Pertharite/Acte I

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 21-35).
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ACTE I.



Scène première.

RODELINDE, UNULPHE.
RODELINDE.

Oui, l’honneur qu’il me rend ne fait que m’outrager ;
Je vous le dis encore, rien ne peut me changer[1] :
Ses conquêtes pour moi sont des objets de haine ;
L’hommage qu’il m’en fait renouvelle ma peine,
5Et comme son amour redouble mon tourment,
Si je le hais vainqueur, je le déteste amant.
Voilà quelle je suis, et quelle je veux être[2],
Et ce que vous direz au comte votre maître.

UNULPHE.

Dites au Roi, Madame[3].

RODELINDE.

Dites au Roi, Madame.Ah ! je ne pense pas
10Que de moi Grimoald exige un cœur si bas :
S’il m’aime, il doit aimer cette digne arrogance

Qui brave ma fortune et remplit ma naissance.
Si d’un roi malheureux et la fuite et la mort
L’assurent dans son trône à titre du plus fort,
15Ce n’est point à sa veuve à traiter de monarque
Un prince qui ne l’est qu’à cette triste marque.
Qu’il ne se flatte point d’un espoir décevant :
Il est toujours pour moi comte de Bénévent,
Toujours l’usurpateur du sceptre de nos pères,
20Et toujours, en un mot, l’auteur de mes misères.

UNULPHE.

C’est ne connoître pas la source de vos maux,
Que de les imputer à ses nobles travaux.
Laissez à sa vertu le prix qu’elle mérite,
Et n’en accusez plus que votre Pertharite :
Son ambition seule…

RODELINDE.

25Son ambition seule…Unulphe, oubliez-vous
Que vous parlez à moi, qu’il était mon époux ?

UNULPHE.

Non ; mais vous oubliez que bien que la naissance
Donnât à son aîné la suprême puissance,
Il osa toutefois partager avec lui
30Un sceptre dont son bras devoit être l’appui ;
Qu’on vit alors deux rois en votre Lombardie,
Pertharite à Milan, Gundebert à Pavie,
Dont[4] ce dernier, piqué par un tel attentat,
Voulut entre ses mains réunir son État,
35Et ne put voir longtemps en celles de son frère…

RODELINDE.

Dites qu’il fut rebelle aux ordres de son père.
Le Roi, qui connoissoit ce qu’ils valoient tous deux,

Mourant entre leurs bras, fit ce partage entre eux :
Il vit en Pertharite une âme trop royale
40Pour ne lui pas laisser une fortune égale ;
Et vit en Gundebert un cœur assez abjet[5]
Pour ne mériter pas son frère pour sujet.
Ce n’est pas attenter aux droits d’une couronne
Qu’en conserver la part qu’un père nous en donne ;
45De son dernier vouloir c’est se faire des lois,
Honorer sa mémoire, et défendre son choix.

UNULPHE.

Puisque vous le voulez, j’excuse son courage ;
Mais condamnez du moins l’auteur de ce partage,
Dont l’amour indiscret pour des fils généreux,
50Les faisant tous deux rois, les a perdus tous deux.
Ce mauvais politique avoit dû reconnoître
Que le plus grand État ne peut souffrir qu’un maître,
Que les rois n’ont qu’un trône et qu’une majesté,
Que leurs enfants entre eux n’ont point d’égalité,
55Et qu’enfin la naissance a son ordre infaillible,
Qui fait de leur couronne un point indivisible.

RODELINDE.

Et toutefois le ciel par les événements
Fit voir qu’il approuvoit ses justes sentiments.
Du jaloux Gundebert l’ambitieuse haine
60Fondant sur Pertharite, y trouva tôt sa peine.
Une bataille entre eux vidoit leur différend ;
Il en sortit défait, il en sortit mourant :
Son trépas nous laissoit toute la Lombardie,
Dont il nous envioit une foible partie ;
65Et j’ai versé des pleurs qui n’auroient pas coulé,
Si votre Grimoald ne s’en fût point mêlé.
Il lui promit vengeance, et sa main plus vaillante

Rendit après sa mort sa haine triomphante :
Quand nous croyions le sceptre en la nôtre affermi,
70Nous changeâmes de sort en changeant d’ennemi ;
Et le voyant régner où régnoient les deux frères,
Jugez à qui je puis imputer nos misères.

UNULPHE.

Excusez un amour que vos yeux ont éteint :
Son cœur pour Édüige en étoit lors atteint ;
75Et pour gagner la sœur à ses désirs trop chère,
Il fallut épouser les passions du frère.
Il arma ses sujets, plus pour la conquérir
Qu’à dessein de vous nuire ou de le secourir.
Alors qu’il arriva, Gundebert rendait l’âme,
80Et sut en ce moment abuser de sa flamme.
« Bien, dit-il, que je touche à la fin de mes jours,
Vous n’avez pas en vain amené du secours ;
Ma mort vous va laisser ma sœur et ma querelle :
Si vous l’osez aimer, vous combattrez pour elle. »
85Il la proclame reine ; et sans retardement
Les chefs et les soldats ayant prêté serment,
Il en prend d’elle un autre, et de mon prince même :
« Pour montrer à tous deux à quel point je vous aime,
Je vous donne, dit-il, Grimoald pour époux,
90Mais à condition qu’il soit digne de vous ;
Et vous ne croirez point, ma sœur, qu’il vous mérite,
Qu’il n’ait vengé ma mort et détruit Pertharite,
Qu’il n’ait conquis Milan, qu’il n’y donne la loi.
À la main d’une reine il faut celle d’un roi. »
95Voilà ce qu’il voulut, voilà ce qu’ils jurèrent,
Voilà sur quoi tous deux contre vous s’animèrent.
Non que souvent mon prince, impatient amant,
N’ait voulu prévenir l’effet de son serment ;
Mais contre son amour la princesse obstinée
100A toujours opposé la parole donnée ;

Si bien que ne voyant autre espoir de guérir,
Il a fallu sans cesse et vaincre et conquérir.
Enfin, après deux ans, Milan par sa conquête
Lui donnait Édüige en couronnant sa tête,
105Si ce même Milan dont elle étoit le prix
N’eût fait perdre à ses yeux ce qu’ils avoient conquis.
Avec un autre sort il prit un cœur tout autre.
Vous fûtes sa captive, et le fîtes le vôtre ;
Et la princesse alors par un bizarre effet,
110Pour l’avoir voulu roi, le perdit tout à fait.
Nous le vîmes quitter ses premières pensées,
N’avoir plus pour l’hymen ces ardeurs empressées,
Éviter Édüige, à peine lui parler,
Et sous divers prétexte à son tour reculer.
115Ce n’est pas que longtemps il n’ait tâché d’éteindre
Un feu dont vos vertus avoient lieu de se plaindre ;
Et tant que dans sa fuite a vécu votre époux,
N’étant plus à sa sœur, il n’osoit être à vous ;
Mais sitôt que sa mort eut rendu légitime
120Cette ardeur qui n’était jusque-là qu’un doux crime…


Scène II.

RODELINDE, ÉDÜIGE, UNULPHE.
ÉDÜIGE.

Madame, si j’étois d’un naturel jaloux,
Je m’inquiéterois de le voir avec vous,
Je m’imaginerois, ce qui pourroit bien être,
Que ce fidèle agent vous parle pour son maître ;
125Mais comme mon esprit n’est pas si peu discret
Qu’il vous veuille envier la douceur du secret,
De cette opinion j’aime mieux me défendre,
Pour mettre en votre choix celle que je dois prendre,

La régler par votre ordre, et croire avec respect
130Tout ce qu’il vous plaira d’un entretien suspect.

RODELINDE.

Le secret n’est pas grand qu’aisément on devine,
Et l’on peut croire alors tout ce qu’on s’imagine.
Oui, Madame, son maître a de fort mauvais yeux ;
Et s’il m’en pouvoit croire, il en useroit mieux.

ÉDÜIGE.

135Il a beau s’éblouir alors qu’il vous regarde,
Il vous échappera si vous n’y prenez garde.
Il lui faut obéir, tout amoureux qu’il est,
Et vouloir ce qu’il veut, quand et comme il lui plaît.

RODELINDE.

Avez-vous reconnu par votre expérience
140Qu’il faille déférer à son impatience ?

ÉDÜIGE.

Vous ne savez que trop ce que c’est que sa foi.

RODELINDE.

Autre est celle d’un comte, autre celle d’un roi ;
Et comme un nouveau rang forme une âme nouvelle,
D’un comte déloyal il fait un roi fidèle.

ÉDÜIGE.

145Mais quelquefois, Madame, avec facilité
On croit des maris morts qui sont pleins de santé ;
Et lorsqu’on se prépare aux seconds hyménées,
On voit par leur retour des veuves étonnées.

RODELINDE.

Qu’avez-vous vu, Madame, ou que vous a-t-on dit ?

ÉDÜIGE.

150Ce mot un peu trop tôt vous alarme l’esprit.
Je ne vous parle pas de votre Pertharite ;
Mais il se pourra faire enfin qu’il ressuscite,
Qu’il rende à vos désirs leur juste possesseur ;
Et c’est dont je vous donne avis en bonne sœur.

RODELINDE.

155N’abusez point d’un nom que votre orgueil rejette.
Si vous étiez ma sœur, vous seriez ma sujette ;
Mais un sceptre vaut mieux que les titres du sang,
Et la nature cède à la splendeur du rang.

ÉDÜIGE.

La nouvelle vous fâche, et du moins importune
160L’espoir déjà formé d’une bonne fortune.
Consolez-vous, Madame : il peut n’en être rien ;
Et souvent on nous dit ce qu’on ne sait pas bien.

RODELINDE.

Il sait mal ce qu’il dit, quiconque vous fait croire
Qu’aux feux de Grimoald je trouve quelque gloire.
165Il est vaillant, il règne, et comme il faut régner ;
Mais toutes ses vertus me le font dédaigner.
Je hais dans sa valeur l’effort qui le couronne ;
Je hais dans sa bonté les cœurs qu’elle lui donne ;
Je hais dans sa prudence un grand peuple charmé ;
170Je hais dans sa justice un tyran trop aimé ;
Je hais ce grand secret d’assurer sa conquête,
D’attacher fortement ma couronne à sa tête ;
Et le hais d’autant plus que je vois moins de jour
À détruire un vainqueur qui règne avec amour.

ÉDÜIGE.

175Cette haine qu’en vous sa vertu même excite
Est fort ingénieuse à voir tout son mérite ;
Et qui nous parle ainsi d’un objet odieux
En diroit bien du mal s’il plaisoit à ses yeux.

RODELINDE.

Qui hait brutalement permet tout à sa haine :
180Il s’emporte, il se jette où sa fureur l’entraîne,
Il ne veut avoir d’yeux que pour ses faux portraits ;
Mais qui hait par devoir ne s’aveugle jamais :
C’est sa raison qui hait, qui toujours équitable,

Voit en l’objet haï ce qu’il a d’estimable,
185Et verroit en l’aimé ce qu’il y faut blâmer,
Si ce même devoir lui commandoit d’aimer.

ÉDÜIGE.

Vous en savez beaucoup.

RODELINDE.

Vous en savez beaucoup.Je sais comme il faut vivre.

ÉDÜIGE.

Vous êtes donc, Madame, un grand exemple à suivre.

RODELINDE.

Pour vivre l’âme saine, on n’a qu’à m’imiter[6].

ÉDÜIGE.

190Et qui veut vivre aimé n’a qu’à vous en conter ?

RODELINDE.

J’aime en vous un soupçon qui vous sert de supplice :
S’il me fait quelque outrage, il m’en fait bien justice.

ÉDÜIGE.

Quoi ? vous refuseriez Grimoald pour époux ?

RODELINDE.

Si je veux l’accepter, m’en empêcherez-vous ?
195Ce qui jusqu’à présent vous donne tant d’alarmes,
Sitôt qu’il me plaira, vous coûtera des larmes ;
Et quelque grand pouvoir que vous preniez sur moi,
Je n’ai qu’à dire un mot pour vous faire la loi.
N’aspirez point, Madame, où je voudrai prétendre :
200Tout son cœur est à moi, si je daigne le prendre.
Consolez-vous pourtant : il m’en fait l’offre en vain ;
Je veux bien sa couronne, et ne veux point sa main.
Faites, si vous pouvez, revivre Pertharite,
Pour l’opposer aux feux dont votre amour s’irrite.
205Produisez un fantôme, ou semez un faux bruit,
Pour remettre en vos fers un prince qui vous fuit ;

J’aiderai votre feinte, et ferai mon possible
Pour tromper avec vous ce monarque invincible,
Pour renvoyer chez vous les vœux qu’on vient m’offrir,
210Et n’avoir plus chez moi d’importuns à souffrir.

ÉDÜIGE.

Qui croit déjà ce bruit un tour de mon adresse,
De son effet sans doute auroit peu d’allégresse,
Et loin d’aider la feinte avec sincérité,
Pourroit fermer les yeux même à la vérité.

RODELINDE.

215Après m’avoir fait perdre époux et diadème,
C’est trop que d’attenter jusqu’à ma gloire même,
Qu’ajouter l’infamie à de si rudes coups.
Connoissez-moi, Madame, et désabusez-vous.
Je ne vous cèle point qu’ayant l’âme royale,
220L’amour du sceptre encore me fait votre rivale,
Et que je ne puis voir d’un cœur lâche et soumis
La sœur de mon époux déshériter mon fils ;
Mais que dans mes malheurs jamais je me dispose
À les vouloir finir m’unissant à leur cause,
225À remonter au trône, où vont tous mes désirs,
En épousant l’auteur de tous mes déplaisirs !
Non, non, vous présumez en vain que je m’apprête
À faire de ma main sa dernière conquête :
Unulphe peut vous dire en fidèle témoin
230Combien à me gagner il perd d’art et de soin.
Si malgré la parole et donnée et reçue,
Il cessa d’être à vous au moment qu’il m’eut vue,
Aux cendres d’un mari tous mes feux réservés
Lui rendent les mépris que vous en recevez.


Scène III.

GRIMOALD, RODELINDE, ÉDÜIGE, GARIBALDE, UNULPHE.
RODELINDE.

235Approche, Grimoald, et dis à ta jalouse,
À qui du moins ta foi doit le titre d’épouse,
Si depuis que pour moi je t’ai vu soupirer,
Jamais d’un seul coup d’œil je t’ai fait espérer ;
Ou si tu veux laisser pour éternelle gêne
240À cette ambitieuse une frayeur si vaine,
Dis-moi de mon époux le déplorable sort :
Il vit, il vit encore, si j’en crois son rapport ;
De ses derniers honneurs les magnifiques pompes[7]
Ne sont qu’illusions avec quoi tu me trompes ;
245Et ce riche tombeau que lui fait son vainqueur
N’est qu’un appas[8] superbe à surprendre mon cœur.

GRIMOALD.

Madame, vous savez ce qu’on m’est venu dire,
Qu’allant de ville en ville et d’empire en empire
Contre Édüige et moi mendier du secours,
250Auprès du roi des Huns il a fini ses jours ;
Et si depuis sa mort j’ai tâché de vous rendre…

RODELINDE.

Qu’elle soit vraie ou non, tu n’en dois rien attendre.
Je dois à sa mémoire, à moi-même, à son fils,
Ce que je dus aux nœuds qui nous avaient unis.
255Ce n’est qu’à le venger que tout mon cœur s’applique ;
Et puisqu’il faut enfin que tout ce cœur s’explique,
Si je puis une fois échapper de tes mains,

J’irai porter partout de si justes desseins :
J’irai dessus ses pas aux deux bouts de la terre
260Chercher des ennemis à te faire la guerre ;
Ou s’il me faut languir prisonnière en ces lieux,
Mes vœux demanderont cette vengeance aux cieux,
Et ne cesseront point jusqu’à ce que leur foudre
Sur mon trône usurpé brise ta tête en poudre.
265Madame, vous voyez avec quels sentiments
Je mets ce grand obstacle à vos contentements.
Adieu : si vous pouvez, conservez ma couronne,
Et regagnez un cœur que je vous abandonne.


Scène IV.

GRIMOALD, ÉDÜIGE, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.

Qu’avez-vous dit, Madame, et que supposez-vous
270Pour la faire douter du sort de son époux ?
Depuis quand et de qui savez-vous qu’il respire ?

ÉDÜIGE.

Ce confident si cher pourra vous le redire.

GRIMOALD.

M’auriez-vous accusé d’avoir feint son trépas ?

ÉDÜIGE.

Ne vous alarmez point, elle ne m’en croit pas.
275Son destin est plus doux veuve que mariée,
Et de croire sa mort vous l’avez trop priée[9].

GRIMOALD.

Mais enfin ?

ÉDÜIGE.

Mais enfin ?Mais enfin, chacun sait ce qu’il sait ;

Et quand il sera temps nous en verrons l’effet.
Épouse-la, parjure, et fais-en une infâme :
280Qui ravit un État peut ravir une femme ;
L’adultère et le rapt sont du droit des tyrans.

GRIMOALD.

Vous me donniez jadis des titres différents.
Quand pour vous acquérir je gagnois des batailles,
Que mon bras de Milan foudroyoit les murailles,
285Que je semois partout la terreur et l’effroi,
J’étois un grand héros, j’étois un digne roi ;
Mais depuis que je règne en prince magnanime,
Qui chérit la vertu, qui sait punir le crime,
Que le peuple sous moi voit ses destins meilleurs,
290Je ne suis qu’un tyran, parce que j’aime ailleurs.
Ce n’est plus la valeur, ce n’est plus la naissance
Qui donne quelque droit à la toute-puissance :
C’est votre amour lui seul qui fait des conquérants,
Suivant qu’ils sont à vous, des rois ou des tyrans.
295Si ce titre odieux s’acquiert à vous déplaire,
Je n’ai qu’à vous aimer, si je veux m’en défaire ;
Et ce même moment, de lâche usurpateur,
Me fera vrai monarque en vous rendant mon cœur.

ÉDÜIGE.

Ne prétends plus au mien après ta perfidie.
300J’ai mis entre tes mains toute la Lombardie ;
Mais ne t’aveugle point dans ton nouveau souci[10] :
Ce n’est que sous mon nom que tu règnes ici,
Et le peuple bientôt montrera par sa haine
Qu’il n’adoroit en toi que l’amant de sa reine,
305Qu’il ne respectoit qu’elle, et ne veut point d’un roi
Qui commence par elle à violer sa foi.

GRIMOALD.

Si vous étiez, Madame, au milieu de Pavie,
Dont vous fit reine un frère en sortant de la vie,
Ce discours, quoique même un peu hors de saison,
310Pourroit avoir du moins quelque ombre de raison.
Mais ici, dans Milan, dont j’ai fait ma conquête,
Où ma seule valeur a couronné ma tête,
Au milieu d’un État où tout le peuple à moi
Ne sauroit craindre en vous que l’amour de son roi,
315La menace impuissante est de mauvaise grâce :
Avec tant de foiblesse il faut la voix plus basse.
J’y règne, et régnerai malgré votre courroux ;
J’y fais à tous justice, et commence par vous.

ÉDÜIGE.

Par moi ?

GRIMOALD.

Par moi ?Par vous, Madame.

ÉDÜIGE.

Par moi ?Par vous, Madame.Après la foi reçue !
320Après deux ans d’amour si lâchement déçue !

GRIMOALD.

Dites après deux ans de haine et de mépris,
Qui de toute ma flamme ont été le seul prix.

ÉDÜIGE.

Appelles-tu mépris une amitié sincère ?

GRIMOALD.

Une amitié fidèle à la haine d’un frère,
325Un long orgueil armé d’un frivole serment,
Pour s’opposer sans cesse au bonheur d’un amant.
Si vous m’aviez aimé, vous n’auriez pas eu honte
D’attacher votre sort à la valeur d’un comte.
Jusqu’à ce qu’il fût roi vous plaire à le gêner,
330C’étoit vouloir vous vendre, et non pas vous donner.
Je me suis donc fait roi pour plaire à votre envie :

J’ai conquis votre cœur au péril de ma vie ;
Mais alors qu’il m’est dû, je suis en liberté
De vous laisser un bien que j’ai trop acheté,
335Et votre ambition est justement punie
Quand j’affranchis un roi de votre tyrannie.
Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
S’il ne m’est pas permis de disposer de moi.
C’est quitter, c’est trahir les droits du diadème,
340Que sur le haut d’un trône être esclave moi-même ;
Et dans ce même trône où vous m’avez voulu,
Sur moi comme sur tous je dois être absolu :
C’est le prix de mon sang ; souffrez que j’en dispose,
Et n’accusez que vous du mal que je vous cause.

ÉDÜIGE.

345Pour un grand conquérant que tu te défends mal !
Et quel étrange roi tu fais de Grimoald !
Ne dis plus que ce rang veut que tu m’abandonnes,
Et que la trahison est un droit des couronnes ;
Mais si tu veux trahir, trouve du moins, ingrat,
350De plus belles couleurs dans les raisons d’État.
Dis qu’un usurpateur doit amuser la haine
Des peuples mal domptés, en épousant leur reine ;
Leur faire présumer qu’il veut rendre à son fils
Un sceptre sur le père injustement conquis ;
355Qu’il ne veut gouverner que durant son enfance,
Qu’il ne veut qu’en dépôt la suprême puissance,
Qu’il ne veut autre titre en leur donnant la loi,
Que d’époux de la Reine et de tuteur du Roi ;
Dis que sans cet hymen ta puissance t’échappe,
360Qu’un vieil amour des rois la détruit et la sape ;
Dis qu’un tyran qui règne en pays ennemi
N’y sauroit voir son trône autrement affermi.
De cette illusion l’apparence plausible
Rendroit ta lâcheté peut-être moins visible ;

365Et l’on pourroit donner à la nécessité
Ce qui n’est qu’un effet de ta légèreté.

GRIMOALD.

J’embrasse un bon avis, de quelque part qu’il vienne.
Unulphe, allez trouver la Reine, de la mienne,
Et tâchez par cette offre à vaincre sa rigueur.
370Madame, c’est à vous que je devrai son cœur ;
Et pour m’en revancher, je prendrai soin moi-même
De faire choix pour vous d’un mari qui vous aime,
Qui soit digne de vous, et puisse mériter
L’amour que, malgré moi, vous voulez me porter.

ÉDÜIGE.

375Traître, je n’en veux point que ta mort ne me donne,
Point qui n’ait par ton sang affermi ma couronne.

GRIMOALD.

Vous pourrez à ce prix en trouver aisément.
Remettez la princesse à son appartement,
Duc ; et tâchez à rompre un dessein sur ma vie
380Qui me feroit trembler si j’étois à Pavie.

ÉDÜIGE.

Crains-moi, crains-moi partout : et Pavie, et Milan,
Tout lieu, tout bras est propre à punir un tyran ;
Et tu n’as point de forts où vivre en assurance,
Si de ton sang versé je suis la récompense.

GRIMOALD.

385Dissimulez du moins ce violent courroux :
Je deviendrois tyran, mais ce seroit pour vous.

ÉDÜIGE.

Va, je n’ai point le cœur assez lâche pour feindre.

GRIMOALD.

Allez donc ; et craignez, si vous me faites craindre.

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Var. Je vous le dis encor, rien ne me peut changer. (1653-56)
  2. Var. Voilà quelle je suis, et quelle je dois être. (1653-56 et 63)
  3. Var. Nommez-le roi, Madame. (1653-56)
  4. Dont, « par suite de quoi, » dans le sens du latin unde. Voyez le Lexique. Il y a un emploi semblable de dont dans l’extrait de du Verdier : voyez plus haut, p. 11.
  5. Voyez tome I, p. 169, note 1.
  6. Var. Qui veut vivre en repos, il n’a qu’à m’imiter. (1653-1656)
  7. Var. De ses derniers devoirs les magnifiques pompes. (1653-56)
  8. Corneille ne distingue pas par l’orthographe appât (appâts) et appas, dont nous faisons deux mots. Il écrit appas dans tous les sens, tant au singulier qu’au pluriel.
  9. Var. Et de le croire mort vous l’avez trop priée. (1653-56)
  10. Var. Mais ne t’aveugle point dans ton ambition :
    Si tu règnes ici, ce n’est que sous mon nom. (1653-56)