Persuasion/XXI

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 197-213).
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CHAPITRE XXI


Le lendemain Anna se rappela avec plaisir sa promesse à Mme Shmith. Elle serait absente quand M. Elliot viendrait, car l’éviter était maintenant son seul désir. Elle éprouvait cependant pour lui une grande bienveillance ; elle lui devait de la reconnaissance et de l’estime. Mais Wenvorth existait seul pour elle, soit qu’elle dût être unie à lui, soit qu’elle en fût séparée pour toujours. Jamais peut-être les rues de Bath n’avaient été traversées par de pareils rêves d’amour.

Ce matin-là son amie sembla particulièrement reconnaissante, car elle comptait à peine sur sa visite. Elle demanda des détails, et Anna se fit un plaisir de lui raconter la soirée. Ses traits étaient animés par le souvenir. Mais ce n’était pas assez pour la curieuse Mme Shmith, qui demanda des détails particuliers sur les personnes.

« Les petites Durand étaient-elles là, la bouche ouverte pour gober la musique, comme des moineaux qui demandent la becquée. Elles ne manquent jamais un concert.

— Je ne les ai pas vues. Mais j’ai entendu dire qu’elles étaient dans la salle.

— Et la vieille lady Maclean ? Elle devait être dans votre voisinage, car vous étiez certainement aux places d’honneur, près de l’orchestre, avec lady Dalrymph ?

— Non, c’est ce que je craignais ; mais heureusement lady Dalrymph cherche toujours à être le plus loin possible, et il paraît que je n’ai pas vu grand’chose.

— Oh ! assez pour votre amusement, il me semble, et puis vous aviez mieux à faire. Je vois dans vos yeux que vous avez eu une soirée agréable. Vous causiez dans les entr’actes ? »

Anna sourit. « Que voyez-vous dans mes yeux ?

— Votre visage me dit que vous étiez hier avec la personne que vous trouvez la plus aimable entre toutes, et qui vous intéresse plus que l’univers entier. »

Une rougeur s’étendit sur les joues d’Anna ; elle ne put répondre.

« Et cela étant, continua Mme Shmith après un silence, vous saurez combien j’apprécie votre visite. C’est vraiment bien bon de votre part, vous qui avez tant d’autres invitations. »

La pénétration de Mme Shmith saisit Anna d’étonnement et de confusion ; elle ne pouvait imaginer comment elle savait quelque chose sur Wenvorth.

« Dites-moi, je vous prie, continua Mme Shmith ; M. Elliot sait-il que je suis à Bath, et que vous me connaissez ?

— M. Elliot ! reprit Anna surprise, mais elle se reprit aussitôt, et ajouta d’un air indifférent : Vous le connaissez ?

— Je l’ai connu beaucoup autrefois, dit madame Shmith gravement ; mais c’est fini maintenant.

— Vous ne m’en avez jamais rien dit ! Si je l’avais su, j’aurais eu le plaisir de lui parler de vous.

— Pour dire la vérité, dit Mme Shmith reprenant son air gai, c’est exactement le plaisir que je vous prie de me faire. M. Elliot peut m’être très utile, et si vous avez la bonté, chère miss Elliot, de prendre ma cause en main, elle sera gagnée.

— J’en serais extrêmement heureuse : j’espère que vous ne doutez pas de mon désir de vous être utile, répondit Anna, mais vous me supposez une plus grande influence que je n’en ai. Je suis parente de M. Elliot, à ce titre seulement n’hésitez pas à m’employer. »

Mme Shmith lui jeta un regard pénétrant, puis, souriant, elle lui dit :

« J’ai été un peu trop vite à ce que je vois. Pardonnez-le-moi, j’aurais dû attendre une déclaration officielle. Mais, chère miss Elliot, dites-moi, comme à une vieille amie, quand je pourrai parler. Me sera-t-il permis, la semaine prochaine, de penser, que tout est décidé, et de bâtir mes projets égoïstes sur le bonheur de M. Elliot ?

— Non, répondit Anna ; ni la semaine prochaine, ni les suivantes. Rien de ce que vous pensez ne se fera. Je ne dois pas épouser M. Elliot. Qui vous le fait croire ? »

Mme Shmith la regarda avec attention, sourit, secoua la tête et dit :

« Je crois que vous ne serez pas cruelle quand le moment sera arrivé. Jusque-là, nous autres femmes, nous ne voulons rien avouer. Tout homme qui ne nous a pas encore demandées est censé refusé. Laissez-moi plaider pour mon ancien ami. Où trouverez-vous un mari plus gentleman, un homme plus aimable ? Laissez-moi recommander M. Elliot. Je suis sûre que le colonel Wallis ne vous a dit de lui que du bien ; et qui peut le mieux connaître que le colonel Wallis ?

— Ma chère madame Shmith, il n’y a pas un an que Mme Elliot est morte. Votre supposition n’est pas admissible.

— Oh ! si ce sont là vos seules objections ! dit Mme Shmith d’un air malin, M. Elliot est sauvé, et je ne m’inquiète plus de lui. Ne m’oubliez pas quand vous serez mariée : voilà tout. Dites-lui que je suis votre amie, et il m’obligera plus facilement qu’aujourd’hui. J’espère, chère miss Elliot, que vous serez très heureuse. M. Elliot a assez de bon sens pour apprécier la valeur d’une femme telle que vous. Votre bonheur ne fera pas naufrage comme le mien. Vous avez la fortune, et vous connaissez le caractère de votre fiancé. D’autres ne l’entraîneront pas à sa ruine.

— Oui, dit Anna, je peux croire tout le bien possible de mon cousin. Son caractère paraît ferme et décidé, et j’ai pour lui un grand respect. Mais je ne le connais pas depuis longtemps, et ce n’est pas un homme qu’on puisse connaître vite. Ne comprenez-vous pas qu’il ne m’est rien ? S’il demandait ma main, je refuserais. Je vous assure que M. Elliot n’était pour rien dans le plaisir que j’ai eu hier soir. Ce n’est pas M. Elliot qui… »

Elle s’arrêta, et rougit fortement, regrettant d’en avoir tant dit. Puis, impatiente d’échapper à de nouvelles remarques, elle voulut savoir pourquoi Mme Shmith s’était imaginé qu’elle épouserait M. Elliot.

« D’abord, pour vous avoir vus souvent ensemble. J’ai pensé, comme tout le monde, que vos parents et vos amis désiraient cette union. Mais c’est depuis deux jours seulement que j’en ai entendu parler.

— Vraiment, on en a parlé !

— Avez-vous regardé la femme qui vous a introduite hier soir ? C’était la garde, Mme Rock, qui, par parenthèse, était très curieuse de vous voir et très contente de se trouver là. C’est elle qui m’a dit que vous épousiez M. Elliot.

— Elle n’a pu dire grand’chose sur des bruits qui n’ont aucun fondement, » dit Anna en riant.

Mme Shmith ne répondit pas.

« Dois-je dire à M. Elliot que vous êtes à Bath ?

— Non, certainement. Je vous remercie ; ne vous occupez pas de moi.

— Vous disiez avoir connu M. Elliot pendant longtemps ?

— Oui.

— Pas avant son mariage, sans doute ?

— Il n’était pas marié quand je l’ai connu.

— Et vous étiez très liée avec lui ?

— Intimement.

— Vraiment ! alors dites-moi ce qu’il était à cette époque : je suis curieuse de le savoir. Était-il tel qu’aujourd’hui ?

— Je ne l’ai pas vu depuis trois ans, » répondit Mme Shmith d’une voix si grave, que continuer ce sujet devenait impossible.

La curiosité d’Anna en fut accrue. Elles restèrent toutes deux silencieuses ; enfin Mme Shmith dit :

« Je vous demande pardon, chère miss Elliot, mais j’étais incertaine sur ce que je devais faire, et je me décide à vous laisser connaître le vrai caractère de M. Elliot. Je crois maintenant que vous n’avez pas l’intention de l’accepter. Mais on ne sait ce qui peut arriver ; vous pourriez un jour ou l’autre penser différemment. Écoutez la vérité :

« M. Elliot est un homme sans cœur et sans conscience ; un être prudent, rusé et froid, qui ne pense qu’à lui, qui, pour son bien-être ou son intérêt, commettrait une cruauté, une trahison, s’il n’y trouvait aucun risque. Il est capable d’abandonner ceux qu’il a entraînés à la ruine sans le moindre remords. Il n’a aucun sentiment de justice ni de compassion. Oh ! il n’a pas de cœur, et son âme est noire. »

Elle s’arrêta, voyant l’air surpris d’Anna, et ajouta d’un ton plus calme :

« Mes expressions vous étonnent ; il faut faire la part d’une femme irritée et maltraitée, mais j’essayerai de me dominer. Je ne veux pas le décrier. Je vous dirai seulement ce qu’il a été pour moi.

« Il était, avant mon mariage, l’ami intime de mon cher mari, qui le croyait aussi bon que lui-même. M. Elliot me plut aussi beaucoup, et j’eus de lui une haute opinion. À dix-neuf ans on ne raisonne pas beaucoup. Nous vivions très largement : il avait moins d’aisance que nous, et demeurait au temple ; c’est à peine s’il pouvait soutenir son rang. Mais notre maison était la sienne ; il y était le bienvenu ; on le regardait comme un frère. Mon pauvre Henri, qui avait l’esprit le plus fin et le plus généreux, aurait partagé avec lui jusqu’à son dernier sou, et je sais qu’il est venu souvent à son aide.

— Ce doit être alors, dit Anna, qu’il connut mon père et ma sœur. Je n’ai jamais compris sa conduite avec eux ni son mariage ; cela ne s’accorde guère avec ce qu’il paraît être aujourd’hui.

— Je sais tout ! s’écria Mme Shmith. Il fut présenté à Sir Walter avant que je le connusse, mais il en parlait souvent. Je sais qu’il refusa les avances qu’on lui fit. Je sais aussi tout ce qui a rapport à son mariage. Sa femme était d’une condition inférieure ; je l’ai connue pendant les deux dernières années de sa vie.

— On m’a dit que ce ne fut pas un heureux mariage, dit Anna. Mais j’aimerais à savoir pourquoi il repoussa les avances de mon père.

— M. Elliot, continua Mme Shmith, avait alors le désir de faire rapidement fortune par un riche mariage. Il n’avait aucun secret pour moi ; il me le dit, et me parlait souvent de votre père et de votre sœur.

— Peut-être, dit Anna frappée d’une idée soudaine, lui avez-vous quelquefois parlé de moi ?

— Très souvent : je me vantais de connaître ma chère Anna, et je disais que vous ne ressembliez guère à…… »

Elle s’arrêta brusquement.

« Cela m’explique ce que m’a dit M. Elliot hier soir. Je n’y comprenais rien. Mais je vous ai interrompue : alors M. Elliot fit un mariage d’argent ? et c’est là sans doute ce qui vous ouvrit les yeux sur son caractère ? »

Ici Mme Shmith hésita :

« Oh ! ces choses sont trop communes pour frapper beaucoup. J’étais très jeune, gaie et insouciante. Je ne pensais qu’au plaisir. La maladie et le chagrin m’ont donné d’autres idées. Mais alors je ne voyais rien de répréhensible dans ce que faisait M. Elliot. Chercher son bien avant tout me paraissait naturel.

— Mais sa femme n’était-elle pas de basse condition ?

— Oui, c’était là mon objection, mais il ne voulut rien entendre. De l’argent, c’était tout ce qu’il voulait. Le père était vitrier, le grand-père boucher. Mais elle était jolie, elle avait eu de l’éducation, et ses cousines l’avaient conduite dans la société. Le hasard lui fit rencontrer Elliot : elle l’aima. Il s’assura seulement du chiffre de la fortune. Il n’attachait pas d’importance, comme aujourd’hui, à son rang. Kellynch devait lui revenir un jour ; mais en attendant il ne se souciait guère de l’honneur de la famille. Je lui ai souvent entendu dire que si une baronnie s’achetait il vendrait la sienne pour mille francs, y compris les armoiries et la devise, le nom et la livrée. Mais ce serait mal de raconter tout ce qu’il disait sur ce sujet, et cependant je dois vous donner des preuves.

— Je n’en ai pas besoin : ce que vous m’avez dit s’accorde bien avec tout ce que nous avons entendu dire. Je suis curieuse de savoir pourquoi il est si différent maintenant ?

— Pour ma propre satisfaction, restez, et soyez assez bonne pour aller prendre dans ma chambre une petite boîte incrustée que vous trouverez sur la tablette du cabinet. »

Anna fit ce que son amie désirait, et la boîte fut placée devant Mme Shmith. Elle soupira en l’ouvrant et dit :

« Elle est pleine de lettres de M. Elliot à mon mari. J’en cherche une écrite avant mon mariage et qui a été conservée par hasard. La voici ; je ne l’ai pas brûlée, parce qu’étant peu satisfaite de M. Elliot, j’ai voulu conserver les preuves de notre ancienne intimité :

« Cher Shmith, j’ai reçu votre lettre. Votre bonté m’accable. Je voudrais que les cœurs comme le vôtre fussent moins rares ; mais j’ai vécu vingt-trois ans dans le monde, et je n’ai rien vu de pareil. Je n’ai pas besoin d’argent en ce moment. Félicitez-moi : je suis débarrassé de Sir Walter et de sa fille. Ils sont retournés à Kellynch, et m’ont fait presque jurer de les visiter cet été. Mais quand j’irai, ce sera accompagné d’un arpenteur, pour savoir le meilleur parti qu’on peut tirer de la propriété. Le baronnet pourrait bien se remarier ; il est assez fou pour cela.

« S’il le fait, il me laissera en paix, ce qui est une compensation pour l’héritage.

« Je voudrais avoir un autre nom que Elliot ; j’en suis écœuré. Heureusement je puis quitter celui de Walter, et je souhaite que vous ne me le jetiez jamais à la face, voulant pour le reste de ma vie me dire

« Votre dévoué
« William Elliot. »

Anna ne put lire cette lettre sans rougir ; ce que voyant, dit Mme Shmith :

« Les expressions sont assez insolentes. Elles vous peignent l’homme. Peut-on être plus clair ? »

Anna fut quelque temps à se remettre du trouble et de la mortification qu’elle avait éprouvés.

Elle fut obligée de se dire avant de recouvrer le calme nécessaire, que cette lecture était la violation du secret d’une lettre, et qu’on ne devait juger personne sur un pareil témoignage.

« Je vous remercie, dit-elle. Voici bien la preuve complète de ce que vous m’avez dit. Mais pourquoi se lier avec nous, à présent ?

— Vous allez le savoir : je vous ai montré ce qu’était M. Elliot, il y a douze ans ; je vais vous le montrer tel qu’il est aujourd’hui. Je ne puis vous donner des preuves écrites, mais un témoignage verbal authentique. Il désire réellement vous épouser. Ses intentions sont très sincères. Mon autorité en ceci est le colonel Wallis.

— Vous le connaissez donc ?

— Non, la chose ne me vient pas si directement, mais la source n’en est pas moins bonne. M. Elliot parle à cœur ouvert de ses projets de mariage au colonel Wallis, qui me paraît un caractère sensé, prudent et observateur. Mais il a une jolie femme très sotte, à qui il dit tout ce qu’il fait ; celle-ci répète tout à sa garde, qui me le redit.

— Ma chère Mme Shmith, votre autorité est en faute. Les idées que M. Elliot a sur moi n’expliquent aucunement ses efforts pour se réconcilier avec mon père. Ils étaient déjà sur un pied d’intimité quand je suis arrivée à Bath.

— Oui, je sais cela, mais… Écoutez-moi seulement : vous jugerez bientôt s’il faut y croire, en écoutant quelques particularités que vous pourrez immédiatement contredire ou confirmer. Il vous avait vue et admirée avant d’aller à Bath sans vous connaître, est-ce vrai ?

— Oui, je l’ai vu à Lyme.

— Bien. Le premier point reconnu vrai, accordez quelque confiance à mon amie. Il vous vit à Lyme, et vous lui plûtes tellement qu’il fut ravi de vous retrouver à Camben-Place, sous le nom de miss Anna Elliot. Dès ce moment, ses visites eurent un double motif. Mon historien dit que l’amie de votre sœur est à Bath depuis le commencement de septembre ; que c’est une femme habile, insinuante ; une belle personne, pauvre et… qui doit désirer s’appeler lady Elliot ; et l’on se demande avec surprise pourquoi miss Elliot semble ne pas voir le danger. »

Ici, Mme Shmith s’arrêta un moment ; mais, Anna gardant le silence, elle continua :

« Ceux qui connaissent la famille voyaient les choses ainsi, longtemps avant votre arrivée. Le colonel Wallis, ami de M. Elliot, avait l’œil sur votre père et étudiait avec intérêt ce qui se passe ici ; il mit M. Elliot au courant des cancans. Celui-ci a complètement changé d’avis pour ce qui touche le rang et les relations ; et maintenant qu’il est riche, il s’est accoutumé à étayer son bonheur sur sa baronnie future. Il ne peut supporter l’idée de ne pas être Sir Walter. Vous pouvez deviner que les nouvelles apportées par son ami ne lui ont pas été agréables. Il a résolu de s’établir à Bath et de se lier avec la famille, afin de s’assurer du danger et de circonvenir la dame, s’il était nécessaire, et le colonel a promis de l’aider. Le seul but de M. Elliot était d’abord d’étudier Mme Clay et Sir Walter, quand votre arrivée y ajouta un autre motif. Mais je n’ai pas besoin d’entrer dans des détails, et vous pouvez vous souvenir de ce qui s’est passé depuis.

— Oui, dit Anna ; ce que vous me dites s’accorde avec ce que j’ai vu. La ruse a toujours quelque chose d’offensif ; et les manœuvres de l’égoïsme et de la duplicité sont révoltantes ; mais rien de ce que j’ai entendu ne me surprend, j’ai toujours supposé à sa conduite un motif caché. J’aimerais à connaître sa pensée sur la probabilité de l’événement qu’il redoute.

— Il pense que Mme Clay sait qu’il voit son jeu, qu’elle le craint, et que sa présence l’empêche d’agir comme elle le voudrait. Mais il partira un jour ou l’autre, et je ne vois pas comment il pourra être jamais tranquille, tant qu’elle gardera son influence. Mme Wallis a une idée amusante, c’est de mettre dans votre contrat de mariage avec M. Elliot que votre père n’épousera pas Mme Clay. Cela ne l’empêchera pas, dit Mme Rock, d’en épouser une autre.

— Je suis très enchantée de savoir tout cela ; il me sera peut-être plus pénible de me trouver avec lui, mais je saurai mieux comment il faut agir. M. Elliot est décidément un homme mondain et rusé qui n’a d’autres principes pour le guider que l’égoïsme. »

Mais Mme Shmith n’en avait pas fini avec M. Elliot, Il avait entraîné son mari à sa ruine ; et Anna put se convaincre que M. Shmith avait un cœur aimant, un caractère facile et insouciant, et une intelligence très médiocre ; que son ami le dominait et probablement le méprisait. Devenu riche lui-même, M. Elliot s’inquiéta peu des embarras financiers de son ami, qui mourut juste à temps pour ne pas savoir sa ruine. Mais ils avaient assez connu la gêne pour savoir qu’il ne fallait pas compter sur M. Elliot. Cependant M. Shmith, par une confiance qui faisait plus d’honneur à son cœur qu’à son jugement, le nomma son exécuteur testamentaire ; il refusa, malgré les prières de Mme Shmith, ne voulant pas s’engager dans des tracas inutiles. Cette ingratitude équivalait pour Anna presque à un crime. Elle écouta cette histoire, comprenant que ce récit soulageait son amie, et s’étonnant seulement de son calme habituel. Mme Shmith, en apprenant le mariage d’Anna, avait espéré obtenir par son intermédiaire un service de M. Elliot. C’était pour recouvrer une propriété dans les Indes, dont les revenus étaient sous le séquestre ; elle était forcée de renoncer à cet espoir.

Anna ne put s’empêcher de s’étonner que Mme Shmith eût d’abord parlé si favorablement de M. Elliot.

« Ma chère, lui répondit-elle, je regardais votre mariage comme certain, et je ne pouvais vous dire sur lui la vérité ; mais mon cœur souffrait quand je vous parlais de bonheur. Cependant M. Elliot a des qualités, et, avec une femme comme vous, il ne fallait pas désespérer. Sa première femme fut malheureuse, mais elle était ignorante et sotte, et il ne l’avait jamais aimée. J’espérais qu’il en serait autrement pour vous. »

Anna frissonna à la pensée de ce qu’elle aurait souffert. Était-il possible qu’elle eût consentie devenir lady Elliot ? Et lequel des deux eût été le plus misérable, quand le temps aurait tout fait connaître, mais trop tard.