Pensées et Impressions/Introduction

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Texte établi par Jules Bertaut, E. Sansot et Cie (Petite Collection “Scripta brevia”) (p. 5-12).


INTRODUCTION



Voici un petit flacon d’essence beyliste où l’on s’est efforcé d’enfermer les principales idées chères à Stendhal ainsi que les leit-motivs favoris avec lesquels s’accordait le mieux sa sensibilité. Et ce serait, à coup sûr, un projet des plus impertinents si tout le monde ne connaissait d’avance la limite exacte de ces sortes d’entreprises : chacun sait que, quelque vaste et varié que soit un esprit, il est toujours possible de l’emprisonner en cent pages, mais l’on devine aussi ce qu’un lecteur de bonne foi doit surtout chercher dans ces cent pages, bien moins une sèche compilation incapable d’inciter son sens critique ou de justifier son admiration qu’un motif de rêve ou d’analyse, qu’un rappel des anciens développements d’un auteur de chevet, qu’un point de départ pour des discussions futures. D’aucuns ont même voulu en faire un tremplin pour des exercices plus graves encore, et, parmi eux, s’est rangé Stendhal lorsqu’il a écrit quelque part : « J’aime beaucoup les recueils de pensées morales, même médiocres ; elles me font faire une espèce d’examen de conscience. » La différence, c’est que les pensées morales n’ont ici rien de médiocre puisqu’elles sont signées Henri Beyle, et, qu’au demeurant, ce sont bien moins des « pensées morales » que des impressions toutes personnelles, des notations d’une sensibilité aigüe qui cherchait surtout à satisfaire sa passion de curiosité sans vouloir la traduire en maximes affiliées à un système de morale ou de philosophie.

La pensée de Stendhal a ceci de particulier, en effet, qu’elle demeure toujours, même lorsqu’elle tend à l’objectivité, l’expression d’un sentiment tout personnel, né la plupart du temps d’une simple sensation. Si l’on excepte les années de début où Beyle s’est trouvé presque entièrement sous la domination d’une certaine école de philosophes, on peut dire que, pendant tout le reste de son existence, il a bien moins pensé par son cerveau que par ses sens. Et c’est bien là, semble-t-il, qu’il faut voir l’originalité même de ces impressions. Elles sont moins des états de la mentalité que des états de la sensibilité, et, s’il arrive parfois que quelques-unes sont nées à la limite des deux influences, il sera facile d’apercevoir qu’au fond elles sont surtout ordonnées par les facultés sensibles de leur auteur.

Cette sensibilité si riche et si profonde, dont il souffrait si fort, à vingt ans, de ne pouvoir traduire toutes les manifestations, c’est elle qui fait proprement le charme et la valeur de certaines de ces impressions. C’est parce que nous savons qu’elles ont été ressenties telles quelles, que nous connaissons l’horreur de Beyle pour l’affecté, son amour pour le naturel, cet amour qui a fait dire à Barbey d’Aurevilly qu’ « il aimait le naturel comme certains empereurs romains aimaient l’impossible, » que nous les goûtons vraiment dans leur amplitude, les sachant vraies de toute vérité, quelles que soient leur outrance ou leur bizarrerie.

Cette outrance, n’est-ce point, du reste, l’effort constant de sa nature agitée, débordante, toujours frémissante au premier choc, toujours prête à amplifier la sensation, ne sachant contenir ni son enthousiasme ni ses haines, les portant brusquement au paroxysme, leur donnant même des apparences de paradoxe dans la joie de les avoir découvertes et dans l’enthousiasme un peu naïf à les afficher ?…

Et quant à la bizarrerie qui toujours le hanta et dont on trouvera des exemples dans les impressions et maximes morales de ce petit livre, je tiens qu’il faut y voir une des multiples manifestations de cette horreur du bourgeois qui, plus tard, devait affecter si profondément Flaubert et qui, parfois, secouait tout entier Stendhal comme elle secouera Baudelaire. Constatons aussi que sa personnalité était capricieuse et instable, son humeur déséquilibrée, qu’il ne conservait jamais en face du spectacle humain l’impassibilité, qu’il était en toutes choses passionné, partant injuste, prompt à l’enthousiasme comme au dénigrement, au mensonge comme à la loyauté.

Cette humeur un peu inquiète donne à certaines de ses pensées une apparence de contradiction qui déroute celui qui ne connaît pas l’esprit bizarre et imprévu de Stendhal. Mais n’est-ce point la rançon de qui est plus asservi à ses sens qu’à sa raison ? Et ce manque d’harmonie n’est-il point aussi la cause d’un manque de diversité ? Parcourez les opinions de Henri Beyle sur l’amour, sur les femmes, sur l’homme, sur l’Italie, sur ses compatriotes, vous apercevrez qu’elles ne sont que des paraphrases ingénieuses d’une ou deux idées qui reparaissent à satiété sous mille formes différentes. C’est que ces idées sont essentiellement des nuances de sentiments qu’affectionne surtout Stendhal, qui font corps avec lui, qu’il n’a peut-être même jamais discutées et qu’il reflète inconsciemment sur tous les sujets qu’il aborde. Le véritable psychologue aurait honte de laisser deviner quelque chose de sa propre personne à travers des observations qu’il voudrait surtout scientifiques, c’est-à-dire objectives. Stendhal, au contraire, en observant choses et gens, fait toujours beaucoup plus le tour de lui-même qu’il ne fait le tour des hommes ou des événements. Et comme sa personnalité n’est pas diversifiée à l’infini, il arrive que l’on a tôt fait de la connaître dans tous ses ressorts.

Ne croyez point, cependant, qu’il doive en résulter pour le lecteur quelque monotonie. Rien d’aussi constamment amusant, au contraire, que la pensée de Beyle, d’abord parce que toujours sincère, étant toujours vraie, puis surtout parce que de premier jet. Nulle tartufferie d’âme qui cherche à se voiler, nul détour hypocrite pour ne pas nous choquer, nulle pudeur à dissimuler ses marottes ou à éteindre ses vices. L’affreux pédantisme lui est inconnu, et, s’il est contraint, parfois, d’employer un ton dogmatique pour exprimer certaines vérités morales, son ingéniosité parvient toujours à éviter le ton grave. Il est malicieux toujours, et, s’il est aussi amusant, c’est qu’il est lui-même très amusé. La vie lui apparaît comme un spectacle infiniment curieux à travers lequel il passe et repasse, ne se lassant point d’en examiner et d’en redire les mille aspects, ne se lassant ni de voir ni de sentir, nous communiquant à nous-même sa curiosité trépidante et aigüe.

Et vous apercevez qu’en fin de compte ce qui nous charme le plus, ce sont moins les vérités morales qu’il énonce, que la forme même, le ton avec lequel il les énonce. Ce sera toujours le propre des esprits comme le sien qui se livrent tout entiers dans leurs moindres écrits de dominer leur œuvre de toute leur propre personne. Inconsciemment nous les cherchons derrière leurs personnages comme nous les guettons derrière leurs aphorismes. Et si nous aimons parfois ces personnages à la folie, si nous goûtons fortement ces aphorismes malgré leur bizarrerie ou leur outrance, c’est qu’ils sont surtout un reflet de l’auteur, c’est que nous retrouvons en eux ses manies et ses passions et sa saveur et jusqu’à ses défauts. Nous comprenons qu’on a plutôt voulu nous donner un document sensible qu’un document intellectuel, et comme nous louons la sensibilité vivante et frémissante de s’être substituée à la froide et impersonnelle raison !

Voilà pourquoi ce petit recueil de pensées morales est surtout un recueil de pensées de Beyle et voilà pourquoi aussi, l’on ne sera probablement pas tenté, après l’avoir parcouru, de faire cette « espèce d’examen de conscience, » dont parlait Stendhal : tout au plus y pourrait-on faire l’examen de sa conscience !

Enfin, j’espère que son souvenir, si on l’y retrouve assez, fera oublier ce que les fleurs de cet herbier ont d’un peu sec et de fané détachées des champs où elles furent cueillies, et fera même pardonner de les avoir cueillies…

Jules Bertaut.