Pensées de toutes les couleurs/S’ILS N’ÉTAIENT PAS MORTS/Francisque Sarcey

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 225-228).


FRANCISQUE SARCEY

(1827-1899)



Il aurait quatre-vingt-quatre ans…

L’Oncle est devenu le grand-oncle, et aussi, et surtout le grand-père, car, à tous ses neveux de jadis, il préfère ses petits-enfants d’aujourd’hui. Il les doit à l’heureuse union de sa fille avec un homme de lettres, qui est aussi un brave homme de lettres. En voyant ses petits enfants autour de lui, Sarcey se souvient du vers de l’Aventurière qu’Émile Augier met dans la bouche de don Fabrice, promettant à son père :

Pour lui tirer la barb… des petits-fils ingambes,
Pour lui tirer la barbe et lui grimper aux jambes.

Elle est de neige aujourd’hui, cette barbe ; mais l’homme est resté vert et solide. Le végétarisme rigoureux auquel il se soumet depuis bien des années a assuré à ce vieux normalien une vieillesse anormale. Vigueur de corps et vigueur d’esprit, il a tout conservé à un âge où ceux qui ont la bonne (ou la mauvaise) chance d’arriver n’offrent d’ordinaire qu’un lamentable spectacle.

Sarcey va toujours au théâtre ; Sarcey aime toujours le théâtre ; Sarcey envoie régulièrement au Temps sa « copie » d’une écriture menue, menue, presque indéchiffrable, pour les non initiés. Seulement, au lieu de l’envoyer tous les samedis, il ne l’envoie que tous les quinze jours. Il partage avec son gendre le rez-de-chaussée dramatique du lundi.

Chacun d’eux a sa semaine, et, à vrai dire, ils sont tous deux tellement imbus du même esprit, nourris de la même moelle intellectuelle, ils ont tellement l’un et l’autre le même goût, les mêmes sympathies, les mêmes aversions, le même tour d’idées et de style que souvent c’est la signature seule qui fait la différence. Collaboration touchante, d’ailleurs, et qui prouve entre le beau-père et le gendre un accord dont la rareté augmente encore le prix.

Mais la joie de Sarcey, sa grande joie, le dernier et éclatant rayon de sa vieillesse, ce sont les Annales, les chères Annales, aujourd’hui en plein triomphe. Si sa fille et son gendre en sont les grands prophètes, il en est, lui, le Jupiter olympien.

En ce temple de la rue Saint-Georges, asile des saines traditions françaises, Sarcey trône comme un dieu paternel et bienveillant. Littérateur dans l’âme, il respire délicieusement cette atmosphère littéraire ; appréciateur des grâces féminines, il goûte un plaisir journalier à être entouré de ce peuple de jeunes « cousines » pimpantes, gaies, vives, et dont l’intelligence s’éveille si gentiment à toutes les sensations d’art…

Oui, Sarcey a une belle fin de vie. Il ne regrette pas les années passées, les années où, dans son petit hôtel de la rue de Douai, il donnait les célèbres déjeuners où l’on arrivait à une heure vague, où les mots d’esprit remplaçaient souvent les côtelettes absentes, où les jeunes auteurs venaient pour se faire bien voir du maître et les belles théâtreuses pour se faire bien voir des jeunes auteurs…

Aujourd’hui, Sarcey a passé toute la journée à l’Institut des Annales. Après déjeuner, il a lu et somnolé un peu. À cette heure-ci, il assiste à une conférence. Je l’aperçois à sa place réservée, dans la vaste loge, près la petite scène. Il est assis dans une pose familière, les deux jambes largement écartées, les mains appuyées sur sa canne et le menton appuyé sur les mains. Un rayon de soleil, tombant de la verrière, éclaire sa tête solide, aux cheveux courts et drus. Un sourire de béatitude voltige sur ses lèvres. Il se rappelle le temps lointain de ses conférences à la salle des Capucines ou à la Bodinière… Et, après avoir tant et tant parlé devant tant d’auditeurs, il est heureux de se sentir l’auditeur de quelqu’un qui parle pour lui…