Pensées et Impressions/Le Cosmopolite
On est bien autrement convaincu de
ce qu’on a vu que de ce qu’on a lu.
Tout se fait par mode en France,
même les déclarations du jury.
A tout prendre, je préfère le provincial
ignorant des beautés de son pays au
provincial enthousiaste. Quand un habitant
d’Avignon me vante la fontaine
de Vaucluse, il me fait l’effet d’un indiscret
qui vient me parler d’une femme qui me plaît, et qui la loue en termes
pompeux précisément des beautés qu’elle
n’a pas et à l’absence desquelles je n’avais
jamais songé. Sa louange devient un
pamphlet ennemi.
La France est certainement le pays de
la terre où votre voisin vous fait le
moins de mal ; ce voisin ne vous demande
qu’une chose, c’est de lui témoigner
que vous le regardez comme le
premier homme du monde.
Le Français ne voit la bravoure que
sous l’air tambour-major.
L’Italien adore son Dieu par la même
fibre qui lui fait idolâtrer sa maîtresse
et aimer la musique. C’est que pour
lui il entre beaucoup de crainte dans
l’amour.
La tyrannie de l’opinion, et quelle
opinion ! est aussi bête dans les petites
villes de France qu’aux Etats-Unis
d’Amérique.
La patrie de Voltaire, de Molière et
de Courier est depuis longtemps la ville
de l’esprit ; mais le pays entre la Loire,
la Meuse et la mer ne peut sentir les
beaux-arts. Pourquoi ? Il aime le joli et
hait l’énergie.
Les hommes de cette race [anglaise]
ne sentent la vie que lorsqu’ils se mettent
en colère… C’est avoir un obstacle
à surmonter qu’il leur faut.
L’esprit et le génie perdent vingt-cinq
pour cent de leur valeur en abordant
en Angleterre.
La civilisation étiole les âmes. Ce qui
frappe surtout, lorsqu’on revient de
Rome à Paris, c’est l’extrême politesse
et les yeux éteints de toutes les personnes
qu’on rencontre.
L’envie me paraît être le plus grand
obstacle au bonheur des Français.
Un beau climat est le trésor du pauvre
qui a de l’âme.
Point de graces et beaucoup d’affectation,
pas l’ombre du naturel : voilà ce
qui fait d’un fort Allemand un des êtres
les plus ridicules qu’on puisse rencontrer.
Les Anglais, en général, ne peuvent
pas avoir d’esprit.
Chez une nation où la vanité est la
passion dominante, un mot spirituel
pare à tout.
En France, nous confondons l’air
grand avec l’air grand seigneur ; c’est à
peu près le contraire. L’un vient de
l’habitude des grandes pensées, l’autre
de l’habitude des pensées qui occupent
les gens de haute naissance.
Un provincial est toujours un peu
moins arriéré et un peu moins envieux
au moment où il vient de lire un journal ;
c’est le contraire du Parisien que le
journal hébété.
J’ai une inclination naturelle pour la
nation espagnole. Ces gens-là se battent
depuis vingt-cinq ans pour obtenir une
certaine chose qu’ils désirent. Ils ne se
battent pas savamment ; un dixième
seulement de la nation se bat ; mais,
enfin, ce dixième se bat, non pour
un salaire, mais pour obtenir un avantage
moral.
Ce qui me charme dans les Espagnols,
c’est l’absence complète de cette hypocrisie
qui n’abandonne jamais l’homme
comme il faut de Paris. Les Espagnols
sont tout à leur sensation actuelle. De
là les folies qu’ils font par amour, et leur
profond mépris pour la société française
basée sur des mariages conclus par des
notaires.
En Angleterre, la mode est un devoir ;
à Paris, c’est un plaisir.
Je pense que les hommes de mérite
de l’an 1850 seront pris pour la plupart
loin de Paris. Pour faire un homme
distingué, il faut à vingt ans cette chaleur
d’âme, cette duperie, si l’on veut,
que l’on ne rencontre guère qu’en province ;
il faut aussi cette institution
philosophique et dégagée de toute fausseté
que l’on ne rencontre que dans les
bons collèges de Paris.
Il ne faut jamais demander de l’héroïsme
à un gouvernement.
Quoi qu’on en dise, le Français, surtout
en province, n’a nullement le
sentiment des arts ; je me hâte d’ajouter
qu’il a celui de la bravoure, de l’esprit
et du comique.
La bravoure tient probablement à la
vanité et au plaisir de faire parler de
sol ; combien ne voit-on pas de maréchaux
de France sortis de la Gascogne !
La cause du mauvais goût chez les
Français, c’est l’engouement. Ce qui
tient à une autre circonstance plus fâcheuse,
le manque absolu de caractère.
En Angleterre, l’aristocratie méprise
les lettres. A Paris, c’est un chose trop
importante. Il est impossible pour des
Français habitant Paris de dire la
vérité sur les ouvrages d’autres Français
habitant Paris.
Dans le malheur, le Français le plus
brave perd la netteté de son esprit ; ce
courage qui ne consiste pas uniquement
à se faire tuer lui manque net.
Le climat ou le tempérament fait la
force du ressort. L’éducation ou les
mœurs, le sens dans lequel ce ressort
est employé.
En France, où le caractère manque,
c’est aux galères que se trouve la
réunion des hommes les plus singuliers.
Ils ont la grande qualité qui manque à
leurs concitoyens, la force du caractère.
Le peuple italien est moins éloigné
que nous des grandes actions : il prend
quelque chose au sérieux. En France, dès
qu’on a expliqué avec esprit le pourquoi
d’une bassesse, elle est oubliée.
Quand on veut savoir l’histoire, il faut
avoir le courage de la regarder en face.
La vérité triste et crue sur beaucoup
de choses ne se rencontre à Paris que
dans la conversation de quelque vieil
avoué d’humeur acariâtre. Tout le reste
de la société se plaît à jeter un voile
sur le vilain côté de la vie. L’excès du
déguisement devient quelquefois ridicule
parmi les gens qui ont eu le malheur
de naître très nobles et très riches ; mais en général cette manière de représenter
la vie fait le charme de la société française.
Toute vraie passion ne songe qu’à
elle. C’est pourquoi, ce me semble, les
passions sont ridicules à Paris où le
voisin prétend toujours qu’on pense
beaucoup à lui.
En France il n’y a point de vérités :
il n’y a que des modes ; il est donc parfaitement
inutile de démontrer qu’il est
utile de faire telle ou telle chose.
Les villes de province haïssent Paris
et l’imitent ; il est plaisant de voir ces
deux dispositions se succéder tous les
quarts d’heure dans l’âme d’un provincial.
Le gouvernement anglais est le seul
en Europe qui me paraisse valoir la
peine d’être étudié. Partout ailleurs, c’est un despote, bonhomme au fond,
mais timide et trompé à plaisir par des
nobles ou des généraux remplis de
haine, mais plus ou moins imbéciles.
La fortune d’un certain lieutenant
d’artillerie a rendu fous tous les Français
pour un demi siècle au moins.
A vrai dire il n’y a plus de tournure
d’état en France. Le seul état qui gâte
encore un peu son homme, c’est celui
de savant… A cette exception prés,
chacun est affecté en raison directe de
son peu d’esprit et de la masse d’argent
et d’importance sociale qu’il possède.
C’est par suite d’une erreur d’optique
que les patois semblent plus naïfs et
plus aimables que les langues employées
pour les choses tristes et raisonnables
de la vie. Si l’on ne pouvait parler aux
femmes qu’une certaine langue, fût-ce
l’allemand de Vienne, cette langue nous
semblerait bientôt l’emporter en grâce
sur toutes les autres.
Les femmes italiennes ont du caractère
contre tous les accidents de la vie,
excepté contre la plaisanterie qui leur
semble toujours une atrocité.
Si le provincial est excessivement timide,
c’est qu’il est excessivement prétentieux ;
il croit que l’homme qui passe
à vingt pas de lui sur la route n’est
occupé qu’à le regarder ; et si cet
homme rit par hasard, il lui voue une
haine éternelle.
On ne sait rien faire bien en province,
pas même mourir.
Il n’y a pas d’opinion publique à Paris
sur les choses contemporaines ; il n’y a
qu’une suite d’engouements se détruisant
l’un l’autre, comme une onde de
la mer effaçant l’onde qui la précédait.
Tout ce qui est profond n’est ni compris
ni admiré en France : Napoléon le savait bien ; de là ses affectations, ses airs
de comédie qui l’eussent perdu auprès
d’un public italien.
De la nécessité politique du journal
dans les grandes villes naît la triste
nécessité du charlatanisme, seule et
unique religion du xixe siècle.
Le grand malheur de l’époque actuelle,
c’est la colère et la haine impuissante.
Ces tristes sentiments éclipsent
la gaieté naturelle au tempérament
français.
Tôt ou tard, les provinciaux et les
étrangers s’apercevront que tous les
articles des journaux français sont dictés
par la camaraderie ; on ne lira plus les
jugements littéraires des journaux de
Paris, on ne leur demandera que ce
qu’ils peuvent seuls fournir au monde,
de l’esprit actuel et qu’il est impossible
de révoquer en doute.
A Paris, ce sont les notaires qui font
les mariages. Ce seul fait, qui, à la vérité,
est cruel, nous expose aux plaisanteries
de toute l’Europe et même à
quelque chose de plus.
L’essentiel pour faire la conquête
d’une Italienne, c’est d’avoir l’âme exaltable.
L’esprit français, qui prouve du
sang-froid, est un obstacle.
De nos jours on a trouvé le secret
d’être fort brave sans énergie ni caractère.
Personne ne sait vouloir ; notre
éducation nous désapprend cette grande
science. Les Anglais savent vouloir ;
mais ce n’est pas sans peine qu’ils font
violence au génie de la civilisation
moderne ; leur vie en devient un effort
continu.
Un des caractères du siècle de la
Révolution (1789-1832) c’est qu’il n’y ait
point de grand succès sans un certain
degré d’impudeur et même de charlatanisme
décidé.
Les pauvres gens qui peuplent la
Trappe sont des malheureux qui n’ont
pas eu tout à fait assez de courage pour
se tuer. J’excepte toujours les chefs qui
ont le plaisir d’être chefs.
L’immense respect pour l’argent,
grand et premier défaut de l’Anglais
et de l’Italien, est moins sensible en
France, et tout à fait réduit à de justes
bornes en Allemagne.
Les Romains paraissent méchants au
premier abord ; ils ne sont qu’extrêmement
méfiants, et avec une imagination
qui s’enflamme à la plus légère apparence.
S’ils font des méchancetés gratuites,
c’est un homme rongé par la
peur, et qui cherche à se rassurer en
essayant son fusil.
Si je disais, comme je le crois, que la bonté est le trait distinctif du caractère des habitants de Paris, je craindrais beaucoup de les offenser.
« Je ne veux pas être bon. »
En France, les hommes qui ont perdu
leur femme sont tristes ; les veuves, au
contraire, gaies et heureuses. Il y a un
proverbe parmi les femmes sur la félicité
de cet état. Il n’y a donc pas d’égalité
dans le contrat d’union.
Le ridicule effraye l’amour. Le ridicule
impossible en Italie, ce qui est de
bon ton à Venise est bizarre à Naples,
donc rien n’est bizarre. Ensuite rien de
ce qui fait plaisir n’est blâmé. Voilà qui
tue l’honneur bête, et une moitié de la
comédie.
En France, la province, pour tout ce
qui regarde les femmes, est à quarante
ans en arrière de Paris… Manque de
naturel, grand défaut des femmes de
province… Celles qui jouent le premier
rôle dans leur ville, pires que les autres.
C’est un malheur d’avoir connu la
beauté italienne : on devient insensible. Hors de l’Italie, on aime mieux la
conversation des hommes.
Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que, pour le courage, il doit être placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour l’esprit. Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a toujours de la comédie dans sa vertu.