux bords très élevés, en delà de ces grands arbres sous le ciel très étoilé de la Macédoine, près de cette grande roche où il s’était assis d’abord, est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle a quelque chose de divin. Le corps n’y triomphe point. C’est une âme d’ange qui abandonne un corps, sans le faire souffrir. Elle s’envole.

J’ai perdu non pas des sentiments, mais de bien belles pensées faute d’avoir avec moi du papier et une plume.

*

h. Les hommes admettent moins d’erreur. Je trouvai la preuve de cela dans quelque faiblesse de Brutus (non pas pour le vice, cette âme céleste ne fut jamais souillée par aucun), et dans les préjugés des soldats. Ils croyaient aux présages, choses dont les nôtres sont guéris, voilà une grande erreur de moins.

Il n’y a point de mélange de fausse grandeur dans la vie de cet homme-là. Peut-être toute fausse grandeur vient-elle originairement de la vanité. Suivre cette idée, et avoir toujours en lisant du papier et une plume. Je perds de belles pensées aujourd’hui.

De tous les hommes c’est Brutus que j’aime le mieux. J’aurais du plaisir à relire souvent sa vie. Acheter le Plutarque de Dacier, in-12, dès que j’aurai de l’argent.

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h. Hier j’ai beaucoup médité sur homme. Aujourd’hui j’ai lu une histoire. Cette méthode est excellente. Tous les faits que je lisais confirmaient mes principes. Tâcher de diminuer en moi les passions qui ne pourront jamais être satisfaites. La lecture de Plutarque fortifie singulièrement mon génie dramatique. Peut-être, il y a un an, lui aurait-elle nui, je n’aurais pu la digérer. Ce livre n’a qu’un défaut, c’est qu’on sent quelquefois que Plutarque est bien au-dessous des personnages qu’il peint. Il manque quelquefois d’ordre et souvent de force dans ses descriptions. Tacite lui est supérieur de ce côté, mais Tacite n’a pas fait des vies, nous sommes plus près des personnages de Plutarque. Ce sont des caractères vivants et voilà ce qui est si bon pour moi.

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h. Il faut connaître la quantité de bonheur ou de malheur qu’un homme attend de chaque chose pour connaître la grandeur de son sacrifice au désir d’être utile, et par conséquent le degré de sa vertu.

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h. Toutes les vérités ne sont pas du même ordre. Les arranger en différentes classes, suivant leur importance. Je conclurai un principe de chaque vérité. Il faut que lorsque un principe du deuxième ordre ne pourra être appliqué que contre un principe du premier ordre, il cède. Réfléchir à la nécessité de classer, sans quoi la foule des vérités me sera nuisible.

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La persécution entre dans l’esprit de corps. Faibles, ils sont tolérants. Dominants, ils sont persécuteurs. Quand vous voyez qu’un corps est tolérant, n’en concluez pas qu’il est bon, mais simplement qu’il est faible. Brissot.

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h. Tencin a en horreur de penser. Il se sauve tant qu’il peut dans les exercices mécaniques. Aujourd’hui il fait des exemples d’écriture.

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h. Je remarque que dans mes comédies je tends toujours à mettre deux personnages en opposition. Quels sont les inconvénients de cette méthode ? J’y suis venu par le bon chemin en cherchant à faire entrer cette opinion dans la tête des spectateurs et non point à imiter le Philinte de Fabre, les Précepteurs, le Tartufe, le Misanthrope, le Pupille, où la mise en pratique de cette méthode produit un si bon effet. Bien en examiner les inconvénients. Il vaut mieux que ce soit moi qui me les découvre que si c’étaient les bâillements du parterre.

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h. Mon peu d’assurance[57] vient de l’habitude où je suis de manquer d’argent.

Quand j’en manque je suis timide partout. Comme j’en manque souvent cette mauvaise disposition de tirer des raisons d’être timide de tout ce que je vois est. presque habituelle pour moi.

Il faut absolument m’en guérir. Le meilleur moyen serait d’être assez riche pour porter, pendant un an au moins chaque jour, cent louis en or sur moi. Ce poids continuel que je saurais être d’or détruirait la racine du mal.

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h. La vertu est ce qui est utile au public.

Plus une chose lui est utile, plus elle est vertueuse.

D’après cette dénomination un, homme peut être plus aimable aux yeux des hommes en étant moins vertueux.

Par exemple Paul fait une action qui a six degrés d’utilité pour le public. Elle ne lui coûte que deux degrés d’effort sur lui-même. (Voici où est la difficulté qui m’arrête. C’est trouver la commune mesure de ces efforts des hommes. Est-ce en fonction de leur vie ?)

Jean en fait une qui n’a que cinq degrés d’utilité, mais qui lui coûte quatre degrés d’effort.

Il est moins utile au public que Paul, mais bien plus aimable à ses yeux. Car il se dit : la tête de cet homme n’a besoin que d’être éclairée et il aura plus de force qu’il n’en faut pour faire des actions utiles à dix degrés qui est le maximum.

Jean aura une naïveté délicieuse au public si après avoir découvert ses combats au public en s’en accusant, et à mille lieues d’en vouloir tirer avantage, il lui dit : je vaux moins que Paul, son action est utile à six degrés et la mienne n’a que cinq degrés.

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Tous les hommes agissent suivant ce qui leur paraît et non suivant ce qui est.

C’est-à-dire que les passions agissent d’après les énoncés qui leur sont donnés pour vrais par leurs têtes.

Ce que nous nommons vérités est ce qui paraît aux sages, après avoir corrigé autant que possible leurs sens les uns par les autres.

Je conclus d’après cela :

1o Qu’il ne faut pas estimer notre conversation et en général notre rôle dans la vie commune par le mérite qu’il nous semble avoir, c’est-à-dire par l’effet qu’il nous semble devoir produire, mais par l’effet que nous lui voyons produire réellement. Un homme peut dire des choses charmantes et passer pour un sot parce que ce sont des sots qui le jugent. Mais dans ce cas il a toujours un grand tort, celui d’avoir ignoré les vérités sur les gens à qui il parlait, c’est-à-dire d’avoir ignoré ce qu’ils étaient.

2o Que les philosophes les plus constants diseurs de vérités peuvent se tromper quand ils parlent de passions violentes. Car très souvent ces sages sont des gens froids qui ne les ont éprouvées que dans un petit degré. Dans ce genre-là il ne faut en croire que soi.

Helvétius et Buffon disent qu’il n’y a que l’amour physique de bon.

3o Le meilleur cœur lorsqu’il n’est pas joint à une bonne tête peut ne faire que peu de bien.

J’appelle le meilleur cœur celui qui est prêt à faire les plus grands sacrifices à ce qu’il appelle vertu, mais si sa tête ne lui a pas appris ce que c’est que la véritable vertu (il giovane ai pine, produire la plus grande masse de bonheur possible) il risque de faire de très grands sacrifices sans être très utile au bonheur des hommes.

Louis XII par exemple n’avait pas ce me semble une tête digne de son cœur. Car sans rien changer à son cœur, il pouvait faire beaucoup plus d’heureux. S’il avait un cœur excellent, ce qui est possible, il n’avait qu’à, avec une excellente tête, donner à la France une constitution républicaine et lui rendre la liberté. Tous les malheurs de François Ier, de la Ligue, de Louis XIV ne seraient probablement pas arrivés.

L’immense majorité des hommes ne raisonne que d’après les faits (dans les rapports sous lesquels je les considère, je les fais juges des grands hommes) et comme ces bons cœurs sans bonne tête ne lui ont fait que peu de bien, n’a que peu de reconnaissance, ne leur accorde que peu de gloire.

Il est possible que Louis XII eut un aussi bon cœur que Brutus (Marcus), c’est-à-dire prêt à faire d’aussi grands sacrifices que lui à ce qu’il appelait vertu, quelle différence dans leur gloire ! encore mille ans et elle sera sensible à tous les yeux.

Quels hommes auraient été les martyrs chrétiens, leurs solitaires si durs à eux-mêmes, s’ils avaient fait au bonheur public tous les sacrifices qu’ils ont fait à l’espérance de leur bonheur particulier ? De là un argument victorieux contre la religion chrétienne, tiré de la définition qu’ils donnent de Dieu.

*

h. Redoutons-nous la clairvoyance de quelqu’un ? Distrayons ou diminuons la passion qui le force à voir. Si ce n’est que la curiosité, ordinairement elle n’agit que faute de mieux, parce que le bonheur qu’elle promet est très éloigné. Flattons le curieux et flattons-le de manière à l’occuper.

(Lu dans mes sensations.)
*

h. Suivant Guibert, Frédéric roi de Prusse était presque tout entier un être factice. Il avait dompté beaucoup d’habitudes et en avait pris beaucoup de nouvelles.

En prendre donc, voilà ce qui peut doubler la perfection de mes ouvrages, peut-être me faire découvrir un grand principe que sans cela je ne ferais que côtoyer.

Répondre à cette question. Quelles sont les habitudes bonnes à prendre pour moi ?

*

h. Bon caractère, odieux, ridicule, à étudier ! celui du père de Mirabeau (peint déjà dans Frédéric de Fiévée) surnommé l’ami des hommes et qui fut l’ennemi de tous ses parents, de son fils, de sa femme.

*

h. J’ai pu m’enthousiasmer[58] pour les grands caractères et les belles passions que j’ai étudiés jusqu’ici. D’ailleurs j’en sentais le germe dans mon cœur, et quand je lisais la vie de Saint-Preux, de Brutus, de Gracchus, d’Othello, d’Henri V, je me disais : à leur place j’en aurais fait autant, et je repassais celles de mes actions qui par leur motif ressemblaient aux leurs. Tout me faisait donc trouver du charme dans cette étude, mère et nourrice de douces rêveries.

Il n’en est plus ainsi du comique dans lequel j’entre. Je me dévoue à étudier des caractères essentiellement bas et ridicules. Il n’est pas étonnant que je ne m’échauffe point.

C’est l’amour de la gloire seul, qui peut me pousser à cette dissection repoussante :

Je serai de sang-froid. Mais c’est peut-être la seule disposition ou l’on puisse faire du bon comique. Dans le tragique on peint ou une grande passion, ou une action sublime inspirée par l’amour de la gloire, ou le plaisir à faire des choses utiles (ou Hermione demandant la tête de son amant Pyrrhus à Oreste, ou le vieil Horace disant : qu’il mourût). Dans le premier cas, l’amour de la gloire fait que je deviens moi-même l’homme passionné ; dans le deuxième je peins ma passion elle-même, l’amour de la gloire mise dans l’utile.

1. Dans le comique je peins ou une passion, comme le Métromane, le Joueur, l’Avare, etc.

2. Ou une passion habituelle, comme le Menteur, Cathos et Madelon. Ici, il y a deux cas différents : 1° ou le protagoniste sait bien quand il cède à la passion, comme Dorante qui sait bien qu’il ment quand cela lui arrive :

2° ou l’habitude est devenue une deuxième nature, comme Cathos et Madelon qui ont tellement perdu le naturel de vue qu’elles ne peuvent plus le retrouver dans leur mémoire, faire de comparaison et, par conséquent reconnaître leur route pour la fausse.

3. Ou enfin, si je suis mauvais poète, un défaut de la tête qui n’est digne que de pitié, étant une espèce de folie. Tels sont le Distrait, l’Irrésolu, l’Étourdi, etc. J’ai renoncé à ce genre vicieux.

Reste les deux premiers. Si je donne à mon protagoniste comique la meilleure tête possible (à mes yeux), tout va encore bien. Je n’ai qu’à me passionner et me peindre moi-même. Dans ce cas cependant je leur prête ma tête qui a les habitudes de mon âme, ce dont, dans la nature, la leur s’éloigne dans la proportion où leur âme est éloignée de la mienne. Par exemple, ma tête ne va point avec l’âme de Tencin, difficulté à vaincre en peignant Chamoucy[59].

Mais si je ne lui donne pas une bonne tête (ce qui sera presque toujours puisque c’est par un défaut de la tête qu’un homme tendant au même bonheur que nous se trompe de route et nous fait rire), si, dis-je, je ne lui donne pas une bonne tête, je ne puis plus suivre le courant rapide et entraînant d’une passion, il me faut composer de pièces et de morceaux ; au reste, il semble que le profond Molière en ait usé ainsi. Il prenait tout ce qu’il trouvait dans les canevas italiens et employait ensuite tout ce qu’il avait remarqué, les anecdotes ridicules du temps, etc., etc.

Ici il me faut faire un autre point de comparaison. Dans la peinture d’une passion je me disais d’abord cette passion, à son maximum, doit-elle plaire au public ? Si oui, je commençais à peindre. Dans le courant du travail je me disais Ce sentiment est-il le meilleur possible pour peindre la passion ? Ensuite (pour le style) : ce vers est-il dans le rythme le plus convenable ?

Ici c’est tout différent : 1o il me faut déterminer à quel public je prétends plaire, me faire une idée nette de ce public ; 2o à quel degré il faut que mon protagoniste lui semble ridicule. C’est sur ce point-ci[60] qu’il ne faut pas me laisser intimider par les esprits vulgaires. Les dangers sont de deux sortes : on pourra me siffler ou me mettre au Temple. Les traits que je ferai représenter paraîtront trop forts, charge invraisemblable, ou le gouvernement, voyant ma morale trop excellente et renversant les erreurs sur lesquelles il se fonde, me punira.

Qui ne méprise pas souverainement les sifflets du jour et un emprisonnement passager doit renoncer à faire des comédies. J’ai devant moi pour me soutenir l’exemple sublime du Tartufe, où Molière a bien osé mettre les propres paroles de Jésus-Christ : « O ciel, pardonne-lui comme je lui pardonne », et cette pièce est la plus belle comédie qui existe et son plus beau titre à la gloire.

Tracer mes caractères avec la plus grande hardiesse, les faire parler de la manière la plus vigoureuse (dans leur caractère, s’entend). Ce n’est qu’ainsi, en méprisant les avis de tous les esprits vulgaires, que j’atteindrai au maximum de force et d’intérêt, quitte après tout pour faire imprimer mes pièces si on ne veut pas les jouer.

*

Ne pas me laisser dominer surtout[61] par cette idée servile que répètent tant les Laharpe, Palissot, Geoffroy et autres dandins qui veulent juger ce qu’ils n’ont jamais connu ni senti, qu’il n’y a de bon en comique que ce qui est comme Molière, en tragique comme Corneille et Racine, en éloquence comme Bossuet, Fénelon et Pascal.

Que toutes ces règles soient conclues directement par moi de mes observations sur l’âme et la tête de mes spectateurs, j’atteindrai le vrai beau et les Brutus futurs qui m’auront compris dans cinquante ans m’adoreront bêtement à mon tour.

*

Dans toute poésie (discours tendant à émouvoir) il y a deux degrés de mérite. Il faut 1o que tous les sentiments et idées de votre personnage soient naturels.

2o qu’ils soient choisis parmi tous les sentiments et idées naturels de manière à produire le plus certainement possible tel effet sur l’âme de tels spectateurs. C’est cette seconde opération que j’appelle sublimer.

Par exemple Goldoni a à un degré très élevé le premier mérite, il n’a presque pas le deuxième.

*

Les passions[62] nous découvrent une infinité de vérités sur nous envisagées d’une certaine manière.

Par nous j’entends la réunion de notre corps, notre tête et notre cœur.

Quand nous sommes avec quelqu’un et que nous trouvons tous deux notre plus grand bonheur dans la même chose, nous nous aimons l’un l’autre autant que possible.

Je dis d’une certaine manière ou sous un certain rapport, par exemple la passion de la vengeance nous fait rendre une infinité de jugements sur notre puissance. L’amour que Saint-Preux avait pour Julie lui faisait rendre une infinité de jugements sur le pouvoir qu’il avait de la rendre heureuse.

L’amour qu’un homme très aimable (dans le sens de la société) aurait pour une femme très aimable (dans le même sens) lui ferait rendre une infinité de jugements sur le pouvoir qu’il a de plaire aux femmes.

On peut donc dire que plus un homme est passionné, plus il est profondément égoïste. Mais dans le monde on entend par égoïste celui dont le but est le plus éloigné possible de celui des autres : Quand le but d’un homme n’a été éloigné de celui d’un autre, plus que l’usage ne le permet[63], que dans une action accidentelle, on dit qu’il a fait là une action d’égoïste.

Si cette disposition (état) de son âme est la plus habituelle possible, on dit voilà un parfait égoïste.

Une action égoïste prise seule est d’autant plus excusable aux yeux du public[64] que l’on peut lui faire croire que la plus forte passion possible nous animait. Il y a ici deux choses à considérer : le degré de croyance que vous pouvez lui donner (2, 3, 4, etc.)[65], le degré de force de la passion dont vous lui faites croire que vous étiez poussé.

L’usage, ou les mœurs, est un contrat social (c’est-à-dire fait avec ceux avec qui on entre en société) par lequel on est convenu de se sacrifier à tel degré au bonheur des autres.

On offense la bonne compagnie qui est ici tribunal sympathisant avec le lésé en faisant plus ou moins ce qu’on doit.

Ce contrat social nommé usage peut être plus ou moins cher. Par exemple il peut dire : vous sacrifierez 2/3 de degré de bonheur pour en procurer un degré à autrui ou (étant plus cher) vous sacrifierez un degré de bonheur pour en procurer un degré à autrui.

Chaque homme a plusieurs sortes de liens avec ses contemporains, chacun de ces liens ou contrats est plus ou moins cher.

Il est plus cher à mesure que la personne est plus près de nous.

Chercher combien aujourd’hui (1804) il y a de contrats qui lient chaque homme.

Un homme de la meilleure compagnie (car elle néglige de juger ceux qui ne sont pas de son sein) est lié

1o avec ses parents,
2o avec ses amis,
3o ensuite par un contrat distinct avec chacune de toutes les classes de la société.

Pour les contrats de cette troisième espèce la bonne compagnie est plus sévère à mesure que son degré de sympathie est plus [66], car il faut bien se souvenir que dans ces jugements c’est toujours l’amour-propre[67] qui décide seul la plupart du temps et quand il est arrêté ce n’est jamais que par la crainte d’encourir le blâme du public.

Le nombre des contrats et leur prix changent, ce me semble, à chaque siècle. Par exemple nous n’avons plus les contrats que chaque Thébain de légion sacrée avait avec son amant, que tout Chevalier avait avec son frère d’armes, que chaque mari d’Italie a de nos jour avec le sigisbée de sa femme, que chaque chevalier avait avec sa dame, etc., etc.

Tous contrats qu’on ne pouvait enfreindre sans s’exposer à une peine.

À la première vue il me semble que la réunion des gens de bon ton de chaque siècle ne se charge de veiller qu’à ce que les lois ne régissent pas, de manière que dès qu’on fait une loi sur une faute, elle n’en parle plus, et que dès qu’on supprime une loi sur une faute elle reprend ses droits sur cette faute.

Me voici arrivé à la différence de la comédie dans les républiques ou dans les monarchies.

Cependant les gens du bon ton parlent aussi des crimes (ou cas qui par les lois doivent avoir une peine) mais il me semble que c’est par curiosité.

Curiosité est le plaisir qu’on a à connaître les hommes de qui dépendent notre bonheur et notre malheur, elle suit le degré de leur influence sur ces choses.

Ici on peut bien voir l’influence de l’habitude sur une passion. Un homme qui a vécu dans le monde avec le plus de goûts dépendants de ceux qui l’entourent a fait sa principale occupation de les étudier. Supposons que cet homme ait été passionné de manière à avoir le plus grand degré possible de désir de les connaître, supposons encore que cet homme ait été passionné de cette manière depuis sa plus tendre enfance jusqu’à 27 ans, que tout à coup à cet âge il se lie par des vœux volontaires et éternels à la Grande-Chartreuse. Je dis que même là, séparé par sa propre volonté pour toujours du monde, il écoutera encore des nouvelles avec un vif plaisir. Cependant par la supposition ces nouvelles lui sont parfaitement inutiles, force de l’habitude sur une passion.

Haïr est une peine, quand nous la prenons nous voulons l’échanger contre du plaisir.

Dans nos mœurs actuelles quel est le taux de cet échange au théâtre ? On a sifflé dernièrement dans le pauvre Garçon malade un voleur qui s’introduisait devant le public dans sa chambre et qui venait lui voler une boëte.

Quelle différence le public met-il à la scène entre l’odieux qu’il doit punir et l’odieux que doivent punir les lois ?

Cléopâtre de Rodogune est bien plus odieuse que Narcisse de Britannicus, cependant on murmure en entendant Narcisse, on est prêt à le siffler ; Cléopâtre n’excite point ces mouvements de l’âme.

Tartufe ne paraît qu’au troisième acte. Il me semble que sa première scène au quatrième fatigue. Est-ce la faute du caractère ou de Molière ? La grande scène où on l’attrape ne fatigue pas, elle intéresse fort.

En nous montrant l’odieux on nous montre un des inconvénients de la vie, on nous cause un désespoir.

Borneveld qui devrait être la plus utile des pièces fatigue à voir jouer, je n’irai pas une troisième fois.

Le Vaniteux par exemple est très odieux dans la vie commune, mais c’est nous que regarde entièrement le droit et le moyen de le punir ou nous avons seuls le moyen de le punir.


Rodogune et Cinna[68] ont fait non seulement comprendre, mais sentir à Tencin des vérités dont il ne se serait jamais douté sans ces deux chefs-d’œuvre. Une comédie fera le même effet pour les vices du domaine de la comédie, mais elle n’en fera qu’en proportion que les personnages auront de bonnes têtes. Sans ça le vicieux qu’on voudrait corriger par l’exemple du protagoniste dira toujours : oh ! dans l’occasion j’aurai plus d’esprit que lui. Donc en donnant du génie à mes personnages je ferai comprendre des vérités, je les ferai sentir en proportion du degré d’émotion que je donnerai au spectateur.

C’est ici le domaine de la scenegiatura ou de l’art d’émouvoir par la disposition. Donnez le plus grand génie possible à tous vos personnages, la meilleure scenegiatura devient naturelle.

On admire les caractères de Rodogune. Ils feraient un bien plus grand effet si la scenegiatura était aussi bonne que possible.

Le spectateur en entrant à la comédie est bien d’accord de la vérité morale avec l’auteur, mais non de l’application. Voyez le Tartufe.

Pour juger du degré de bonté de la tête des auteurs, mettre aux prises les personnages du même genre qu’ils ont créés. Par exemple : Mahomet avec Catilina ou Cléopâtre (de Rodogune), Oreste avec Orosmane ou Tancrède, Valère le joueur avec Dorante le menteur. Voir ce qu’il résultera de cette comparaison.

*
J.-J.[69] Le théâtre a le défaut d’accoutumer à la vue des crimes.

Certainement Tencin ne désire pas the D. O. F. Il en pleurera sans doute, ainsi que moi, il a ce désir au même degré, eh bien ! il m’y a accoutumé. Il m’a fait raisonner juste sur un point où je n’avais jamais arrêté mes regards.

Lui, Tencin, faire raisonner juste moi ! Voilà qui me montre bien ce que je dois faire lorsque je représenterai une belle âme jointe à une excellente tête, et qui me fait bien voir dans la nature qu’il n’y a que la passion qui fasse travailler la tête.

Cette vérité (Tencin me faisant raisonner juste up T. E. Dh) me fait voir qu’en suivant la nature, mes personnages qui auront la plus belle âme avec la meilleure tête seront bien plus aimables que je ne le croyais.

Ce que dit Jean-Jacques est vrai ; lu dans mes sensations.

Jean-Jacques dit des choses assez vraies sur Molière : il se fit un modèle idéal qui était l’homme qui aurait plu le plus possible à ses spectateurs, ensuite il attaqua les vices contraires. Il chercha donc à former un homme du monde et non point un honnête homme.

J’espère que dans ce siècle pour être bien dans le monde, il faut être un honnête homme. La Révolution a dégoûté des coquins. Au reste une question si importante pour moi vaut bien que je la fasse juger. Exposons donc au public un homme aussi honnête et aussi aimable que possible et examinons attentivement la manière dont il sera accueilli.

Il est évident que la chance a tourné depuis l’an 1666 où l’on joua le Misanthrope pour la première fois (il y eut 134 ans en 1800). Que la chance ait tourné, c’est ce que l’on sent aux représentations du Misanthrope où l’on aimerait mieux être en société avec Alceste qu’avec Philinte, et le succès du Philinte de Fabre qui plaît beaucoup quoiqu’il ne soit pas très aimable.

Nous sommes donc meilleurs que ne l’étaient nos ancêtres il y a 138 ans. Les vérités qui sont entrées dans notre tête ont fait que nous sentons davantage le prix de la vertu, et que par conséquent nous la récompensons mieux. Il ne faut donc qu’avoir une bonne tête (ou bien raisonner) pour être vertueux parmi nous. Voilà comment les lettres perfectionnent les mœurs. Cela est vu dans la nature.

Quelle est la femme qui oserait se permettre le mot de Mme de Montespan sur le malheureux vieillard que son carrosse venait d’écraser (Mémoires de Caylus). Voilà le siècle que nos dévôts nous vantent pour la vertu. Rappeler cela au premier acte of the 2 Men.

Notre tête s’est-elle perfectionnée toute seule, notre âme vaut-elle mieux que celle des gens qui en 1666 tenaient à la société par les mêmes rapports que nous ?

Le nombre des belles âmes a-t-il proportionnellement augmenté depuis 138 ans ?

Qu’est-ce qu’une belle âme ? C’est celle à qui son imagination a créé des récompenses qui ne sont réelles que pour elle, et chimériques pour le reste des hommes. Elle se paie de ses sacrifices avec ce noble assignat. Elle agit toujours, comme le reste des hommes, pour son plus grand bonheur, mais son plus grand bonheur est à procurer le plus grand possible aux autres.

(Cette doctrine si vraie et si douce doit charmer nella filosofia nova.)

*

On n’est aimable aux yeux des gens que lorsque somme toute on leur procure plus de plaisir que ceux avec qui ils vous comparent.

Voilà ce que c’est qu’aimable, et pourquoi l’homme qui sous prétexte qu’il nous rendra de grands services nous blesse à chaque instant, nous fait fuir. Par exemple, supposons-nous un oncle très riche ; excellent homme au fond, qui nous fera ses héritiers, mais qui nous procure le plus de désagrément qu’il soit en lui à chacune des petites actions qui composent les trois quarts de nos journées.

Cet homme nous vexe, sa mort nous charme. Supposons à sa place un parfait égoïste, dans les actions essentielles, mais qui aurait l’habitude de nous plaire le plus possible à chaque petit événement de la vie. Que cet homme meure en nous laissant également son bien, nous le pleurerons longtemps, (tant qu’avec son argent nous ne nous serons pas procuré des jouissances qui nous semblent plus grandes que celle que sa présence nous procurait).

Voilà, je crois, ce que les gens de province ne se disent pas assez. Tout cela n’est que corollaires, mais corollaires utiles.

*

Jean-Jacques dit en parlant du Misanthrope que c’est le seul des personnages ridicules de Molière qui ne soit pas haïssable ou méprisable.

L’Avare
haïssable et méprisable.
George Dandin sont ridicules, espèce de mépris.
Arnolphe
Sganarelle
L’Étourdi
Les Fâcheux
M. de Pourceaugnac
Le Jaloux (de l’Amour peintre)
Les Femmes savantes.
Tartufe sont odieux.
Le père de l’Amour médecin


*

Il y a deux sortes de Philinte : l’odieux qui dit que tout va bien parce qu’il a intérêt que rien n’aille mieux ; le ridicule qui dit que tout va bien par paresse.

*

Un moyen de ruiner le crédit de tous les Philintes possibles et de les couvrir de ridicule. c’est d’établir fortement cette théorie : « N’en croire que les Actions ». H. A. peut me servir d’étude.

*

Jean-Jacques fait des reproches très fondés à Molière sur les caractères d’Alceste et de Philinte. Molière ne leur a pas donné une assez bonne tête. Je leur aurais mis de meilleurs raisonnements dans la bouche. Il m’importe beaucoup de trouver la vérité complète sur cette question : Peut-on donner une trop bonne tête à des personnages dramatiques ?

*

Il est singulier combien la lecture de la première partie de Jean-Jacques à d’Alembert m’a attristé. Grande leçon. Bien me garder de donner ce vernis de reproche à mes personnages aimables. Autant Jean-Jacques fait mon malheur dans ce moment-ci, autant j’étais heureux en sortant de l’Optimiste de Collin. Voilà qui est éprouvé, lu dans mes sensations, aussi vrai que possible. Je suis dans l’état où j’étais dans l’an X. Jean-Jacques m’y avait mis. Voilà donc l’effet de ce ton sur une âme très sensible. Dire cette vérité dans quelque coin de mes pièces.

*

Je viens de lire une des Contemporaines de Restif, certainement la passion y parle et avec chaleur. Malgré cela j’aurais laissé cinq ou six fois le livre à des traits de mauvais ton, si je ne désirais pas connaître les passions avant toutes choses. Il faut donc, lorsqu’on peint les passions, les montrer dans des êtres où tout ce qui ne tient pas à la passion soit parfait. Autrement le dégoût fera tomber le livre des mains du lecteur. Il faut peindre l’Apollon du Belvédère dans les bras de la Vénus de Médicis, dans les plus délicieux jardins des environs de Naples, et non un gros Hollandais sur sa Hollandaise dans un sale entresol. Les degrés de passion sont les mêmes, voyez l’effet. C’est ce deuxième mérite que ne peut pas atteindre le peintre qui ne vit pas dans le monde, il peindra bien la force de la passion, mais l’élégance, qui jointe à la passion complète le ravissement, lui manquera toujours. C’est cette divine élégance qui règne dans la deuxième églogue de Virgile.

*

De tout ce que j’ai lu, de tout ce que j’ai vu jusqu’aujourd’hui, je n’ai retenu que ce qui m’a semblé utile au talent que je veux acquérir de grand peintre de caractère. Tout le reste ne m’a été utile que par les idées que j’en ai retenues sur le champ, car des choses mêmes il ne m’en est pas resté un mot. Cela doit me servir de règle pour mes études à venir, n’en entreprendre aucune avant de m’en être bien prouvé l’utilité pour la passion régnante, car ce n’est que dans celles-là que je réussirai.

Quel profit l’homme qui veut devenir le plus grand poète possible peut-il tirer de l’étude de l’histoire ? Comment doit-il faire cette étude pour en tirer le plus grand plaisir possible avec le moins de frais possible ?

*

Voici un moyen[70] de faire les plans de mes poèmes relativement aux actions que je fais faire aux personnages. C’est de bien m’assurer par des anecdotes certaines du point au delà duquel l’éducation et les qualités que l’homme apporte en naissant ne peuvent pas le porter. De manière que je puisse dire de toutes les actions qui passeront cette limite : elles sont hors de la nature.

Cela fait que je pourrai composer mes caractères de tels matériaux qu’il me plaira et les faire agir naturellement, c’est-à-dire suivant leur intérêt tel qu’ils le verront, ayant eu soin dans la composition de mes caractères de n’y mettre que des éléments qui doivent produire nécessairement telles actions que je sais devoir faire telle impression sur le public.

Or il est possible que les actions des hommes n’ayant de bornes que l’impossibilité physique, les choses qui passaient pour horribles chez chaque nation, y ayant été cachées par ceux qui se les permettaient et ignorées ou celées par les historiens, il est naturel que si nous nous en rapportons aux historiens, ces choses n’ayant été racontées que par un petit nombre d’entre eux, nous les croyions rares dans la nature.

Il peut arriver que si nous ne voyons ces abus que dans une époque de la vie du monde, nous en concluions que cette époque est la pire de toutes.

Voici le fait qui a donné lieu à cette réflexion (Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, tome IV, page 143) :

« La discipline militaire (en Prusse) était si sévère qu’elle réduisait de mon temps beaucoup de soldats au désespoir. Il s’était établi entre eux une maxime affreuse ; ils se disaient les uns aux autres que le mieux était de mourir, mais que pour ne pas aller en enfer en se tuant eux-mêmes, il fallait assassiner quelque enfant que par là on envoyait au paradis (conséquence absolument naturelle de la religion chrétienne, et suivant laquelle on ne devrait chercher qu’à avoir des enfants, et à les tuer sitôt après le baptême), et ensuite aller se dénoncer soi-même, et que de cette sorte on avait le temps de demander pardon à Dieu avant d’être conduit au supplice. J’en ai vu beaucoup qui avaient adopté cette monstrueuse doctrine. Frédéric… défendit à tout prêtre d’approcher des criminels coupables de ces homicides. »

Ce fait est raconté par Thiébault qui sur cet article a la physionomie la plus véridique possible.

Les pages 144, 145 et suivantes de ce quatrième volume contiennent deux anecdotes, (le général percé de cinquante balles, le soldat français conspirateur), dont la deuxième est la plus intéressante que je connaisse. Lorsque je veux avoir des exemples d’un caractère et en chercher le maximum dans la nature, le chercher dans les histoires d’un pays où ce caractère ait été nécessité par les obstacles.

La grande vérité du tous contre un de la Boétie, sentie par Frédéric, IV, 172.

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Espiègle, étudier un Coceei dont parle Thiebault IV, 189.

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Effets de l’amour chez la princesse Amélie de Prusse qui aimait le baron de Trenck, les plus forts possibles, ils ne mouraient ni l’un ni l’autre parce qu’ils espéraient de se revoir. Beau et neuf sujet de roman à remplir par une femme. IV, 212.

Voilà le plus beau sujet de roman qui existe. Si jamais j’avais l’envie d’en faire un, l’entreprendre. Deux volumes in-8, narration mêlée de lettres. J’y vois [la] peinture d’un amour au maximum des deux côtés, dans une position neuve. Peinture d’une cour que je puis supposer aussi spirituelle que possible, moyen de faire détester le despotisme aux femmes et cela dans un des plus grands despotes qui aient existé, le superbe caractère de Frédéric II, à peindre par des actions.

*

Vingt motifs différents[71] peuvent conduire à la même action, dit Mante. Les historiens nous apprennent bien que telle action a eu lieu, mais les motifs qui y ont poussé les acteurs ? Il est presque impossible de les savoir d’une manière certaine.

Voilà la différence d’un simple canevas à une comédie où l’on voit sortir les actions des caractères. Pour connaître le caractère d’un homme par ses actions il faut découvrir dans ses actions le motif qui l’a fait agir. Nous ne cherchons à connaître son caractère que pour savoir comment il en agirait avec nous s’il avait occasion de vivre avec nous. Or aux yeux d’un homme clairvoyant une action isolée ne nous découvre que très peu le caractère de celui qui la fait. Cinquante traits sur un homme ne nous apprennent pas grand chose, tandis que seulement deux exposés avec les motifs qui l’ont fait agir, ses indécisions, ses combats nous le font connaître.

*

Jusqu’ici j’ai été obligé de revenir de bien des estimes. C’est que j’étais avide de trouver dans la nature le grand dont j’avais la tête pleine, et qu’ensuite j’estimais les gens sur leurs actions sans en rechercher les motifs. Je voyais une action parfaitement conforme à ce que je croyais la Vertu, je croyais celui qui la faisait vertueux.

Mais j’ai sous les yeux un exemple qui doit me guérir. Rouget qui déclamait contre la tyrannie et contre…[72] m’avoua un jour ingénuement sur le pont des Tuileries qu’il sentait que tout gouvernement lui déplaisait également (il m’annonça cela aussi clairement que je le rapporte ici, mais en termes bien moins passionnés). Il trouve Lafond détestable, il entre dans ses défauts, il les détaille, etc… Vous croiriez qu’il sent. Point. Son âme ne comprend pas seulement la tragédie, mais Lafond a offensé sa vanité à Montpellier.

N’estimez donc plus les gens sur leurs actions, mais sur les motifs qui les auront déterminés.

(Le commencement de ce cahier est très bon. Sur les matières entrevues dans les deux pages qui précèdent, il y a une grande découverte à faire, voir nettement les idées et les souvenirs. Brumaire 14.)

*

Il me semble que Molière n’aurait presque pas vieilli s’il avait donné de la noblesse au langage de ses personnages. Il me semble que le style de M. de Choiseul dans ses Mémoires ne vieillira pas. Il me semble que le style du Menteur est moins barbare que celui du Misanthrope et du Tartufe.

Vérifier cela et donner à tous mes personnages cette qualité de la tête, de parler le plus noblement possible. Le seul inconvénient est moins de vérité, défaut qui ne sera plus aperçu dans soixante-dix ans d’ici, et qui me fera un mérite auprès de mes contemporains. Je puis espérer en donnant du génie à mes personnages et un langage le plus noble possible de parvenir à la comédie la plus durable.

*

Je lis[73] dans la Bibliothèque Britannique des extraits de la Philosophie de l’esprit humain, ouvrage publié à Londres en 1792 par Dugald-Stewart et où se rencontrent beaucoup des choses que j’ai découvertes il y a un mois. Cela prouve leur vérité. En général le froid génie de l’observation est bien plus propre à faire des découvertes dans l’homme que l’être passionné tel qu’Henri B. Il faut cependant remarquer que le froid philosophe ne sait plus ce qu’il dit lorsqu’il veut analyser ce qu’il n’a jamais senti. Je ne crois pas que je fasse jamais de grandes découvertes dans l’analyse des sentiments ordinaires de l’homme. Ce n’est pas mon génie, mais je puis décrire les sentiments que j’ai éprouvés, analyse qui sera neuve.

Au reste Steward est un des hommes que je dois lire avec le plus d’attention. J’y retrouve mot pour mot ma description de la manière de composer des Corneille, Raphaël, Molière. À lire Mme de Staël qu’il cite avec éloge, et il avait raison, il paraît qu’elle a senti de fortes émotions.

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J’écrivais il y a deux mois : La tragédie développe une action, la comédie un caractère. Approfondir cela.

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Machiavel dit : « Plus on réfléchit sur une entreprise dangereuse, plus on craint de la poursuivre. » L’espoir du plaisir pousse à quelque entreprise, on n’en voit pas d’abord tous les dangers, peu à peu on les aperçoit et la crainte du danger vient à l’emporter sur l’espoir du plaisir.

Voir Brutus (dans Shakspeare) parlant de l’intervalle qui s’écoule entre le projet, et l’exécution d’une conspiration.

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Alfieri[74] a voulu, dans ses tragédies, n’admettre que les seuls personnages indispensables, il a voulu qu’ils eussent chacun une passion motrice qui, quoique diverse, fût également chaude, agissante, importante et que tous les personnages fussent de telles manières disputant entre eux, qu’il en résultât des suspensions terribles et des révolutions très émouvantes et très chaudes.

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Faire un chapitre[75] sur les rencontres théâtrales où je répondrai complètement à ces questions :

1o qu’est-ce qu’une rencontre théâtrale ?

2o combien d’espèces en trouve-t-on dans la nature de la tragédie ?

3o combien d’espèces dans celle de la comédie ?

(Exemples. Dans la comédie : Tartufe embrassant Orgon, le Métromane reconnu par son oncle. Dans la tragédie : Mérope reconnaissant son fils.)

*

Je suis aux Français à côté d’une jeune femme. On donne Andromaque. Mlle Duchesnois joue Hermione. Il est possible que la jeune femme la sente beaucoup mieux que moi, poète. Elle, qui s’est vue méprisée par un homme qu’elle aimait et importunée par un autre, s’attache à Hermione, reconnaît ses sentiments et éprouve ceux que le poète a voulu faire naître dans le spectateur. Moi, poète, j’admire combien les sentiments sont naturels, bien exprimés, je cherche s’il y aurait quelque chose de mieux à faire sur les mêmes sentiments. Analysant toutes les beautés, sensible aux plus petits défauts, je ne suis point ému.

Les plus fortes émotions que j’aie éprouvées au théâtre depuis deux ans sont celles que je sentis dans Hamlet lorsque Talma tourna la tête vers sa mère, celle que je sentis lorsqu’il entra en scène.

L’émotion que Monvel me faisait éprouver lorsqu’il disait avec le plus grand sang-froid mêlé de quelque peu d’amitié :

Je n’ai pas encor dit tout ce que je veux dire.

Il suit de là que les autres trouvent des émotions au théâtre, je n’y trouve que des instructions et toutes celles que j’y éprouve sont presque en fonction de ma gloire.

J’ai beaucoup de plaisir lorsque je crois avoir fait beaucoup de bonnes observations. Je me retire mécontent lorsqu’il me semble n’en avoir fait aucune d’essentielle.

J’ai été de tous temps très sensible aux adieux, je me souviens encore des larmes abondantes que me firent répandre dans mon enfance certains adieux du marquis, je crois, et de Nadine dans les Mémoires d’un homme de qualité.

Les plus fortes impressions que m’ait fait éprouver la comédie dans ces deux dernières années sont celles que j’éprouvais dans l’an XI aux représentations du Barbier de Séville et celle que m’a donnée en l’an XII l’Optimiste de Collin. Celui-ci fut comme une douce rosée répandue sur toute l’âme.

Il faut donc distinguer les émotions que j’éprouve comme homme sensible et comme poète. Ces deux hommes sont bien différents. Le Tartufe, à l’exception de la scène de la brouille entre les deux amants au deuxième acte lorsque je l’ai vue jouée par Fleury et Mlle Mars, ne m’a jamais fait d’impression, tandis que le Barbier m’en a fait beaucoup.

Dernièrement le Philinte, la première fois que je l’ai vu jouer m’a fait une forte impression d’admiration comme poète, et ne m’en a fait aucune [comme] homme sensible.

Pour me faire impression à cette heure il me faudrait des ouvrages faits par un dieu.

La plus forte impression que j’aie sentie comme homme sensible depuis deux ans en lisant des tragédies est celle que m’a fait éprouver dans Cymbeline, Guiderius je crois avec Arviragus et… Et ce dernier lorsqu’il va enterrer Fidèle.

*

En général j’ai beaucoup plus senti la terreur et l’admiration, que la pitié.

J’en reviens toujours là, rien n’est assez parfait pour m’émouvoir.

*

L’art de la comédie ne consiste pas, ce me semble, à faire faire des choses extraordinaires au protagoniste, mais à rendre au spectateur, très aimables ou très haïssables, mes auteurs d’actions qu’il voit faire chaque jour dans le monde, cela en montrant les motifs qui les poussent.

Deuxièmement à montrer les vicieux malheureux et les vertueux heureux.

Je sens bien que le : Qu’il mourût d’Horace et que le : Moi de Médée, donnent un léger sentiment de terreur. Mais le duc de Guise tout puissant qui dit à son assassin : « Ta religion t’enseigne à m’assassiner et la mienne à te pardonner », cette réponse est sublime et excite un sentiment exactement contraire à celui du : Qu’il mourût.

*

Ce que je trouve de remarquable dans le roi Frédéric, c’est la ferme volonté avec laquelle il semble avoir fait toutes ses actions, quelques peines qu’elles lui coûtassent. Voilà en quoi je dois l’imiter. Pour cela prendre l’habitude de ne penser jamais qu’à ce que je fais. Voilà l’habitude la plus nécessaire à mon bonheur que je puisse prendre. Lorsque j’ai bien envie d’aller à la comédie et que cependant il faut que je travaille, il y a un sûr moyen d’affaiblir la tentation. C’est de ne pas penser aux détails de la comédie, de concentrer toute mon attention à ce que je fais.

*

Voici un bon trait caractéristique de courtisan à mettre en scène ou le plus fort possible du même genre, pour peindre le caractère de Chamoucy : (Souvenirs de Berlin, 1, 290). Dans un régiment de hussards il y avait un brave soldat bien exact à tous ses devoirs, mais qui ayant plus de soixante et dix ans déplaisait au général (colonel) parce qu’il lui semblait déparer le rang par ses cheveux blancs et ses rides. Cet homme avait une femme presque aussi âgée que lui, et ils se soutenaient l’un et l’autre par le moyen de leur fils soldat au même régiment et qui faisait chambrée avec eux. Le général ayant fait tout au monde pour envoyer le vieux soldat aux Invalides et n’ayant pu y réussir résolut de l’y contraindre par le malheur en le privant de son fils, son unique soutien. Il l’envoya au roi, pour le mettre dans ses gardes.

Ce jeune homme envoya à ses parents de l’argent que le roi lui avait donné pour acheter une montre. Il plut au roi qui le fit son valet de chambre.

Quand le général sut la bonne fortune du jeune soldat, il eut la lâcheté et la bassesse de venir en féliciter ses parents : « C’est moi, leur dit-il, qui lui ai procuré cette place, etc… »

M. le général craignait que le jeune homme ne le desservît en parlant des persécutions dont son père avait été l’objet.

Voilà une excellente anecdote en ce qu’elle détrompe le public du vernis de grandeur et de vanité heureuse qui environne ordinairement les courtisans. Ce récit est plus touchant dans cette bête de Thiébault parce qu’il y présente à l’imagination du spectateur les bases des jugements dont la conséquence est de s’attendrir.

Voilà un des grands secrets de l’art dramatique : une anecdote très touchante mais dite sans développements ne touche que les gens à forte imagination. J’ai observé cela au théâtre pour le rire, le vers qui explique le ridicule est toujours très applaudi. C’est peut-être pour cela que Molière explique toujours ou souvent la même chose en trois ou quatre vers consécutifs et présentant la même chose sous des images différentes.

Voilà la raison pour laquelle lorsque je ne pense pas à ma santé je me porte beaucoup mieux que lorsque j’y réfléchis. Grande règle pour les enfants. Ne pensez pas à votre santé, quand vous êtes malades soignez-vous le plus exactement possible.

*

Je viens de lire les Femmes savantes ; comme artiste, les caractères m’ont paru bien soutenus, et seulement trop bavards. Mais comme homme sensible cette comédie ne m’a pas du tout intéressé. Cela vient je crois de ce que j’ai l’esprit trop éclairé pour un tel ridicule. Il me saute aux yeux d’abord, il me fait mal au cœur, après cela le poète prêche un converti. Ce défaut du sujet existerait quelque bien que Molière eût fait sa comédie. Mais les caractères sont-ils aussi forts que possible ? Il me semble que non. Les caractères sont faibles parce que tous ces gens-là ont l’air d’être des sots, d’avoir des têtes trop vides, ensuite ils sont beaucoup trop bavards, et dans ce qu’ils disent ont rarement le rythme de la passion.


Je relis la plupart de mes cahiers[76]. Je les trouve remplis de choses communes, mais peut-être elles ne me paraîtraient pas si simples si je ne les avais pas laborieusement découvertes.

Je vois qu’à l’avenir je n’écrirai que the word lui-même ou des anecdotes.

Ils m’ennuient et me rendent triste.

*

En lisant des descriptions[77] de caractères, tu t’es figuré que tu étais ce que tu avais envie d’être. C’est l’effet d’une sympathie très vive.

Dans le fait tu es toujours le même. Tu ne sais pas feindre.


Il me semble[78] qu’aucune âme de celles qui se sont découvertes au public n’a senti l’admiration dans toute sa force et dans toutes ses nuances, comme celle de Corneille.

L’âme de Corneille aimant l’admiration par-dessus tout, elle va à l’aveugle pour la produire. C’est vraiment le poète sublime.

M’accoutumer à ne plus employer ce mot, que dans son vrai sens qui est celui-ci[79].

En observant mes sensations avec la même attention en lisant Racine, je trouverai peut-être qu’il est le poète de l’anxiété comme Corneille celui du sublime.

*

Un titre (Georgicorum) de Didot excitait mon admiration, je me suis mis à l’analyser. À l’instant j’ai senti venir l’inquiétude d’auteur (est-il ou n’est-il pas bon ?) et j’ai senti que le vif plaisir de l’admiration était passé.

Voilà une grande difficulté dans la composition. Peut-être le moyen de la lever est-il de se livrer davantage à l’instinct, et de ne pas tout juger à mesure que l’on compose.


Baërt dit[80] que les mœurs de la grande société sont les mêmes partout, et ne sont nulle part celles de la nation. Ce qu’elles gardent des mœurs nationales n’est presque pas imitable dans la comédie. Une fois parvenu à ces mœurs les miennes seront donc presqu’également bonnes dans toutes les grandes villes.

*

Je sors de Phèdre[81] by M[élanie]. J’apprends à me figurer tout un public se trompant, et par conséquent le jugement d’un seul homme valant mieux que celui de deux mille. Mais seeing M[élanie] abandonnée by Leases, Little, and all her friends, but Seym[our], j’ai pensé que même at Paris, she did care well perform and not be applauded, j’ai pensé que dans l’état de complication où est la société, le sentiment naturel n’était presque plus écouté. Cette pensée se trouve juste en l’approfondissant. Avant que les applaudissements de chaque homme entrassent dans le commerce sociai, il n’était conduit que par son sentiment, mais depuis, pour suivre cet exemple, que la gloire du théâtre est vantée, analysée, que la littératuromanie en a fait un des grands ingrédients de toutes les conversations, l’applaudissement de chaque homme est devenu matière commerçable. L’auteur ne doit donc plus compter sur le sentiment naturel, et il doit intriguer pour faire applaudir même ce qui est bon.

Prendre garde en examinant la vérité de cette observation, de ne pas me laisser entraîner par les phrases de sentiment et de style académique qu’on ne manquera pas de m’opposer.

Il y a beaucoup de choses pour lesquelles l’histoire n’est pas assez détaillée, et où par conséquent elle ne peut nous offrir aucune lumière.

*

Utilité des mémoires[82] (à propos de ceux de Besenval), les tyrans sachant que leurs actions les plus secrètes seront connues de la postérité oseront se livrer à moins d’infâmie. D’ailleurs ils sont plus instructifs que l’histoire. Quelle dissertation sur l’état de courtisan sous Louis XVI, vaudrait mieux que l’histoire du duel de M. d’Artois avec M. de Bourbon ?

*

L’échelle du mérite[83] de l’acteur, comme celle du mérite de l’auteur, est dans le cœur du spectateur. Il faut que l’acteur voie le sentiment que les vers doivent produire et que sa déclamation cherche à le produire, que chaque trait de son corps, que chaque mot concoure à donner ce sentiment. Voilà pourquoi il est utile à l’acteur de connaître la décomposition, l’analyse des passions.

Dans le dialogue il faut que les acteurs concourent. Par exemple les deux vers suivants doivent produire l’image de l’instabilité du cœur humain, la pitié et un triste retour sur nous-même :

Il ne reste donc plus du grand vainqueur de Troie
Que la plaintive Électre à sa douleur en proie…

S’il y a dureté dans grand vainqueur de Troie, loin d’être touché de sa chute elle nous venge.

*

Sortant de George Dandin[84] qui, quoique mal joué à l’exception de la servante Claudine et du domestique Lubin, m’a représenté l’œuvre du grand Molière, son attention à ce que tout soit comique et profond et en général à comiquer tout, les choses nécessaires à sa pièce par les moyens les plus forceurs en apparence, disposé à goûter la peinture profonde des caractères, même manquant d’agrément, je lisais avec plaisir Caleb Williams de W. Godwin qui me paraît avoir cette qualité, je suis tombé volume III, page 58, sur cette phrase : « Si la fidélité et l’honneur étaient bannis de chez les voleurs où est-ce qu’ils (la fidélité et l’honneur) trouveraient un refuge sur la terre » ? qui me paraît devoir faire éclater le rire ; l’homme profond, l’homme à imagination et expérience rit des données comiques d’un caractère. Ce sont de telles saillies que Molière recherche et qui déterminent le rire universel d’une grande assemblée. Il faut que les saillies soient naturelles, autrement on voit l’auteur qui plaisante.

*

Grande bamboche[85]. Mante et moi allons à sept heures chez Mme Cormic. Nous brûlons d’abord un verre de rhum. Nous nous laissons tenter et buvons du rhum brûlé, du punch et de l’eau-de-vie brûlée jusqu’à minuit. Mme Cormic nous chante « …et le curé la perce et le curé la br..le, etc. M. Baux, c’est qu’il n’avait pas son v… là là landera, lon la, etc… »

Je viens me coucher et lis Philoctète : ce matin (13 Frimaire XIV) je vais à la promenade de neuf à une heure. Nous déjeunons avec six œufs.

Je vais pour la première fois par son abonnement au spectacle. On jouait Philinte, la même pièce qu’on jouait le 31 décembre 1804, le premier jour that I did see her.

La sentinelle m’arrête, je soutiens que je n’ai pas pissé, le premier caporal me condamne, on me mène au corps de garde, on s’attroupe, vient un officier qui me délivre.

Je vois pour un instant M[élanie] with Baux, the Saint-Gervais comes in, je sors after an half hour.

*

Je lis une dissertation sur Philoctète[86], je trouve le style le comble du ridicule. Je crois lire Geoffroy vantant l’empereur. Partout de l’emphase, une fausse dignité, de l’embarras dans la phrase, quelque chose qui ne va pas. Je tourne le feuillet et je vois que cette dissertation est du P. Brumoy. Elle n’était pas ridicule de son temps. Le style français s’est donc corrigé des défauts que je lui reproche, il a acquis plus de netteté, de simplicité, et par là de force.

  1. Les cahiers de la filosofia nova commencés en messidor XII [juin-juillet 1804] se trouvent au tome 24 des manuscrits de Grenoble cotés R. 5896. N. D. L. É.
  2. Messidor XIII, à Grenoble. Notes relevées sur les couvertures des cahiers I et II. N. D. L. É.
  3. 20 messidor XII [9 juillet 1804].
  4. Fin des notes relevées sur la couverture. N. D. L. É.
  5. Cette pensée isolée datée du 5 messidor XII [24 juin 1804] est sur un feuillet perdu au tome 24 des manuscrits de Grenoble cotés R. 5896. N. D. L. É.
  6. Messidor XII [juin-juillet 1804].
  7. Pour le style profiter de la p[ensée] 326 de V[auvenargues], montrer d’abord les contradictions infinies, sans me décider, édifier ensuite.
  8. 4 messidor XII [23 juin 1804].
  9. Image : idée du rouge.
  10. Conception : idée du son, des odeurs, du dur et du mou, du goût.
  11. 5 messidor XII [24 juin 1804].
  12. 11 messidor XII [30 juin 1804].
  13. 11 messidor XII.
  14. Suivent des listes de passions, des états de passion, des habitudes de l’âme vertus, qualités, vices, défauts, etc.

    N.D.L.E.

  15. 17 messidor XII [6 juillet 1804]. Guérissons-nous de la timidité. Tullia.
  16. En blanc dans le manuscrit. N. D. L. É.
  17. J’ai nommé images 1o les idées qu’on peut voir directement comme colonnade du Louvre ; 2o celles qui sont réveillées par le souvenir d’une idée venue par un des quatre autres sens, comme le bruit d’un coup de fusil ou son souvenir me fait voir l’homme qui le tire.
  18. 20 messidor an XII [9 juillet 1804].
  19. Pour compléter cette liste prendre le dictionnaire Gattel et en classer attenant chaque mot.
  20. Les sens ne perçoivent jamais qu’un état d’un objet à la fois. C’est à la mémoire, à l’imagination que…
  21. 20 messidor an XII.
  22. 12 messidor XII [1 juillet 1804].
  23. 22 messidor XII [11 juillet 1804].

    Souvenirs agréables, styles, gens sans souvenirs, incapables de sentir le style.

  24. Par un autre chemin. Cette phrase rappelle les souvenirs les plus riants et les plus délicieux, à cause des jardins anglais des environs de Milan où j’ai eu les plus doux plaisirs, et où il m’est arrivé après mille détours que je suivais avidement, comme me menant à quelque chose de nouveau, de me retrouver à une statue, à un bosquet déjà connus.

    Combien seraient contraires les sentiments d’un homme qui, dans une nuit d’angoisse, cherchant sa femme enlevée, par une pluie battante, dans une nuit de décembre, ou cherchant éviter des gens d’armes qui le cherchent pour le mener à la mort, aurait suivi avidement un chemin comme le rapprochant du ravisseur ou l’éloignant des gendarmes, et, après deux heures de peines, verrait qu’il s’est éloigné de sa femme ou rapproché des gendarmes. Bien réfléchir à tout cela voilà tout le secret du style en vers et en prose, de la peinture, etc. Etendre cette idée suivant plusieurs exemples.

    (Note ajoutée en brumaire XIV : « T’is much true. »)

  25. En marge de cette page un nom : Brissot, de qui la lecture avait sans doute fourni le motif de ces réflexions.

    N. D. L. É.

  26. 1 thermidor XII [20 juillet 1801].
  27. 25 prairial XII (Marengo) [14 juin 1804].
  28. 26 prairial XII.
  29. Hobbes dit : passion.
  30. Le rire avec soubresaut : oui. Car il y a le sourire de Talma lorsqu’il dit :
    J’étais né pour servir d’exemple à ta colère.

    Dans le sourire il a les dents serrées (voir le tableau du juge). Le sourire annonce toujours une douce satisfaction, même celui de Talma, même celui du Juge. Oreste pense : enfin, je serai délivré du tourment d’espérer et de voir à chaque instant, mes espérances trompées. Je suis arrivé au comble du malheur, je n’ai plus rien à craindre. Le juge se dit : N’est-ce que çà ? il ne sourit pas dans le moment de la pointe de la douleur, il jette un cri, un moment après compare la douleur sentie à la douleur redoutée, et trouvant la première moindre il se voit délivré du tourment de craindre. Il sourit donc par la conception d’un bonheur.

    Ce sourire nous peint les affreuses douleurs qui ont précédé le supplice, le reste du corps nous peint les douleurs actuelles. Ce tableau du juge nous montre donc une douleur présente qui est à nos yeux le maximum des douleurs, et il nous fait concevoir une douleur passée encore plus grande. Le sourire est donc toujours signe de plaisir.

  31. Je change à ma manière le style de Hobbes.
  32. Hobbes dit passion.
  33. Le livre dit : sortir. Deux manières de ressortir : ou à les leur faire mieux voir ou à leur montrer que les autres le voient mieux.
  34. 1er messidor XII [20 juin 1804].
  35. 15 messidor XII [4 juillet 1804]. Malade.
  36. Mais n’y aurait-il point plusieurs passions conduisant au même signe ?
  37. Non pas absolument, mais du plus haut degré de perfection du siècle.
  38. Ces choses qu’il croit être existantes, et non celles qui existent réellement. Toutes ses passions s’appuient sur les vérités de sa tête qui souvent sont des faussetés.
  39. J’ai une bien triste obligation à mes parents, c’est de prendre toujours dans mon premier mouvement les noms de passion : orgueil, vanité, amour-propre, en mauvaise part. Tâcher de me guérir de ce préjugé qui nuit infiniment à mes plus doux plaisirs, jetant pour un instant un vernis d’odieux sur les personnes que j’aime le mieux quand je discerne ces passions si naturelles dans elles. Je n’aurais pas ce malheur si mes parents avaient lu Helvétius.

    Maladie morale à guérir en moi. Mauvaise habitude de la tête qui vexe l’âme qui a changé et qui l’inspira autrefois.

  40. Suit un fragment de Clizia copié sans commentaires.

    N. D. L. É.

  41. Je viens de relire le chapitre du bon ton d’Helvétius. Il est mauvais et son style d’une élégance froide, sans trait, sans physionomie et offensant la vanité.
  42. 22 messidor XII [11 juillet 1804].
  43. Il est très comique (on ne trouve cela que dans le haut comique) de montrer le protagoniste tordant (pliant, viciant) les sensations qui lui annoncent les vérités qui le détromperaient du bonheur après lequel il court. Est-ce toujours par une erreur que nous sommes malheureux ?
  44. Ou ne veut pas dire ici qui est.
  45. Terme de vigneron.
  46. 22 brumaire XIII [18 novembre 1804].
  47. 10 thermidor XII [29 juillet 1804].
  48. 18 messidor XII [7 juillet 1804].

    As-tu ménagé la vanité ce matin ?

  49. Predicanti d’umanità e di libertà, schlavi nel core, e qualche velta mica umani.

    Scritti in itallano dal Revermo, valendmo, e dottmo Cadi, tradotti dal Beyle.

  50. A la suite de ces réflexions Beyle a écrit sur son cahier un petit recueil de « locutions poétiques », puis deux pages du Voyage en Égypte de Denon. N. D. L. É.
  51. 25 prairial XII [14 juin 1804].
  52. 24 mai 1806, jour de mon départ de Marseille pour Orgon, Vaucluse, Gap et Grenoble.
  53. 15 thermidor XII. [3 août 1804].
  54. 20 messidor XII [9 juillet 1804].
  55. Bilon était un médecin de Grenoble qui avait un fils condisciple d’Henri Beyle. N. D. L. É.
  56. Stendhal avait d’abord écrit « plus ou moins ridicule selon que la vanité du siècle sera… » Il corrige et ajoute en note  : « Écrire toujours ainsi. La phrase que j’efface est dans le goût du siècle 18e. Celle que je substitue est plus claire et par la plus forte, mais il faut moins de finesse pour la comprendre. » N. D. L. É.
  57. 1. 23 messidor [12 juillet 1804](en lisant dans mes sensations).
  58. 4 thermidor XII [23 juillet 1804].
  59. Chamoucy, personnage des deux Hommes, pièce à laquelle Beyle travaillait. N. D. L. É.
  60. 4 thermidor XII.
  61. 6 thermidor XII.
  62. 7 thermidor XII.
  63. L’usage est le niveau général auquel la meilleure compagnie rapporte tout. C’est les Mœurs.
  64. Me régler dans mes pièces sur mon excellent public.
  65. 10 est toujours le maximum.
  66. En blanc dans le manuscrit. N. D. L. É.
  67. Amour de soi, intérêt et non pas vanité, amour-propre est toujours employé par moi dans le sens de cette phrase.
  68. 17 thermidor XII [6 août 1804].
  69. Jean-Jacques Rousseau.
  70. 18 thermidor XII [6 août 1804].
  71. 19 thermidor XII.
  72. En blanc dans le manuscrit. N.D. L. E.
  73. 20 thermidor XII [8 août 1804].
  74. 21 thermidor XII.
  75. 22 thermidor XII.
  76. Grenoble, 6 messidor an XIII [25 juin 1805].
  77. 27 vendémiaire XIV [19 octobre 1805].
  78. 19 vendémiaire XIV [11 octobre 1805].
  79. After Cinna, 19 vendémiaire XIV.
  80. 29 vendémiaire XIV [21 octobre 1805].
  81. 4 brumaire [26 octobre 1805].
  82. 4 brumaire.
  83. 22 brumaire XIV [13 novembre 1805].
  84. 12 frimaire XIV [3 décembre 1805].
  85. 12 frimaire XIV.
  86. 13 frimaire.