Pensées et Impressions/L’Artiste
Le caractère en peinture est comme
le chant en musique : on s’en souvient
toujours, et l’on ne se souvient que
de cela.
La beauté antique est l’expression
d’un caractère utile ; car, pour qu’un
caractère soit extrêmement utile, il faut
qu’il se trouve réuni à tous les avantages
physiques. Toute passion détruisant
l’habitude, toute passion nuit à la
beauté.
Je suis fâché de le dire : mais, pour
sentir le beau antique, il faut être chaste.
Le beau idéal antique est un peu républicain
(il annonce les mêmes vertus
que commande la république). Je me
hâte d’ajouter que, grâce à l’amabilité
de nos femmes, la république antique
ne peut pas être et ne sera jamais un
gouvernement moderne.
Le beau moderne est fondé sur cette
dissemblance générale qui sépare la vie
de salon de la vie du forum.
Le public sent si bien, quoique si
confusément, l’existence du beau idéal
moderne qu’il a fait un mot pour lui,
l’élégance.
La bonne foi nuit peut-être à l’esprit,
mais je la crois indispensable pour
exceller dans les arts.
Ne trouvez-vous pas que le seul genre
gothique est en harmonie avec une
religion terrible qui dit au plus grand
nombre de ceux qui entrent dans ses
églises : Tu seras damné ?
Pour bien comprendre les tableaux
des grands maîtres, il faut se figurer
l’atmosphère morale au milieu de
laquelle vivaient Rapliaël, Michel Ange,
Léonard de Vinci, le Titien, le Corrège.
Les yeux bordés de noir des têtes de
Raphaël qui leur donnent l’air d’avoir
passé la nuit avec leurs amants !
Le style en peinture est la manière
particulière à chacun de dire les mêmes
choses.
Voici la grande difficulté des arts et
de la littérature au xixe siècle : le
monde est rempli de personnages que leurs richesses appellent à acheter, mais
à qui la grossièreté de leur goût défend
d’apprécier. Ces gens sont la pâture des
charlatans. Les succès qu’ils font étouffent
la réputation du peintre homme de
talent.
Croire sur parole est souvent commode
en politique ou en morale, mais dans
les arts c’est le grand chemin de l’ennui.
Les femmes ont une sympathie naturelle
et que je croirais instinctive pour
les couleurs fraîches et brillantes ; elles
ont besoin d’un acte de courage pour
regarder longtemps des couleurs ternies
par trois siècles d’existence et qui, pour
tout dire, ont un aspect sale.
Le vulgaire en France n’accorde le
nom de beau qu’à ce qui est féminin.
L’immense majorité des hommes n’a
pour les œuvres de génie qu’une estime sur parole. La masse n’admire et ne
comprend que ce qui ne s’élève que de
peu au-dessus du niveau général.
C’est un grand malheur d’avoir vu de
trop bonne heure la beauté sublime.
Le premier degré du goût est d’exagérer,
pour les rendre sensibles, les
effets agréables de la nature. Plus tard,
on voit qu’exagérer les effets de la
nature, c’est perdre sa variété infinie
et ses contrastes, si beaux parce qu’ils
sont éternels, plus beaux encore parce
que les émotions les plus simples les
rappellent au cœur.
Les académies sont utiles pour conserver
les inventions du génie ; servent-elles,
dans leur état actuel, à encourager
le génie et à multiplier les inventions
de tout genre qui font la gloire et la
richesse d’une nation ? Nous ne le
croyons pas.
Toute l’Europe, en se cotisant, ne
pourrait faire un seul de nos bons
volumes français : les Lettres Persanes,
par exemple.
Peut-être l’esprit ne peut-il durer que
deux siècles. Un jour Beaumarchais sera
ennuyeux ; Erasme et Lucien le sont
bien.
Il me semble que le lecteur est d’avis
que rien ne conduit aussi vite au baillement
et à l’épuisement moral que la vue
d’un fort beau paysage : c’est dans ce
cas que la colonne antique la plus insignifiante
est d’un prix infini ; elle jette
l’âme dans un nouvel ordre de sentiment.
Les arts qui commencent à nous plaire
en peignant les jouissances des passions,
et, pour ainsi dire, par réflexion, comme
la lune éclaire, peuvent finir par nous
donner des jouissances plus fortes que
les passions.
Un roman est un miroir qui se promène
sur une grande route.
Au xixe siècle, la démocratie amène
nécessairement dans la littérature le
règne des gens médiocres, raisonnables,
bornés et plats, littérairement parlant.
Il faut se posséder pour bien parler,
il faut peut-être posséder son âme, l’avoir
understanding pour telle passion à volonté
pour bien écrire.
Le jour où l’on est ému n’est pas celui
où l’on remarque mieux les beautés et
les défauts.
Tout l’esprit fin est dans la connaissance
de la liaison des idées : voyez
Figaro, le modèle de l’homme aimable
au xviiie siècle.
Un roman est comme un archet, la
caisse du violon qui rend les sons, c’est
l’âme du lecteur.
Comment peindre les passions, si on
ne les connaît pas ? Et comment trouver
le temps d’acquérir du talent, si on les
sent palpiter dans son cœur ?
Une chose fait naître le grand génie
c’est la mélancolie… Tous les grands
peintres sensibles ont ainsi commencé
par la mélancolie.
Le degré de ravissement où notre
âme est portée est l’unique thermomètre
de la beauté en musique, tandis que,
du plus grand sang-froid du monde, je
dis d’un tableau de Guide : « Cela est
de la première beauté ! »
Mon thermomètre est ceci : quand
une musique me jette dans les hautes
pensées sur le sujet qui m’occupe, quel
qu’il soit, cette musique est excellente
pour moi.
Le romanticisme est l’art de présenter
aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et
de leurs croyances, sont susceptibles de
leur donner le plus de plaisir possible.
Le classicisme, au contraire, leur présente
la littérature qui donnait le plus
grand plaisir possible à leurs arrières-grands-pères.
Il faut du courage pour être romantique,
car il faut hasarder.
De mémoire d’historien, jamais peuple
n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses
plaisirs de changement plus rapide et
plus total que celui de 1780 à 1823 ; et
l’on veut nous donner toujours la même
littérature !
Le style doit être comme un vernis
transparent : il ne doit pas altérer les
couleurs ou les faits et pensées sur
lesquels il est placé.
On dit qu’un homme a un Style lorsque,
rencontrant une phrase dans une gazette,
on peut dire qu’elle est de lui.
Aujourd’hui que nous avons tous appris
à écrire correctement, un capitaine
à la demi solde ou un préfet destitué se
met à écrire pour occuper ses matinées.
Cette disposition est favorable aux lettres.
Des gens qui ont agi mettront plus
de pensées en circulation que des gens
de lettres uniquement occupés pendant
leur jeunesse à peser un hémistiche de
Racine ou à rechercher la vraie mesure
d’un vers de Pindare.
L’invasion des idées littérales va amener
une nouvelle littérature.
Le vers est destiné à rassembler en
un foyer, à force d’ellipses, d’inversions,
d’alliances de mots, etc… (privilèges de
la poésie) les choses qui rendent frappante
une beauté de la nature.
L’inversion est une grande concession
en français, un immense privilège de la
poésie, dans cette langue amie de la
vérité et claire avant tout.
L’empire du rythme ou du vers ne
commence que là ou l’inversion est
permise.
Pour le plaisir dramatique, ayant à
choisir entre deux excès, j’aimerais toujours
mieux une prose trop simple
comme celle de Sedaine ou de Goldoni
que des vers trop beaux.
La pensée ou le sentiment doit, avant
tout, être énoncé avec clarté dans le
genre dramatique, en cela l’opposé du
poème épique.
Dans les arts et dans toutes les actions
de l’homme qui admettent de l’originalité,
ou l’on est soi-même ou l’on n’est
rien.
Il me semble qu’il faut du courage à l’écrivain presque autant qu’au guerrier ; l’un ne doit pas plus songer aux journalistes que l’autre à l’hôpital.