Jersey (Lemoyne)

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Notes de voyage
Jersey





À M. Alfred Didot, Directeur de La Chasse illustrée.


Si quelques détails relatifs à la faune ou la flore de Jersey vous paraissent de nature à intéresser quelques-uns de vos lecteurs, veuillez faire accueil à ces notes rapides, crayonnées au hasard de mes impressions quotidiennes. Vous n’y trouverez pas sans doute le caractère technique par lequel se distinguent certains spécialistes, explorateurs autorisés de la zone équatoriale ou des régions polaires, dont l’oiseau, la plante ou le poisson inédit se présentent hérissés d’un si formidable appareil d’arêtes, de plumes ou d’épines, qu’on renonce très volontiers à faire leur connaissance. Je ne vous donnerai que la vérité simple en propos quelque peu décousus.

Du lièvre, n’en cherchez pas dans l’île. J’en ai mangé pourtant, et de fort bon, à la Pomme d’or ; mais assurément ce lièvre avait navigué, sans doute après décès, sur un des magnifiques steamers qui font le trajet régulier de Granville et Southampton. Un insulaire d’un âge vénérable m’a raconté n’avoir souvenir, dans sa longue existence, que d’un seul lièvre vivant aperçu un matin dans une éclaircie de luzerne. Le bruit s’en répandit comme une traînée de poudre, et ce jour-là, après la chasse à courre, le nombre des compétiteurs réclamant la bête fut si considérable qu’on dut en appeler au tribunal (ici la Cour se nomme cohue, détail entre parenthèses). On ne dit pas si le corps du délit fut attribué au tribunal, et si les juges furent aussi spirituels que ceux de La Fontaine, qui rendirent une décision si prompte afin de l’avaler fraîche (l’huître, s’entend). A Jersey, la chasse est nulle. Elle ouvre le 1[super]er[/super] octobre et ferme le 1[super]er[/super] février ; mais en temps de neige les gamins et les braconniers parcourent la campagne, malgré les plus expresses prohibitions. Ce qui met un frein à leur esprit d’aventure, c’est la défense faite par les plus petits hobereaux de chasser sur leurs terres, sous peine de justice et de mort pour les chiens contrevenants. Depuis plusieurs années les imprimeurs de Saint-Hélier font de très bonnes affaires, eu égard aux nombreuses annonces interdisant la chasse, dans presque tous les journaux. Un propriétaire dénué de mansuétude dépense chaque année en frais d’impression plus d’argent que ne vaudrait tout le gibier de son île. Exceptons quelques lapins égarés çà et là dans les maigres garennes. Il y a quelques jours, le maire (connétable) d’une paroisse et quelques notables habitants furent condamnés à l’amende pour avoir tué deux ou trois lapins sur un terrain vague et de vaine pâture, qu’un personnage irascible de la même paroisse prétendait lui appartenir à titre féodal. Pas de vignes ni de champs de sarrasin pour remiser cailles et perdrix ; on n’en trouve plus ; on ignore à quelle époque elles ont disparu, et par une singularité curieuse, de mémoire d’amoureux, on n’a jamais entendu chanter le rossignol. Portbail et Carteret ne sont pourtant qu’à cinq ou six lieues, mais jamais le nightingale n’a jugé à propos de franchir la distance. Pourquoi ? Mystère. Si on expliquait tout, la vie serait en prose. En revanche, j’ai prêté l’oreille à une fort belle grive, la grande musicienne qui, branchée dans les vieux ormeaux de Saint-Clément, se faisait entendre de fort loin, mêlant ses notes riches et puissantes aux mugissements des taureaux et génisses épars dans les gras pâturages, tandis que sur la côte le flot montant battait les roches déchiquetées qui font à cette région de l’île une ceinture de granit rouge et noir offrant l’aspect d’une grande ville incendiée enfouie dans un cataclysme sous-marin. Dans les jours calmes, quand les soleils tombants empourprent ciel et mer, il manque pourtant quelque chose à cette harmonie rustique et un peu sauvage des soirs : un son d’angélus à la voix lente et grave. Pas une seule des douze paroisses n’a le religieux bonheur de tinter la salutation de l’ange. Le culte de la Vierge n’est pas reconnu. La poésie du recueillement n’y trouve pas son compte. Chaque soir, en revanche, un coup de canon proclame militairement le coucher du soleil. A propos de la race bovine, je dois dire qu’elle s’est conservée sans mélange. Tout étranger à cornes faisant mine de reproducteur est abattu sur quai sans rémission. La race est restée aussi pure qu’au temps du roi Guillaume.

Des corbeaux et des pies à discrétion ; peu de geais, de difficile approche, et quantité d’oiseaux de proie, sans compter leurs correspondants à faciès humain, rappelant, comme dans les Travailleurs de la mer, les coriaces navigateurs de contrebande qui, après avoir opéré un certain nombre d’années leur bonne petite traite des noirs, achèvent paisiblement leurs vieux jours avec de fine laine fourrée dans leurs sabots de patriarche. En général les hirondelles sont parties avant l’ouverture de la chasse, autrement on les fusille sans pitié sur le bord de la mer, sans aucun respect pour l’oiseau béni. Les amateurs s’en accommodent parce qu’elles sont grasses. Le coucou, qu’on appelle ici le héraut du printemps, arrive et déloge de bonne heure. Les tourterelles n’apparaissent qu’en mai et partent fin septembre. Depuis vingt ans on n’a guère vu que deux ou trois loriots rendre visite aux cerises. Parmi les oiseaux passant quelquefois l’hiver à Jersey, on peut compter le mûrier, becfigue au plumage de feu, à petite cravate blanchâtre, qui se perche toujours à la cime des buissons et d’une vaillance en amour à rendre des points à messieurs les pierrots et à mesdames les tourterelles.

En mettant le pied sur le continent, j’ai rencontré un armateur de Saint-Waast-la-Hougue, M. Edmond l’Évêque, grand disciple de saint Hubert. Pour le tir en bateau, j’en connais peu de sa force. Il m’a fait hommage d’un magnifique grisard tué dans la tempête, et, à ma rentrée dans notre bonne ville de Paris, j’ai fait préparer mon palmipède par M. Delesalle, de la rue Saint-Dominique, un artiste qui vous présente ses nombreux défunts, à ailes tendues ou repliées, dans les attitudes de la ruse, de la crainte ou de la colère, avec un tel respect de la vérité, qu’on se demande s’il n’aurait pas vécu lui-même dans la plume de ses nombreux sujets. Ceux qu’il expose dans son musée m’ont paru si vivants après décès, que s’ils venaient à renaître ils seraient, je crois, surpris et charmés de leur toilette définitive, spécimen vraiment pittoresque de leur bonne grâce ou de leur farouche aspect.