Pensées et Impressions/L’Égotiste
L’ÉGOTISTE
Qu’ai-je été ? Que suis-je ? En vérité
je serais bien embarrassé de le dire.
J’aimerais mieux être un Arabe du
cinquième siècle qu’un français du dix-neuvième.
Il faut sentir et non savoir.
Je crois que la rêverie a été ce que j’ai préféré à tout, même à passer pour homme d’esprit.
Un salon de huit ou dix personnes
dont toutes les femmes ont eu des
amants, où la conversation est gaie,
anecdotique et où l’on prend du punch
léger à minuit et demi est l’endroit du
monde où je me trouve le mieux.
L’amour a toujours été pour moi la
plus grande des affaires ou plutôt la
seule.
Il faut être très défiant, le commun
des hommes le mérite, mais bien se
garder de laisser apercevoir sa méfiance.
J’aime le peuple, je déteste les oppresseurs,
mais ce serait pour moi un
supplice de tous les instants que de
vivre avec le peuple.
Le ciel m’a donné le talent de me faire
bien venir des paysans.
La conversation du vrai bourgeois
sur les hommes et la vie, qui n’est
qu’une collection de détails laids, me
jette dans un spleen profond quand je
suis forcé par quelque convenance de
l’entendre un peu longtemps.
Le bonheur pour moi, c’est de ne
commander à personne et de n’être pas
commandé.
Il n’y a que deux moyens d’échapper
à l’ennui quand on n’agit pas, ou un
homme d’esprit dont la conversation
vous amuse, ou un livre qui plaise.
Le sourire, lorsqu’on sent qu’on est
supérieur à ce qu’on vous croit.
Je sens que dans les choses de la vie
où je sens ma force, je suis disposé à ne
point prendre de parti d’avance. Je suis
sûr que dans la circonstance je ferai ce qu’il y aura de mieux. Je suis d’avis que
c’est là le caractère de la force, parce
que, dans les choses où je suis faible,
je n’ai jamais assez de résolutions
d’avance… Je suis donc d’avis que le
caractère de la force est de se f… de
tout et d’aller en avant.
Le grand mal de la vie, pour moi,
c’est l’ennui.
Le bonheur est d’aimer bien plus que
d’être aimé.
Il faut jouir de soi-même dans la
solitude, et, à l’égard de ses amis, ne
dévoiler ses pensées qu’à mesure de
l’esprit qu’on leur trouve, autrement
on court le danger de leur paraître
supérieur ; de ce moment, on est perdu.
On ne se met à son aise qu’avec ceux
qui se hasardent avec nous, qui donnent
prise sur eux.
En nous ôtant les périls de tous les
jours, les bons gendarmes nous ôtent la
moitié de notre valeur réelle. Dès que
l’homme échappe au dur empire des
besoins, dès qu’une erreur n’est plus
punie de mort, il perd la faculté de
raisonner juste et surtout celle de vouloir.
Il y a longtemps qu’on ne fait plus de
gestes, et qu’il n’y a plus de naturel
dans la bonne compagnie.
J’aime les beaux paysages : ils font
quelquefois sur mon âme le même effet
qu’un archet bien manié sur un violon
sonore, ils créent des sensations folles,
ils augmentent ma joie et rendent le
malheur plus supportable.
Malheureuse vanité qui fait qu’en
voulant plaire, je plais moins !
J’aime de passion les Espagnols ; c’est
le seul peuple aujourd’hui qui ose faire ce qui lui plaît, sans songer aux spectateurs.
Les convenances faisant des progrès
terribles en Europe et les habitudes
sociales devenant de plus en plus insociables,
il faut que, sous prétexte de
prendre des eaux, il s’établisse dans
tous les coins de l’Europe des lieux de
franchise où, pendant deux mois, l’on
puisse rire de tout sans se déshonorer.
Parmi les agréments de la vie, ceux-là
seulement dont on jouissait à vingt-cinq
ans sont en possession de plaire
toujours.
C’est une fatalité : le mangue de
physionomie semble s’attacher à tout ce
qui est moderne ; tout nous précipite,
comme à l’envi, dans le genre ennuyeux.
Dans les autres, nous ne pouvons
estimer que nous-mêmes.
J’aime mieux un ennemi qu’un ennuyeux.
Quelle belle chose que les Mémoires
d’un homme non-dupe et qui a entrevu
les choses ! C’est, je crois, le seul genre
d’ouvrages que l’on lira en 1850.
Mes bêtes d’aversion, ce sont le vulgaire
et l’affecté.
Quand je suis arrêté par des voleurs
ou qu’on me tire des coups de fusil, je
rue sens une grande colère contre le
gouvernement et le curé de l’endroit.
Quant au voleur, il me plaît s’il est
énergique, car il m’amuse.
L’esprit doit être de cinq ou six degrés
au-dessus des idées qui forment l’intelligence
d’un public. S’il est de huit
degrés au-dessus, il fait mal à la tête à
ce public.
Le bonheur ne serait-il point de faire
semblant de faire par passion ce que
l’on fait par intérêt ?
Je conviens des désavantages de la
France : il me semble que je défendrais
avec colère ma patrie attaquée par
l’étranger ; mais, du reste, j’aime mieux
l’homme d’esprit de Grenade ou de
Kœnisberg que l’homme d’esprit de
Paris. Celui-ci, je le sais toujours un
peu par cœur. L’imprévu, le divin
imprévu peut se trouver chez l’autre.
Comme j’ai passé quinze ans à Paris,
ce qui m’est le plus indifférent au
monde, c’est une jolie femme française.
Et souvent mon aversion pour l’affecté
et le vulgaire m’entraînent au-delà de
l’indifférence.
La première qualité, pour moi, dans tout ce qui est noir sur blanc, est de pouvoir dire avec Boileau :
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
Je ne suis pas mouton, ce qui fait que
je ne suis rien.
Pour connaître l’homme, il suffit de
l’étudier soi-même ; pour connaître les
hommes, il faut les pratiquer. Je connais
très peu les hommes, mes études ont
été sur l’homme.
La perfection de la civilisation serait
de combiner tous les plaisirs délicats
du xixe siècle avec la présence plus
fréquente du danger.
On m’estime, mais on ne m’aime pas.
Je ne suis irrité que par deux choses :
le manque de liberté et le papisme que
je crois la source de tous les crimes.
Je juge de la moralité politique d’un
homme par son plus ou moins de haine
pour l’instruction.
Quelle duperie de parler de ce qu’on
aime ! Que peut-on gagner ? Le plaisir
d’être ému soi-même un instant par le
reflet de l’émotion des autres. Mais un
sot, piqué de vous voir parler tout seul,
peut inventer un mot plaisant qui vient
salir vos souvenirs. De là peut-être cette
pudeur de la vraie passion que les
âmes communes oublient d’imiter quand
elles jouent la passion.
Le sabre tue l’esprit.
Suivant moi, la liberté détruit en
moins de cent ans le sentiment des arts.
Aujourd’hui rien n’est plus malheureux
pour une religion ou pour un
système que d’être protégé par le gendarme.
Voulez-vous avoir de l’esprit (apprenez
tous les esprits appris, pratiquez-les
pour avoir le droit de les mépriser) travaillez votre caractère et dites, dans
chaque occasion, ce que vous penserez.
J’aime beaucoup les recueils de pensées
morales, même médiocres ; elles
me font faire une espèce d’examen de
conscience.
J’ai horreur de ce qui est sale, or le
peuple est toujours sale à mes yeux. Il
n’y a qu’une exception pour Rome, mais
là la saleté est cachée par la beauté.
Je soutenais hier un grand principe
qui a généralement scandalisé, je puis
m’en vanter : c’est que, dès qu’on
connaît quelqu’un pour ennuyeux, il
faut se brouiller avec lui ; que par ce
moyen, au bout de dix ans, on se trouverait
la société la plus agréable possible.
Rien ne me semble bête au monde comme la gravité.