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Pensées et Impressions/L’Artiste

La bibliothèque libre.
Texte établi par Jules Bertaut, E. Sansot et Cie (Petite Collection “Scripta brevia”) (p. 77-88).




L’ARTISTE



Le caractère en peinture est comme le chant en musique : on s’en souvient toujours, et l’on ne se souvient que de cela.

La beauté antique est l’expression d’un caractère utile ; car, pour qu’un caractère soit extrêmement utile, il faut qu’il se trouve réuni à tous les avantages physiques. Toute passion détruisant l’habitude, toute passion nuit à la beauté.

Je suis fâché de le dire : mais, pour sentir le beau antique, il faut être chaste.

Le beau idéal antique est un peu républicain (il annonce les mêmes vertus que commande la république). Je me hâte d’ajouter que, grâce à l’amabilité de nos femmes, la république antique ne peut pas être et ne sera jamais un gouvernement moderne.

Le beau moderne est fondé sur cette dissemblance générale qui sépare la vie de salon de la vie du forum.

Le public sent si bien, quoique si confusément, l’existence du beau idéal moderne qu’il a fait un mot pour lui, l’élégance.

La bonne foi nuit peut-être à l’esprit, mais je la crois indispensable pour exceller dans les arts.

Ne trouvez-vous pas que le seul genre gothique est en harmonie avec une religion terrible qui dit au plus grand nombre de ceux qui entrent dans ses églises : Tu seras damné ?

Pour bien comprendre les tableaux des grands maîtres, il faut se figurer l’atmosphère morale au milieu de laquelle vivaient Rapliaël, Michel Ange, Léonard de Vinci, le Titien, le Corrège.

Les yeux bordés de noir des têtes de Raphaël qui leur donnent l’air d’avoir passé la nuit avec leurs amants !

Le style en peinture est la manière particulière à chacun de dire les mêmes choses.

Voici la grande difficulté des arts et de la littérature au xixe siècle : le monde est rempli de personnages que leurs richesses appellent à acheter, mais à qui la grossièreté de leur goût défend d’apprécier. Ces gens sont la pâture des charlatans. Les succès qu’ils font étouffent la réputation du peintre homme de talent.

Croire sur parole est souvent commode en politique ou en morale, mais dans les arts c’est le grand chemin de l’ennui.

Les femmes ont une sympathie naturelle et que je croirais instinctive pour les couleurs fraîches et brillantes ; elles ont besoin d’un acte de courage pour regarder longtemps des couleurs ternies par trois siècles d’existence et qui, pour tout dire, ont un aspect sale.

Le vulgaire en France n’accorde le nom de beau qu’à ce qui est féminin.

L’immense majorité des hommes n’a pour les œuvres de génie qu’une estime sur parole. La masse n’admire et ne comprend que ce qui ne s’élève que de peu au-dessus du niveau général.

C’est un grand malheur d’avoir vu de trop bonne heure la beauté sublime.

Le premier degré du goût est d’exagérer, pour les rendre sensibles, les effets agréables de la nature. Plus tard, on voit qu’exagérer les effets de la nature, c’est perdre sa variété infinie et ses contrastes, si beaux parce qu’ils sont éternels, plus beaux encore parce que les émotions les plus simples les rappellent au cœur.

Les académies sont utiles pour conserver les inventions du génie ; servent-elles, dans leur état actuel, à encourager le génie et à multiplier les inventions de tout genre qui font la gloire et la richesse d’une nation ? Nous ne le croyons pas.

Toute l’Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de nos bons volumes français : les Lettres Persanes, par exemple.

Peut-être l’esprit ne peut-il durer que deux siècles. Un jour Beaumarchais sera ennuyeux ; Erasme et Lucien le sont bien.

Il me semble que le lecteur est d’avis que rien ne conduit aussi vite au baillement et à l’épuisement moral que la vue d’un fort beau paysage : c’est dans ce cas que la colonne antique la plus insignifiante est d’un prix infini ; elle jette l’âme dans un nouvel ordre de sentiment.

Les arts qui commencent à nous plaire en peignant les jouissances des passions, et, pour ainsi dire, par réflexion, comme la lune éclaire, peuvent finir par nous donner des jouissances plus fortes que les passions.

Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route.

Au xixe siècle, la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littérairement parlant.

Il faut se posséder pour bien parler, il faut peut-être posséder son âme, l’avoir understanding pour telle passion à volonté pour bien écrire.

Le jour où l’on est ému n’est pas celui où l’on remarque mieux les beautés et les défauts.

Tout l’esprit fin est dans la connaissance de la liaison des idées : voyez Figaro, le modèle de l’homme aimable au xviiie siècle.

Un roman est comme un archet, la caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur.

Comment peindre les passions, si on ne les connaît pas ? Et comment trouver le temps d’acquérir du talent, si on les sent palpiter dans son cœur ?

Une chose fait naître le grand génie c’est la mélancolie… Tous les grands peintres sensibles ont ainsi commencé par la mélancolie.

Le degré de ravissement où notre âme est portée est l’unique thermomètre de la beauté en musique, tandis que, du plus grand sang-froid du monde, je dis d’un tableau de Guide : « Cela est de la première beauté ! »

Mon thermomètre est ceci : quand une musique me jette dans les hautes pensées sur le sujet qui m’occupe, quel qu’il soit, cette musique est excellente pour moi.

Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.

Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrières-grands-pères.

Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder.

De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses plaisirs de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature !

Le style doit être comme un vernis transparent : il ne doit pas altérer les couleurs ou les faits et pensées sur lesquels il est placé.

On dit qu’un homme a un Style lorsque, rencontrant une phrase dans une gazette, on peut dire qu’elle est de lui.

Aujourd’hui que nous avons tous appris à écrire correctement, un capitaine à la demi solde ou un préfet destitué se met à écrire pour occuper ses matinées. Cette disposition est favorable aux lettres. Des gens qui ont agi mettront plus de pensées en circulation que des gens de lettres uniquement occupés pendant leur jeunesse à peser un hémistiche de Racine ou à rechercher la vraie mesure d’un vers de Pindare.

L’invasion des idées littérales va amener une nouvelle littérature.

Le vers est destiné à rassembler en un foyer, à force d’ellipses, d’inversions, d’alliances de mots, etc… (privilèges de la poésie) les choses qui rendent frappante une beauté de la nature.

L’inversion est une grande concession en français, un immense privilège de la poésie, dans cette langue amie de la vérité et claire avant tout.

L’empire du rythme ou du vers ne commence que là ou l’inversion est permise.

Pour le plaisir dramatique, ayant à choisir entre deux excès, j’aimerais toujours mieux une prose trop simple comme celle de Sedaine ou de Goldoni que des vers trop beaux.

La pensée ou le sentiment doit, avant tout, être énoncé avec clarté dans le genre dramatique, en cela l’opposé du poème épique.

Dans les arts et dans toutes les actions de l’homme qui admettent de l’originalité, ou l’on est soi-même ou l’on n’est rien.

Il me semble qu’il faut du courage à l’écrivain presque autant qu’au guerrier ; l’un ne doit pas plus songer aux journalistes que l’autre à l’hôpital.