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Pensées d’un paysagiste

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Pensées d’un paysagiste





À J. de Blanzay.


Si tes deux mains sont pleines de vérités, ne laisse échapper que les vérités consolantes.


Les règles générales ne ressemblent-elles pas aux grandes routes qui poudroient sous les mille pieds des troupeaux aveugles.


Le siècle fourmille de vieux enfants las qui répugnent à la fatigue de penser. Déploie un rouleau d’images, ou chante-leur des chansons.


On associe un peu trop aisément la misère et le génie : la misère est une rude couveuse ; pour un œuf enchanté qu’elle a fait éclore, combien en a-t-elle écrasés !


La conscience : petite lanterne sourde que la solitude allume dans la nuit.


Le vin, l’argent, la gloire : sources de trois ivresses difficiles à bien porter. Bon an, mal an, vous avez rencontré cinq ou six buveurs de belle compagnie ayant le bourgogne ou le bordeaux galant homme ; dans l’espace d’un demi-siècle, peut-être deux ou trois riches que leur fortune ne grisait pas, à l’aise dans leurs millions comme une grande dame dans sa toilette : pour la troisième ivresse, si, dans le cours de votre existence, vous avez connu un seul demi-dieu pouvant aspirer les arômes du cigare magique sans être étourdi par ses bouffées capiteuses, montrez-le-moi, je vous prie ; — que je mette un genou en terre.


Si vous faites la part de l’organisation d’un homme, de son éducation, du milieu social où l’ont jeté sa naissance ou le hasard, et si vous daignez réfléchir à la somme d’énergie nécessaire au lutteur engagé dans cette passe terrible de la vie, vous serez parfois effrayé de la grandeur morale de certains personnages que l’histoire oubliera, et vous trouverez dans l’intimité de votre cœur une indulgence sans bornes pour les faiblesses de tant d’autres.


Connaissez-vous le pic, l’oiseau grimpeur habillé de vert, qui creuse son nid à coups de bec dans les arbres de haute futaie, les chênes ou les hêtres de nos forêts d’Europe ; l’oiseau farouche, inquiet, bizarre, qui rit dans la pluie et qui pleure quand le ciel est bleu ? Quoi qu’en dise la belle phrase brodée de M. de Buffon, ses œufs ne sont pas verdâtres comme sa robe de noces, mais blancs de neige, à coquille lustrée comme la porcelaine fine, afin d’être visible à l’œil de la couveuse, dans la cavité profonde où s’abritent les nouveaux mariés.


Ne trouvez-vous pas le bon sens ridicule et la raison stupide, quand le cœur est en jeu ?


A quelques lieues de Paris, le chemin de fer passe à travers un cimetière. A la vue des cyprès et des pierres blanches fuyant aux deux bords de la route, on se demande : A quoi bon marcher si vite pour en arriver là ?


Au fond des plus belles proses on trouve souvent un poète défleuri, qui, d’un œil mal essuyé, contemple son ancienne couronne de Nanterre.


La valeur d’un écrivain se mesure à la somme de pensées qu’il remue dans un siècle.


La vieille bouche stridente de Voltaire, soufflant une bise froide qui roula tant de feuilles sèches, dit moins de choses que la lèvre pincée d’Erasme.


Le chemin de ceinture a creusé un long tunnel sous la colline du Père-Lachaise. J’ignore jusqu’à quel point la taupe industrielle a le droit d’établir ses galeries souterraines sous la ville des morts. Une voie de fer, installée sous mes vertèbres, me semble une violation de sépulture. Il y a solution de continuité entre mes os et le centre du globe. Le propriétaire du dessus n’a-t-il pas droit au dessous ? Au nom de ma concession à perpétuité, je réclame. J’ai ma pudeur funèbre et me crois mal enterré.


Comme l’algèbre, le merveilleux a sa logique ; c’est un petit monde à part, un paradis terrestre hanté par de rares adeptes qui se grisent d’azur et de rosée. Une fausse note dans cette assemblée d’élite est d’une discordance aussi terrible que le cri rauque d’une perruche à travers une belle phrase de Mozart.



Il y a gens d’esprit et gens d’esprit. Que de frelons passent pour abeilles ! Heureux qui sait cueillir les sommités fleuries !


Laisser croire qu’on a des idées rapporte souvent plus que d’en avoir.


S’il est des femmes qui spiritualisent la chair, il en est d’autres qui bestialiseraient le génie.


Nous ne sommes créés ni pour les grandes douleurs, ni pour les joies trop grandes… une pluie fine réjouit les œillets et les tulipes, et ne fait qu’en raviver les couleurs ; une averse brise les tiges et couche les plus belles fleurs dans la boue.


C’est au pays de l’oiseau-lyre, dans la chaude contrée des arômes, parmi les riches bouquets d’îles formés par des récifs de corail, que vivent en bande les grands paradisiers. Le somptueux faisceau de leurs plumes subalaires les oblige à courir des bordées contre le vent pour ne pas froisser leur costume de cérémonie. Quand ils ont le bonheur de prévoir assez tôt les brusques ouragans des tropiques, ils s’enlèvent comme une fusée volante bien au-dessus de la ligne des nuages, et laissent passer la tempête en promenant leur fantaisie dans les plus hautes régions de l’éther. Ils attendent que la paix soit rétablie sur la terre pour descendre dans leurs forêts parfumées. Leur robe-parachute est magnifique d’ampleur. Mais si, trop enivrés par les amandes fraîches des muscadiers, ou simplement attardés par une légitime folie d’amour, ces pauvres rois de l’air sont surpris par l’orage sous les arbres serrés de la Polynésie, le luxe de leur toilette devient pour eux un embarras terrible ; ils s’enchevêtrent en aveugles dans les lianes et les menues branches, et les indigènes les abattent d’une flèche, ou les prennent à la main sans blessure. C’est alors que commence leur supplice : dans l’intérêt des plumes, pour conserver tout son lustre à l’oiseau rare, on lui brûle les entrailles vives ; puis on expédie dans le creux d’un bambou le merveilleux défunt aux belles filles d’Europe et d’Asie. Ce riche supplicié ne fait-il pas songer aux bien-aimés poètes qu’une pensée malencontreuse engage trop avant dans la mêlée contemporaine ? Planez dans l’azur, ô poètes ! laissez aux prosateurs la rude besogne qui veut de longues bottes et des balais à grands manches. Platon, le divin penseur, rendait pleine justice à votre charme souverain, mais il comprenait que vous gêniez la manœuvre : pleurez vos souvenirs, chantez vos espérances ; mais, pour Dieu ! ne descendez jamais dans la désolante ornière du présent.


La langue française, si pauvre pour les écrivains qui la connaissent peu, n’est-elle pas d’une richesse inouïe pour le virtuose qui laisse à point tomber son doigt sur la note précise de l’immense clavier ?


Les bons vers sont comme les bons vins, ils gagnent à vieillir.


Il est de pauvres gens qui ont le malheur de tout comprendre.



Pourquoi s’étonner du grand nombre des ingrats ? Donner de bonne grâce est si rare ! Aux mauvais semeurs, la récolte des ronces.


Belle pensée de Tertullien : Notre impossibilité de concevoir Dieu nous donne une idée magnifique de sa grandeur.


Hygiène morale, santé du cœur.


Autrefois le rat de moulin, le rat d’église, le rat d’égout vivaient à l’aise, chacun dans son domaine ; la civilisation moderne les oblige à cumuler, à se disputer le royaume étroit des ténèbres, pour ne pas mourir de faim. Pas un pauvre petit coin du monde qui n’ait son inspecteur ou son éclairage au gaz !


Si vous avez eu le génie de Richelieu et la féconde astuce de Mazarin pour vous édifier un trône, il vous est permis d’être grand comme Louis XIV.


Ne lisez Montaigne qu’à cinquante ans, quand vous aurez le torse enveloppé de chaude flanelle, le ventre au feu, les pieds sur les chenets, dans une chambre bien close et bien capitonnée, lorsque la première bise d’hiver fouette les vitres et fait songer aux pauvres errants sur les routes. Montaigne est la prose d’Horace. Son livre est le bréviaire des vieux gourmets au cœur sec, hommes d’expérience aimant à siroter la vie par petites gorgées et tenant à jouir pour tous les centimes que renferme une pièce d’or quand ils consentent à la dépenser ; livre écrit en beau français, soit ; et pour notre langue un des plus riches filons du XVIe siècle ; je l’avoue ; mais livre des vieux, évangile des égoïstes.

Est-ce bien le même homme qui a écrit une si belle page sur l’amitié ?


Les grands poètes de la Grèce antique sont nés sous une mauvaise étoile :

« Eschyle a le crâne brisé par une tortue tombant du ciel.

— Euripide est dévoré par la meute d’un roi de Macédoine.

— Sophocle est traîné comme un vieux fou devant l’Aréopage par ses enfants irrévérencieux. »


Les historiens qui blâment Julien l’Apostat trouveront toute naturelle la conscience méridionale de Henri IV.


Panthères et léopards ont une robe d’étoiles ; mais le tigre est zébré de grandes zones ; il n’a jamais été tigré. On aura confondu, dans nos premières ménageries, les rois et les reines de la race féline, et l’usage aura religieusement consacré l’erreur populaire.


Dans les belles années de votre jeunesse, à quatorze ou quinze ans, vous avez rencontré sans doute en voyage une charmante ville haute abritée par de vieux châtaigniers coquettement étagés sur ses pentes, et se mirant de loin dans un fleuve tranquille, empourpré des lueurs du matin. Aux derniers plans du paysage, comme un fil d’araignée jeté dans la brume d’or, la courbe d’un pont suspendu mariait deux collines. Le soleil printanier vous envoyait ses rayons, comme une pluie de joie ; toutes les cloches étaient en branle, l’orgue chantait et le vent tiède et parfumé vous apportait des lambeaux de musique sacrée. Des enfants roses jouaient au seuil des portes ouvertes. De jeunes femmes à longues robes cheminaient vers l’église, et les petites vieilles, proprettes et réjouies, laissaient épanouir de belles rides maternelles sous les amples tuyaux de leurs bonnets à barbes de neige. Quoique étranger, vous vous sentiez chez vous. La bienvenue rayonnait sur tous les visages, comme une sainte lumière des cœurs. Depuis, vous avez vu bien d’autres villes, plus grandes ou plus célèbres ; mais la première est restée comme une vivante image incrustée dans votre souvenir. Plus tard, vous avez voulu la revoir ; vous l’avez longtemps cherchée sans pouvoir la retrouver. Vous ne saviez plus son nom : « Était-ce en France, ou sur un versant d’Espagne ? N’était-ce pas une cité flamande, une riveraine de la Moselle ou du Rhin ? Peut-être au pied des Alpes la retrouverais-je ? Je me rappelle une fraîche voisine de Saint-Gall, de Lucerne ou de Glaris. » Mais non ; vous perdez votre peine. Les années passent, et votre souhait… vous finissez par ne plus y songer. Vous vous étiez dit pourtant : « Si j’entendais prononcer le nom de cette ville, je la reconnaîtrais. » Un jour, par hasard, un indifférent répète devant vous ce nom-là ; vous tressaillez : c’est bien elle. Des syllabes identiques vous ont frappé l’oreille. La ville est tout près de vous. Vous avez passé cent fois près d’elle sans le savoir ; c’est au plus à quinze ou vingt lieues. Vous y courez en toute hâte ; en route, vous écoutez chanter en sourdine dans votre cœur l’orchestre magique des lointains souvenirs. Enfin, vous entrez dans la ville de vos rêves ; mais vous ne la reconnaissez plus. C’est bien elle, pourtant ; voici le mail, le pont là-bas, le clocher, l’église, rien n’y manque ; mais le ciel est gris, le fleuve sale, les arbres rouillés, les gens rogues, les chiens maussades, les enfants déguenillés et pleurards. « Quel changement ! dites-vous ; est-ce possible ! c’est une erreur, sans doute. » Pauvre homme ! Toi seul as changé.


Les robes jouent un assez grand rôle dans notre existence d’homme. Lorsque percent nos premières dents, que nous bégayons nos premières syllabes et que nous essayons notre premier pas en trébuchant, notre petite main s’accroche à une robe, la robe de la jeune et gracieuse femme que Dieu fit notre mère. Elle, tricotant nos bas ou brodant nos vestes futures, va tout droit son chemin sur le haut tapis des salons ou le sable fin des allées, n’osant détourner la tête pour ne pas décourager nos efforts…, mais son cœur a des yeux. Elle est un écho de nos moindres mouvements. Elle chemine heureuse… l’enfant grandira… et peut-être un jour sera Duguay-Trouin, Pétrarque ou Vélasquez ; — elle est la mère d’un homme qui doit dompter la mer ou conquérir des âmes.— Au printemps de la vingtième année, le frôlement d’une robe éveille une tempête en nous ; nos oreilles tintent, nos yeux se troublent ; quelque chose nous prend à la gorge et paralyse nos paroles ; avec quelle joie nous verserions tout le sang de nos veines pour un seul pli de cette robe qui passe ! — Et plus tard, quand nous avons vu soixante et quelques fois s’effeuiller la cime rougeâtre des marronniers, que l’heure est venue de quitter la scène, que nous nous sommes couchés pour passer bientôt par cette petite porte basse ouvrant sur les grandes régions inconnues ; alors, si à notre oreiller nous entendons le bruit d’une robe qui veille, nous savons qu’une belle main pieuse est là pour clore nos paupières. Cette suave pensée nous console presque de mourir, nous aide à passer doucement, à nous éteindre comme la dernière lueur d’un cierge béni, qui se fond dans un flot parfumé de cire blanche.


J’aime le sourire des gens graves. Quand je vois s’entr’ouvrir la bouche discrète des penseurs, je me souviens des riches floraisons répandues sur les calmes étangs des bois : trèfles d’eau, sagittaires, nymphaeas, villarsies. Les enfants qui passent ne se doutent pas des longues racines chevelues qui plongent aux abîmes ; ils n’aperçoivent que la fleur suave éclose des profondeurs.


Pour marcher dans l’histoire, quel guide préférez-vous, de Jules ou de Henri ? L’un vous prend la main comme à un enfant, et, témoin ému de vos rires et de vos pleurs, vous promène haletant à travers les comédies ou les drames du passé ; l’autre est froid et fatigant comme un procès-verbal : ce sera l’Anquetil des races futures ; on l’achète pour meubler sa bibliothèque, mais on l’ouvre peu. Il me semble que la Muse sévère de l’histoire n’interdit pas les manifestations de la vie ; flammes visibles ou feux couvants, tous les vrais historiens sont passionnés. Hérodote est grand-oncle de l’Arioste ; Thucydide, un peu cousin de Tyrtée ; et Tacite frère de Juvénal.


Il est des heureux qui naissent pour aimer, d’autres pour être aimés.


Pourquoi saluez-vous le corbillard qui passe, conduisant un mort que vous n’avez jamais connu ? les opinions varient : les Pharisiens disent : « Bon voyage ; il ne pourra plus nuire : morte la bête, mort le venin ; » les chrétiens : « S’il a eu des torts envers moi, j’en ai eu peut-être à son égard : je lui pardonne ; » les masses, raisonnant peu, mais souvent fort éclairées sans le savoir, obéissent à une pensée plus haute, saluent, à son entrée dans une autre vie, un être d’un ordre supérieur, et tirent simplement leur casquette à l’immortalité de l’âme.


A notre époque, les acteurs comiques, injectés d’atrabile, succombent à des accès de folie noire, tandis que les préposés aux pompes funèbres meurent souvent de pléthore alcoolique, exhilarés, épanouis ; leur dernier soupir est un éclat de rire.


Entre les aveugles-nés et les aveugles par accident la différence est grande ; aux derniers seuls la douleur. Ils ont joui de la lumière, ils savent ce qu’ils ont perdu, tandis que les premiers marchent au milieu d’un paradis terrestre qu’ils ne connaissent que par ouï-dire ; ils ne peuvent soupçonner les splendides paysages que chaque aurore éclaire pour les voyants.


Les êtres qui n’ont jamais aimé ressemblent aux premiers aveugles.


Les coloristes naissent au pays du soleil ou de la brume : Vénitiens ou Flamands ; Titien et Véronèse, Rubens et Van Dyck. La lumière des uns est-elle plus riche, plus grasse, plus ruisselante, plus égale, plus légère, plus subtile, plus aérienne ? chacune a son caractère et sa beauté. Ce sont des lumières sœurs, sous des latitudes extrêmes. L’une est comme un rayonnement du vrai soleil ; l’autre semble jaillir de l’âme, du foyer divin qui éclaire l’artiste noyé dans les ténèbres des basses régions humides.


Le plus riche héritier des belles traditions de la grâce antique, le grand maître de la Renaissance, Jean Goujon, n’a jamais copié ni imité la Grèce. Il l’a comprise, il l’a aimée, se l’est assimilée dans son ardent amour, et, devenu créateur, il a laissé des œuvres qui vivent, et qui vivront tant qu’un soleil se fera gloire de les éclairer. Il a retrouvé le charme souverain de la beauté païenne dans l’harmonie de ces corps suaves qui savent chanter aux yeux. C’est un frère de Prud’hon et d’André Chénier.


Les serments se prêtent, mais ne se donnent pas : ce qui explique leur grand nombre.


Toutes les religions sont bonnes ; la plus belle des raisons ne vaudra jamais la suprême douceur de croire à quelque chose.


Jusqu’à présent personne n’a pu me prouver que Dieu n’existait pas : donc j’y crois.


Les artistes n’ont pas la folie de vouloir plaire à tout le monde. Ils savent bien qu’ils travaillent pour des groupes similaires, des voyants organisés comme eux, mais qui, ne sachant ni sculpter, ni peindre, se glorifient d’un frère supérieur réalisant son œuvre dans l’harmonie de leurs pensées.


Chacun a ses pauvres. Pour moi, je donne de préférence à ceux qui me plaisent ; c’est injuste pour ceux que j’oublie à regret : j’aime à penser qu’ils pourront plaire à d’autres.


J’aime peu les avocats. Quand on veut me prouver quelque chose, j’ai l’habitude de m’en aller.


De son vivant donner son nom à une rue de Paris, représente chez nous le comble de la gloire : rue Rossini, rue Auber, rue Lamartine. Alfred de Musset et Théophile Gautier, qui pourtant ne se ressemblent guère, mais tous deux d’une distinction si rare, obtiendront-ils jamais cette sanction municipale ?


Les choses les plus graves, les plus belles, les plus saintes, ne se prouvent pas, mais se révèlent : nous comprenons l’amour en aimant, la charité en donnant, la foi en croyant.


Après cette vie terrestre, où donc irai-je ? Où sont allés ceux que j’aime. Le reste m’importe peu.


Quand la poésie se met à la queue d’un parti politique, elle se dégrade. De souveraine, elle descend au rôle de servante. La princesse éblouissante devient Peau d’Ane. Et pourtant notre cœur devrait être un abîme d’indulgence pour les poètes, ne fût-ce que par gratitude pour les saintes joies qu’ils nous ont données dans leurs jours de lumière.


Au printemps dernier, j’ai pu voir un papillon sortant de sa chrysalide comme de l’étui d’un éventail. D’abord étourdi et comme ébloui par le grand jour, il se traîna gauchement sur le sol, étirant ses ailes gommeuses, agglutinées, collant au corps comme une robe de soie chiffonnée ; mais le soleil eut bientôt fait de lui sécher les ailes, et, comme une flèche, il disparut dans un rayon du matin. Après son départ, l’intérieur de la chrysalide garda longtemps ses couleurs : bandes de pourpre, stries d’azur et points d’or.— En songeant à cette chrysalide et aux riches empreintes qu’y avait laissées le splendide pèlerin du ciel, je me souviens des cœurs où l’amour a passé.


On a comparé les hommes qui changent d’opinion à des girouettes qui tournent ; ceux qui n’en changent pas, à des girouettes rouillées qui n’obéissent plus au vent. Nous voilà donc rangés dans une de ces deux catégories : nous sommes des pantins ou des ganaches ; dure alternative.— Tous les changements sont fort honorables quand ils n’ont pas eu l’intérêt pour mobile. Mais qui le saura ?


Au Théâtre-Italien, ne comprenant pas les paroles, j’écoute simplement la passion qui chante, et me laisse aller en pleine eau, sans contrainte, au courant du grand fleuve harmonique. A l’Opéra, c’est autre chose, je souffre presque toujours d’entendre notre belle langue française si cruellement martyrisée par un ténor pour l’émission facile de sa note à effet. Est-ce un jargon de Savoie ou d’Auvergne ? Je pars désappointé, ne pouvant endurer plus longtemps un tel supplice de l’oreille.


L’oiseau qui n’a pas encore brisé la coquille de son œuf peut-il se douter par avance des magnifiques paysages qu’il verra défiler dans son vol, lorsque, obéissant au libre gouvernail de ses ailes, il s’en ira tout en joie par le ciel, saluant au miroir des rivières la frémissante image des chênes et des hêtres dont les hautes cimes verdoient mêlées à des rougeurs d’aurore.— Pour l’inconnu d’une autre vie, nous sommes l’oiseau dans l’œuf, hermétiquement clos : impossible de rien voir au travers. Mais nous avons des pressentiments, et plus nos pressentiments sont riches, plus notre intelligence est grande.


Un positiviste peut être un honnête homme, mais, assurément, il est affligé d’un cerveau étroit : il peut savoir beaucoup ; avec la patience des taupes souterraines, il peut creuser, pour une certaine classe de curieux, de profondes galeries d’érudition, mais il n’invente rien. L’imagination lui manque, et le goût et le sens critique. Dans mes jours gris, j’ai eu le malheur d’en connaître quelques-uns : pas une lueur dans leur physionomie, pas une inflexion reposante dans leur timbre de voix.


Les grands prosateurs sont presque aussi rares que les grands poètes.



Mahomet et Napoléon Ier, deux génies essentiellement pratiques, commencèrent par épouser des femmes très riches, toutes deux veuves et plus âgées qu’eux.


Pourquoi tant de veuves se remarient-elles, et si peu de veufs ?


J’ai connu des gens polis comme des notaires, paraissant discrets comme des confesseurs, qui, dans le geste ou dans les mots, n’avaient rien de compromettant si on venait à parler d’une femme absente, mais leurs yeux s’éclairaient d’une lueur singulière et devenaient bavards comme des crieurs publics.


O sainte hypocrisie du cœur, sois mille fois bénie, comme la clef d’or ouvrant le paradis des songes ! Sans toi les chemins fleuris où nous guide sûrement la main d’une femme courageuse ne seraient qu’une voie semée d’épines et de ronces : les mauvaises nouvelles écartées, les créanciers apaisés, les courants d’air étouffés dans les froids corridors, le gibier cuit à point, le café noir saisi dans son arôme, les pantoufles des petites habitudes chaudement fourrées de cygne, tous ces riens enchantés constituant la seconde moitié de la vie, à qui les devons-nous ? Nous serions de grands ingrats de ne pas le reconnaître.


Les plus hautes cimes sont éclairées les premières par le soleil qui se lève et retiennent les dernières lueurs du soleil qui s’en va : images des peuples providentiels, à l’aube et au déclin de leurs destinées.


Les gens acclimatés dans la douleur sont dépaysés dans les joies. Que, par une rare fortune, une seule fois dans leur vie, ils aient le malheur d’être heureux, ils cèdent à la secousse ; ils passent brusquement comme d’un rêve dans la mort, sans transition, avant d’avoir bien compris la prospérité qui les tue.


Quelques chirurgiens, qui m’ont tout l’air de mauvais plaisants, s’étonnent de ne pas trouver l’âme au bout de leur scalpel, en fouillant le cadavre : c’est la chercher quand elle est partie.


Les artistes, constamment préoccupés de l’expression du beau, vivent dans un monde à part, dans une haute région, leur vrai domaine, où, sans mot dire, d’un geste, d’un regard, les initiés se comprennent, comme dans une franc-maçonnerie tacite des intelligences.


Bien écouter, bien marcher, deux qualités rares… chez les artistes dramatiques.


On sort toujours plus grand d’une promenade au Louvre. Quand on a pu saluer dans leurs œuvres Léonard de Vinci, Rembrandt, Titien ou Raphaël, on a vécu quelques instants dans la famille des grands esprits. Au déclin du jour, on les quitte à regret, et, du fond des galeries, les divins maîtres vous accompagnent longuement de leurs regards placides et de leur indéfinissable sourire ; et souvent la nuit heureuse est toute peuplée de beaux rêves, grâce à leur radieux souvenir.— Je sais une éminente artiste du Théâtre-Français qui, chaque semaine, fait pieusement au Louvre un pèlerinage de deux ou trois heures.


Les carpes aiment la boue, la truite les eaux limpides. Ainsi dans le monde moral : à chacun son élément, ce qui tue les uns fait vivre les autres.


Se trouver à l’aise dans la compagnie des hommes supérieurs indique une supériorité, et réciproquement : un être inférieur y sera gêné comme une oie fourvoyée parmi des cygnes.


L’homme, fils de la femme, est illogique, et souvent bien plus qu’elle.


Don Juan, c’est Chérubin grandi, l’adolescent fait homme, le rêve réalisé… Il ne doit pas vieillir.



Si vous dépassez une petite moyenne de vertus, attendez-vous à être traités comme de grands criminels ; exemples : Socrate, Jésus-Christ, Jeanne d’Arc.


Les grands poètes sont les plus clairs : une merveilleuse lucidité dans l’ordre des idées, la plus rigoureuse précision dans le choix des mots feront éternellement vivre Homère, Virgile et La Fontaine, que lisent les enfants et que se font relire les vieillards, à l’aurore des impressions, aux dernières lueurs de la pensée.