Pernette/Les Fiançailles

La bibliothèque libre.





PERNETTE
_____



CHANT PREMIER

LES FIANÇAILLES



 « Si l’on peut des moissons augurer les vendanges,
L’année aura rempli nos celliers et nos granges,
Et — narguant le dicton — quoique riche en beaux foins,
En beaux blés, en beaux fruits, ne le sera pas moins.
Voyez mes quatre chars ployant sous leur faix d’herbes !…
Et les seigles voisins sont déjà mis en gerbes.
Et sur la tige épaisse et haute du froment
L’épi laiteux et vert s’incline pesamment.
Dans la vigne, à nos pieds, se montrent, par centaines,
Les promesses des ceps, hélas ! trop incertaines ;
De noyaux duveteux les pêchers sont couverts ;
Mes jeunes cerisiers sont plus rouges que verts.

 
Chère vigne ! C’est moi, tout seul, qui l’ai plantée !
Si vous les aviez vus, du bas de la montée,
Mes pêchers, en avril, par un jour de soleil !
Le sol gris en était tout jaspé de vermeil.
Pour admirer ce champ, qui brillait entre mille,
Chaque samedi soir, au retour de la ville,
Pernette m’arrêtait, là-bas, sur le sentier
D’où l’on voit le manoir et le domaine entier.
Car j’ai su m’arrondir ma petite province,
J’y suis maître, et j’habite au milieu, comme un prince,
J’ai tout ce qui s’étend de la vigne au ruisseau :
Ces trèfles, ces froments, ces prés bien pourvus d’eau,
Ces chanvres près du bord courant le long des aunes,
Et là-haut, sous les pins, ces seigles déjà jaunes.
Ma forêt qui verdoie, au nord de la maison,
Avec ces rochers noirs, finit à l’horizon.
Jadis un taillis maigre, un fourré de broussailles,
Prolongeait au couchant le bois jusqu’aux murailles ;
Que j’ai mis là d’argent, de sueurs et d’ennui !
Mais cent tonneaux de vin en coulent aujourd’hui,
Et ma vigne, si haut sur les monts reculée,
Y mûrit sans subir ni brume ni gelée,
Tant l’héritage entier, sur un sol attiédi,
Reçoit un bon soleil du levant au midi. »

Ainsi parla, joyeux de lui vanter sa terre,
Le père de Pernette à la mère de Pierre ;
Autour d’eux, les parents, les voisins familiers,
Montaient vers la maison le long des groseillers.

Et, disant ce que tous avaient dans la pensée,
La mère du garçon vantait la fiancée :


« Oui, le sol est fécond, plaisant est le manoir ;
Vos fruits, bons à goûter, sont radieux à voir ;
Mais l’or de vos froments et vos pêches vermeilles,
Les grappes de rubis enchâssés dans vos treilles,
N’ont pas plus de rayons et de fraîches couleurs
Que les yeux de Pernette et que sa joue en fleurs.
Le bord de vos étangs n’a peuplier ni frêne
Si souples et si droits que sa taille de reine.
Plus joyeux et plus doux que son âme sans fiel,
Vos nids n’ont pas d’oiseaux et vos ruches de miel ;
Et vos prés, votre vigne, enfin tout l’héritage,
Rien ne vaut ce trésor caché dans le ménage.
Jamais dans la maison plus d’ordre et moins de bruit
N’ont si bien témoigné du soin qui la conduit.
Tout abonde et reluit sous les doigts de Pernette ;
On dirait qu’une fée a prêté sa baguette.
Chaque heure est bien remplie : on voit, dès le matin,
Briller sur le dressoir la faïence et l’étain ;
Le soir, près du foyer, lorsque l’on s’agenouille,
La plus lente ouvrière a fini sa quenouille.
Les coffres ont du drap et du linge à foison :
La basse-cour suffit à nourrir la maison.
L’art de la ménagère a fait entrer, peut-être,
Plus d’écus au tiroir que le travail du maître. »

— Bonne femme au logis vaut son poids de bon or,
Dit Jacque, et ma Pernette y vaudra plus encor ;
Mais Pierre n’aurait pas la fillette et ma vigne,
Si de la plaine aux monts j’en savais un plus digne.
C’est un cœur, celui-là ! chaud comme le soleil ;
Un rude laboureur, qui n’a pas son pareil
Pour tracer un sillon aussi droit qu’une règle,


Et porter en riant ses dix boisseaux de seigle.
Quels bras de fer, quels reins et quels jarrets nerveux !
Il faut le voir lier et délier ses bœufs,
Soutenir du poignet un char à la montée,
Et presser du talon sa cavale indomptée !
Puis c’est un clerc, lisant, calculant, écrivant,
En mille inventions expert, un vrai savant !
Moi, je veux qu’aux anciens croyance soit gardée,
Mais que chaque jeunesse apporte son idée.
Les livres me sont clos, je n’en fais pas le fier ;
Mais, puisque enfin j’en sais aujourd’hui plus qu’hier,
J’espère que demain, aidés les uns des autres,
Nos fils ajouteront leurs trouvailles aux nôtres.
Dans l’œuvre du labour, dans le soin du bétail,
Pierre est de bon conseil, comme de bon travail ;
Et je ne connais pas, du village à la ville,
De plus fort ouvrier, de maître plus habile. »

Heureuse, et sans trahir tout son cœur triomphant,
Madeleine reprit :

« Hélas ! ce pauvre enfant,

Si Dieu ne l’avait fait robuste autant que sage,
Qu’adviendrait-il de nous, n’ayant plus d’héritage ?
J’ai tout vendu, les prés, les terres et le bois :
Ce fils, il m’a fallu le racheter trois fois !
Trois fois, vous le savez, ces hommes, sans m’entendre,
Malgré le prix payé, me l’ont voulu reprendre,
Pour l’envoyer mourir sous le fer, sous le feu.
Il vit, il ne sera point soldat, grâce à Dieu !
Mais, hormis le verger, la maison que j’habite,
Il n’a plus que ses bras, son esprit, sa conduite.


Et certes, vous montrez, compère, en l’acceptant,
Qu’à vos yeux le bon cœur passe l’argent comptant. »

Alors un des voisins, riche et de bon lignage,
Un de ceux qu’on écoute au conseil du village,
Hocha la tête et dit :

« O Jacques, fin matois,

On te loue… On t’envie encor plus pour ton choix !
Va ! Si les deux enfants ne s’aimaient d’amour tendre,
J’en sais qui feraient tout pour te souffler ce gendre.
N’en trouve pas qui veut, des pauvres comme lui !
Où les chercher, hélas ! Nos gendres, aujourd’hui ?
Tout notre plus beau sang s’est perdu dans ces guerres ;
Fillettes et parents, nous ne choisissons guères,
Un père a du bonheur, qui saisit, riche ou non,
Pour sa fille un beau gars, brave et de bon renom,
Promettant à l’aïeul une forte lignée
Et robuste à mouvoir la bêche et la cognée.
La vigueur d’un sang pur est le premier des biens.
Brave Pierre ! Un enfant, humble avec ses anciens,
Timide, et tout à coup l’âme la plus hardie !
Ah ! je le vois encore, au jour de l’incendie,
Sur les toits enflammés courir, porter les seaux…
Le voilà qui revient chargé de deux berceaux,
Rouge, entouré de feux sur quelques planches frêles,
Ses longs cheveux au vent, rapide, ayant des ailes,
Tel que, dans le tableau, sur le seuil de l’enfer,
Le saint Michel posant son pied sur Lucifer !
Et, vraiment, il ressemble à celui de l’église ;
Pernette, ce jour-là, le disait à Denise.
Ah ! Le vaillant garçon ! Au travail toujours prêt,

 
Et qui jamais ne perd une heure au cabaret !
Son crayon, le dimanche, ou son livre en cachette,
Ou le bras de sa mère, et maintenant, Pernette,
Voilà tout son repos, les seuls jeux à son goût.
Aussi, qu’on l’interroge, on croirait qu’il sait tout !
Que notre cher pasteur, de qui vient sa science,
Si je l’ai trop loué, dise ce qu’il en pense ! »

Le bon prêtre sourit ; il aimait comme sien
L’enfant que ses leçons firent homme et chrétien.
Grand vieillard encor vert, austère et plein de grâce,
Et, sous son humble habit, sentant sa noble race,
Dans l’exil, en prison, Dieu l’avait visité ;
Une fleur de tendresse ornait sa charité.
Ayant souffert beaucoup, il aimait plus encore.
Il était de ces purs que le savoir décore.
Instruit des arts, des mœurs, des lois de l’étranger,
De toute sa science utile à propager,
Il faisait concourir, dans son heureux domaine,
La sagesse divine à l’industrie humaine ;
Et, pasteur patriarche, il réglait, tour à tour,
L’œuvre de la prière et l’œuvre du labour.
Il répondit :

« Jamais terre mieux préparée

N’a reçu de mes mains la semence sacrée.
Nul fonds ne m’a produit un semblable trésor.
L’âme de cet enfant est une mine d’or ;
J’en reviens ébloui chaque fois que j’y plonge.
Nul plus exempt de fiel, de ruse, de mensonge,
Plus naïf, moins ouvert aux calculs d’aujourd’hui,
Ne suit plus fermement la voix qui parle en lui.


Des devoirs qu’il s’est faits, dont il rêve en silence,
Rien ne peut détourner son ardente innocence ;
Et je songe, à le voir si pur, si plein de feu,
A nos premiers parents sortant des mains de Dieu.
Le père est fortuné qui fonde une famille
Sur ce noble garçon, Jacque, et sur votre fille ;
L’active et douce enfant, belle, et qui n’en sait rien
Et qui vaut par le cœur plus que tout votre bien.
Que l’ombre d’un souci ne trouble pas ces fêtes !
Je puis bénir le joug qui va lier leurs têtes,
Sûr qu’il sera porté par deux amis joyeux
Et que leur double nom est écrit dans les cieux.
Comprenez, ce jour-là, quand vous verrez peut-être
Rayonner le pasteur et pleurer le vieux maître,
Que je vous réponds d’eux, que ce sont mes enfants !
Rien, là-haut, n’émeut plus les anges triomphants
Et le Dieu paternel qui lit au fond de l’âme,
Que la sainte union de l’homme et de la femme. »

Or, devisant ainsi, parents, voisins, curé,
Arrivaient au manoir de treilles entouré,
Sous les quatre tilleuls d’où le regard embrasse
Et mesure les champs, au loin, sous la terrasse.
Jacques se retourna vers ces prés, son orgueil ;
Comme il les saluait d’un suprême coup d’œil,
Il aperçut là-bas, au bout de la prairie,
Errer encor le couple heureux que l’on marie.

« Ah ! nos enfants, dit-il, les montrant de la main,
Ces alertes coureurs font durer le chemin ;
Se voyant tous les jours, ils ont tant à se dire ! »

Et les vieillards émus échangeaient un sourire.

Il reprit :
            « De nos jours les vieux sont indulgents :
On attend, on prévient messieurs les jeunes gens !
Soyons, puisqu’il le faut, des parents à la mode.
D’ici la vue est belle et ce banc est commode ;
Il est bon de s’asseoir sous l’ombrage léger ;
Respirons à l’odeur des foins et du verger.
Je crains pour vous, après ces heures enflammées,
La soudaine fraîcheur des salles bien fermées.
Reposons-nous avant que le dîner soit prêt,
Et jugeons en conseil mon petit vin clairet. »

On s’assit : les propos joyeux, parfois sévères,
Se croisaient sur la table où l’on choquait les verres.

Or, sans mot dire, et toute à son fils adoré,
La mère regardait, là-bas, au bout du pré.

Le couple radieux s’isolait dans sa joie,
Marchait avec lenteur, sans suivre aucune voie,
Sans rien voir que lui-même, ayant pour horizon
Deux ombres à ses pieds et des brins de gazon ;
Sans parler, ou disant quelque parole brève
Qu’un serrement de main, qu’un long regard achève.
Les mots n’expriment pas ce qu’ils avaient au cœur :
Le vase retenait sa divine liqueur,
Et parfois une perle ou le soleil se joue
Tremblait au bord des cils sans rouler sur la joue.

A fixer ces transports dans l’âme ou dans les sens,


Ainsi que les bergers les rois sont impuissants,
Et pour peindre à l’esprit cette rapide fête,
Les sons et les couleurs échappent au poète.
Le ciel s’ouvre, et tout homme en cet éclair béni
Aspire à l’éternel et conçoit l’infini.
Les simples et les purs, mieux que les grands du monde,
Sont admis à goûter cette extase profonde,
Et le Dieu qui la donne aux cœurs dignes d’aimer
Connaît seul le vrai nom dont il faut la nommer.

Quand de ces régions du rêve et du mystère
S’arrachant tous les deux ils revoyaient la terre,
Quand du divin silence ils remontaient le cours
En reprenant le fil de leurs jeunes discours,
C’étaient mille projets gracieux et champêtres
Pour la vie en commun sous le toit des ancêtres ;
Comme en font deux amants, la veille d’être époux,
En parlant d’avenir ivres de dire NOUS,
De faire à deux le plan de leur double existence
Et de mêler ainsi leurs destins par avance.

Pierre disait comment, par ses soins redoublés,
Une friche lointaine abonderait en blés ;
Comment l’eau du ruisseau, plus savamment conduite,
Des prés mieux abreuvés étendrait la limite ;
Comment il accroîtrait, par un mélange heureux,
La race des troupeaux plus gras et plus nombreux ;
Comme on verrait là-haut verdir, en peu d’années,
Un bois de pins couvrant ces roches décharnées ;
Combien d’outils nouveaux, décuplant le travail,
Allégeraient l’effort de l’homme et du bétail ;
Comme il saurait enfin, dans la maison prospère,

Servir de ses labeurs l’autorité du père.

Pernette achevait l’œuvre et ne tarissait pas ;
Agneaux, poussins, chevreaux pullulaient sous ses pas ;
Le laitage et les œufs remplissaient les corbeilles ;
L’or coulait à longs flots du logis des abeilles ;
D’espaliers abondants les murs étaient couverts ;
Mille fruits bien gardés égayaient les hivers ;
Le fin linge odorant s’empilait dans l’armoire ;
Les nappes au grand jour brillaient comme la moire ;
Et, pour ces soins divers, on s’inspirait en tout
De la mère de Pierre, et l’on suivait son goût.

C’est ainsi qu’attestant leur ardeur mutuelle
Ils adoptaient, tous deux, leur famille nouvelle,
C’est ainsi qu’entourés, dans l’arrière-saison,
Les vieux parents sont rois d’une heureuse maison.

Tandis qu’ils échangeaient si saintement leurs rêves,
Oublieux du retour et des heures trop brèves,
Ils virent tout à coup, là-haut, sous les tilleuls,
Le groupe vénérable… On n’attendait qu’eux seuls.
Tous deux rouges, confus de ce long tête-à-tête,
Honteux de leur lenteur aux apprêts de la fête,
À travers champs et prés, par le plus droit chemin,
Ils partirent d’un bond, se lâchant de la main.
Et ce fut — ô bonheur de la verte jeunesse ! —
Une lutte joyeuse, un assaut de vitesse :
Entre les hauts épis, courbés légèrement,
On les voyait glisser dans l’or du blond froment :
Les rubans dénoués, les plis des longues manches,
Sur les jaunes moissons semblaient des ailes blanches ;


Et l’oiseau blanc fuyait devant un sombre oiseau
Comme un ramier suivi de près par un corbeau.
Moins prompts, déjà, montaient, parmi les ceps de vigne
Le noir chasseur, la vierge en sa candeur de cygne.
On touche au but, voici le perron familier…
Et Pierre, on le comprend, arrivait le dernier.

Lorsqu’on eut, à grands coups de joyeuses paroles,
Châtié les retards de ces deux têtes folles,
On s’assit dans la salle au rustique banquet ;
Et Jacques, se plaignant de l’ami qui manquait :

« Où donc est le docteur ? Un jour de mariage,
Ne saurait-on mourir sans lui dans le village ?
Oublieux du contrat que nous signons gaiment,
S’en va-t-il, quelque part, causer un testament ?
Il nous aime si fort ! Quel cas pressant l’arrête ?
Adieu la bonne humeur, s’il n’est pas de la fête ! »

Et chacun d’ajouter au nom du cher absent
Un regret, un éloge, un mot reconnaissant.

« Mais commençons, dit Jacque, il l’a prescrit lui-même,
Laisser le rôt languir, c’est le crime suprême !
Et, dans son saint respect pour l’ordre du repas,
Le sévère docteur ne nous absoudrait pas. »

La table invitait l’œil ; l’ardeur des francs convives
S’aiguisait d’un bon rire au sel des phrases vives ;
Car chez ces braves gens au sang pur, aux cœurs droits,
L’émotion réserve à l’appétit ses droits.
Fêtant les plats exquis ordonnés par Pernette,

Tous, jusqu’aux amoureux, faisaient faïence nette.

Et la veuve louait, avec juste raison,
L’art de sa belle-fille à tenir la maison,
Le repas bien dressé, les recettes savantes,
Le ton respectueux des dociles servantes,
Le linge éblouissant, la salle toute en fleurs,
Les meubles, les rideaux de si fraîches couleurs,
Et, chacun à l’envi flattant la jeune reine,
Ajoutait un éloge à ceux de Madeleine.

Et le sage pasteur répondit doucement,
Afin que cette fête eût son enseignement.

« Il faut tenir paré le logis de famille ;
C’est l’œuvre de l’épouse et de la jeune fille.
L’homme à ses durs labeurs reviendra plus dispos,
Si dans l’ordre et la grâce il a pris son repos ;
Si de frais vêtements, la table bien pourvue,
Ont réparé sa force et réjoui sa vue ;
Si, par les soins discrets et le riant accueil,
La modeste maison lui sourit dès le seuil.
Voyez nos champs, nos bois ! Comme la Providence
Près de l’utilité mit partout l’élégance,
Et, sans nuire aux doux fruits du travail de vos mains,
Comme elle orna de fleurs le séjour des humains !
Ainsi, prêtant son charme au foyer domestique,
Un art peut embellir le toit le plus rustique,
Et Dieu garde au moins riche un merveilleux trésor
La sainte propreté qui change tout en or. »

Le dessert finissait ; déjà, sur la terrasse,


Fumait le noir café débordant de la tasse,
Lorsque entra le docteur. Un cordial bonjour,
Des baisers, des regrets exprimés tour à tour,
De gais propos, l’aspect des deux jeunes visages,
Rien de ce front aimé n’écartait les nuages.
A peine voulut-il, soucieux et distrait,
Goûter au fin moka… tout ce qu’il adorait !
En vain on provoquait sa douce raillerie ;
Il laissait voltiger l’errante causerie,
A peine il s’y mêlait d’une phrase, au hasard ;
L’abeille avait rentré ses ailes et son dard.

Enfin, le soir venant, il parle, il se résigne :

« Mes amis, on annonce une victoire insigne,
Vingt mille prisonniers, des princes, de grands noms,
Des fusils, des chevaux, des drapeaux, des canons !…
En un mot, l’empereur, outre de fortes sommes,
Décrète qu’il lui faut cent ou deux cent mille hommes ;
Exemptés, libérés, anciens, nouveaux conscrits,
Tout ce qui peut marcher, dit-on, sera repris. »

Avez-vous vu, parfois, sous un ciel sans nuage,
Moutons, brebis, agneaux dans un vert pâturage,
Dispersés, trois à trois, groupés, errant au loin,
Trottant, bêlant, broutant le trèfle et le sainfoin ?
Tout à coup un vent sombre à l’occident s’élève,
Un point noir apparaît, vole, grossit et crève ;
Et, dans la nuit subite où vient à manquer l’air,
Roule un tonnerre affreux, luit un sanglant éclair.
Stupide, haletant, le front contre la terre,
Sous quelque grand noyer le troupeau se resserre ;

Des moutons effarés qui se pressent entre eux
Les cous ont disparu sous les ventres laineux.

Ainsi, lorsqu’à travers leur fête souriante
La sinistre nouvelle éclata foudroyante,
Pâles, muets, autour du triste messager,
Ces pauvres bonnes gens vinrent tous se ranger.
On lui fit répéter la formidable annonce ;
Mais nul ne se permit un geste, une réponse.
Car chacun, sous la loi de l’illustre empereur,
Sentait contre sa bouche un bâillon de terreur ;
Les âmes se taisaient, la franchise était morte,
Et l’espion veillait, dans l’ombre, à chaque porte.

Après quelques moments, le groupe étant resté
Lugubre de silence et d’immobilité,
Voisins, amis, parents, chacun prétextant l’heure,
Abrégeant les adieux, courut à sa demeure ;
Et du logis, désert comme un jour de trépas,
Le curé, le docteur, seuls, ne partirent pas.

Devant ces vieux amis les sanglots éclatèrent,
Et, dans un doute affreux, maints projets s’agitèrent.
Et, la porte étant close, on osa, tout le soir,
Maudire ces décrets, sans perdre encor l’espoir.

La nuit vint, séparant, hélas ! Pierre et Pernette.
Madeleine et son fils gagnent leur maisonnette.
Les deux chers conseillers, le bon Jacque auprès d’eux,
Suivaient ; ils marchaient tous prompts et silencieux.
La veuve avait son toit sous la tour du village ;
Là, quelque avis formel en dirait davantage ;


Pierre serait exempt… au moins c’était son droit.

Ils longeaient les froments par un sentier étroit,
Sombres, foulant les fleurs que des bandes si gaies
Répandaient, le matin, en chantant sous les haies.

Et quand s’ouvrit pour eux le seuil de la maison,
Une lune sanglante éclairait l’horizon.