Persuasion/XV

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 142-148).
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CHAPITRE XV


Sir Walter avait loué dans le quartier aristocratique une maison de grande apparence dont lui et Élisabeth étaient très satisfaits. Anna avait le cœur triste en entrant ; elle voyait devant elle un emprisonnement de plusieurs mois, et se disait avec anxiété : « Ah ! quand partirai-je ? »

Elle fut reçue cependant avec une cordialité inattendue qui lui fit du bien. Son père et sa sœur furent contents de l’avoir pour lui montrer la maison et l’ameublement ; puis elle faisait un vis-à-vis à table, ce qui était plus gai. Mme Clay fut très aimable et souriante, c’était son habitude. Tout le monde était de bonne humeur, et bientôt Anna en sut la cause.

Après quelques questions insignifiantes, la conversation n’eut plus d’autre sujet que Bath : on se souciait peu de Kellynch, et pas du tout d’Uppercross.

Bath avait complètement répondu à leur attente : leur maison était la plus belle de Camben-Place, leurs salons supérieurs à tous ceux qu’ils avaient vus, aussi bien par l’arrangement que par le goût du mobilier. Ils étaient recherchés partout ; ils avaient refusé nombre de présentations, et encore à présent beaucoup de personnes inconnues déposaient leurs cartes.

Quelles sources de plaisir ! Anna pouvait-elle s’étonner que son père et Élisabeth fussent heureux ? Non ; mais elle s’attristait à la pensée que son père eût abdiqué les devoirs et la dignité d’un lord résidant sur ses terres, et qu’il n’en eût aucun regret ; que les petitesses d’une petite ville pussent satisfaire sa vanité.

Elle soupirait, mais elle sourit quand Élisabeth, les portes ouvertes à deux battants, passa radieuse d’un salon dans un autre ; elle s’étonna que celle qui avait été maîtresse de Kellynch pût trouver de quoi satisfaire son orgueil dans un espace de trente pieds de long. Mais ce n’était pas cela seul qui causait leur bonheur : c’était la présence de M. Elliot ; non seulement on lui pardonnait ; mais on en raffolait. Il avait passé quinze jours à Bath et, dès son arrivée, avait déposé sa carte à Camben-Place. Il y fut ensuite très assidu, et montra une telle franchise, une telle hâte à s’excuser du passé, et un si grand désir d’être reçu à l’avenir comme un parent, que la bonne entente d’autrefois fut complètement rétablie. Il se justifia à tous égards ; son impolitesse apparente venait d’un malentendu. Il avait cru qu’on voulait rompre avec lui, et s’était retiré par délicatesse. Il était indigné qu’on eût pu l’accuser d’avoir parlé de la famille sans respect ; lui, qui s’était toujours vanté d’être un Elliot, et qui avait, sur la parenté, des idées trop strictes pour l’époque actuelle ! Son caractère et sa conduite démentaient cette accusation. Sir Walter pouvait en appeler à tous ceux qui connaissaient M. Elliot, et, certainement, les efforts qu’il avait faits pour se réconcilier avec la famille étaient une preuve en sa faveur.

Ce fut le colonel Wallis, son ami intime, qui fournit une excuse pour le mariage de M. Elliot. Il, avait connu la femme de son ami ; elle n’était pas de famille noble, mais elle était instruite, bien élevée et riche et adorait William Elliot. Voilà ce qui l’avait séduit, et non sa fortune.

Tout cela atténuait beaucoup sa faute, et Sir Walter l’excusa complètement : il l’avait reçu, invité à dîner, et M. Elliot paraissait très heureux.

Anna écoutait, mais sans comprendre.

Tout en faisant la part de l’exagération, elle sentait qu’il y avait quelque chose d’inexplicable dans la conduite actuelle de M. Elliot, dans son désir si vif de renouer des relations si longtemps interrompues. Matériellement parlant, il n’y gagnait rien, puisque le domaine et le titre de Kellynch lui revenaient en tout cas. Elle ne trouvait qu’une solution : c’était peut-être à cause d’Élisabeth. Sa sœur était certainement très belle, ses manières étaient distinguées et élégantes ; et Elliot, qui ne l’avait vue qu’en public, ne connaissait peut-être pas son caractère. Anna se demandait avec inquiétude comment Élisabeth pourrait soutenir un examen plus attentif, et souhaitait qu’Elliot ne fût pas trop perspicace. Mme Clay encourageait Élisabeth dans la pensée qu’Elliot la recherchait ; elles échangeaient des regards qu’Anna surprit au passage.

Sir Walter rendait justice à William Elliot, à son élégance, à sa figure agréable, mais il déplorait son attitude penchée, défaut que le temps avait augmenté. Il convenait aussi qu’il avait vieilli ; tandis que M. Elliot affirmait que Sir Walter n’avait pas changé depuis dix ans.

On ne parla, le soir, que de M. Elliot et de M. Wallis ; Sir Walter désirait connaître Mme Wallis ; on la disait très jolie ; cela le dédommagerait des laids visages qu’il rencontrait à chaque instant dans les rues. C’était là le fléau de Bath. Un jour il avait compté quatre-vingt-sept femmes, sans en trouver une passable. Il est vrai que c’était par un froid brouillard du matin. Les hommes étaient autant d’épouvantails dont les rues étaient pleines. À la manière dont les femmes regardaient le colonel Wallis, quand il marchait au bras de Sir Walter, on pouvait juger combien rarement elles voyaient un bel homme. Voilà ce que disait le modeste Sir Walter ; mais sa fille et Mme Clay ne lui permettaient pas de s’effacer ainsi et affirmaient qu’il avait au moins aussi bon air que le colonel, dont les cheveux étaient gris.

« Quelle figure a Marie ? dit Sir Walter, à l’apogée de sa bonne humeur. La dernière fois que je l’ai vue, elle avait le nez rouge, mais j’espère que cela ne lui arrive pas tous les jours.

— Oh ! non ; c’était tout à fait accidentel ; depuis la Saint-Michel, elle a bonne mine et se porte bien.

— Si je ne craignais pas de lui donner la tentation de sortir par ce vent et de se gâter le teint, je lui enverrais un chapeau neuf et une pelisse. »

On frappa à la porte. Qui pouvait-ce être à dix heures ? Mme Clay reconnut la manière de frapper de M. Elliot. Il fut introduit avec cérémonie ; Anna se retira un peu à l’écart, tandis qu’il s’excusait de venir à cette heure, mais il avait voulu savoir si Élisabeth et son amie n’avaient pas pris froid la nuit dernière.

Quand les politesses furent échangées, Sir Walter présenta sa plus jeune fille, et Anna, souriante et rougissante, montra à M. Elliot le joli visage qu’il n’avait point oublié.

Il fut aussi charmé que surpris ; ses yeux brillèrent de plaisir ; il fit allusion au passé, et sollicita les droits d’une ancienne connaissance. Sa physionomie parut à Anna aussi agréable qu’à Lyme. Ses manières étaient si aisées, si charmantes, qu’elle ne pouvait le comparer qu’à une seule personne.

Il s’assit et anima la conversation. Il savait choisir ses sujets, s’arrêter quand il fallait. Son ton, ses expressions annonçaient beaucoup de tact. Il demanda à Anna ce qu’elle pensait de Lyme, et s’étendit surtout sur l’heureux hasard qui les avait réunis dans la même auberge.

Quand elle lui raconta leur voyage à Lyme, il regretta doublement sa soirée solitaire dans la chambre voisine. Il avait entendu des voix joyeuses, et aurait souhaité de se joindre à eux, mais il ne soupçonnait guère qu’il pouvait y prétendre. Cela le guérirait, dit-il, de cette absurde habitude de ne questionner jamais. Bientôt, sentant qu’il ne devait pas s’adresser uniquement à Anna, il rendit la conversation plus générale. Il voulut entendre le récit de l’accident, et Anna put comparer l’intérêt avec lequel il écoutait, à l’air indifférent de Sir Walter et d’Élisabeth.

L’élégante petite pendule aux sons argentins avait frappé onze heures avant que M. Elliot ni personne se fût aperçu qu’il était resté une heure. Anna n’aurait jamais cru passer si bien sa première soirée à Bath.