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Pertharite/Acte III

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 52-68).
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ACTE III.


Scène première.

GARIBALDE, RODELINDE.
GARIBALDE.

Ce n’est plus seulement l’offre d’un diadème
Que vous fait pour un fils un prince qui vous aime,
Et de qui le refus ne puisse être imputé
Qu’à fermeté de haine ou magnanimité :
755Il y va de sa vie, et la juste colère
Où jettent cet amant les mépris de la mère,
Veut punir sur le sang de ce fils innocent
La dureté d’un cœur si peu reconnoissant.
C’est à vous d’y penser : tout le choix qu’on vous donne,
760C’est d’accepter pour lui la mort ou la couronne.
Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
Le va faire périr ou le faire régner[1].

RODELINDE.

S’il me faut faire un choix d’une telle importance,
On me donnera bien le loisir que j’y pense.

GARIBALDE.

765Pour en délibérer vous n’avez qu’un moment :
J’en ai l’ordre pressant ; et sans retardement,
Madame, il faut résoudre, et s’expliquer sur l’heure :
Un mot est bientôt dit. Si vous voulez qu’il meure,

Prononcez-en l’arrêt, et j’en prendrai la loi
770Pour faire exécuter les volontés du Roi.

RODELINDE.

Un mot est bientôt dit ; mais dans un tel martyre
On n’a pas bientôt vu quel mot c’est qu’il faut dire ;
Et le choix qu’on m’ordonne est pour moi si fatal,
Qu’à mes yeux des deux parts le supplice est égal.
775Puisqu’il faut obéir, fais-moi venir ton maître[2].

GARIBALDE.

Quel choix avez-vous fait ?

RODELINDE.

Quel choix avez-vous fait ?Je lui ferai connoître
Que si…

GARIBALDE.

Que si…C’est avec moi qu’il vous faut achever :
Il est las désormais de s’entendre braver ;
Et si je ne lui porte une entière assurance
780Que vos désirs enfin suivent son espérance,
Sa vue est un honneur qui vous est défendu.

RODELINDE.

Que me dis-tu, perfide ? ai-je bien entendu ?
Tu crains donc qu’une femme, à force de se plaindre,
Ne sauve une vertu que tu tâches d’éteindre,
785Ne remette un héros au rang de ses pareils,
Dont tu veux l’arracher par tes lâches conseils ?
Oui, je l’épouserai, ce trop aveugle maître,
Tout cruel, tout tyran que tu le forces d’être :
Va, cours l’en assurer ; mais penses-y deux fois.
790Crains-moi, crains son amour, s’il accepte mon choix.
Je puis beaucoup sur lui ; j’y pourrai davantage,
Et régnerai peut-être après cet esclavage.

GARIBALDE.

Vous régnerez, Madame, et je serai ravi
De mourir glorieux pour l’avoir bien servi.

RODELINDE.

795Va, je lui ferai voir que de pareils services
Sont dignes seulement des plus cruels supplices,
Et que de tous les maux dont les rois sont auteurs,
Ils s’en doivent venger sur de tels serviteurs.
Tu peux en attendant lui donner cette joie,
800Que pour gagner mon cœur il a trouvé la voie,
Que ton zèle insolent et ton mauvais destin
À son amour barbare en ouvrent le chemin.
Dis-lui, puisqu’il le faut, qu’à l’hymen je m’apprête ;
Mais fuis-nous, s’il s’achève, et tremble pour ta tête.

GARIBALDE.

805Je veux bien à ce prix vous donner un grand roi.

RODELINDE.

Qu’à ce prix donc il vienne, et m’apporte sa foi.


Scène II.

RODELINDE, ÉDÜIGE.
ÉDÜIGE.

Votre félicité sera mal assurée
Dessus un fondement de si peu de durée.
Vous avez toutefois de si puissants appas…

RODELINDE.

810Je sais quelques secrets que vous ne savez pas ;
Et si j’ai moins que vous d’attraits et de mérite,
J’ai des moyens plus sûrs d’empêcher qu’on me quitte.

ÉDÜIGE.

Mon exemple…

RODELINDE.

Mon exemple…Souffrez que je n’en craigne rien,
Et par votre malheur ne jugez pas du mien.
815Chacun à ses périls peut suivre sa fortune[3],
Et j’ai quelques soucis que l’exemple importune.

ÉDÜIGE.

Ce n’est pas mon dessein de vous importuner.

RODELINDE.

Ce n’est pas mon dessein aussi de vous gêner ;
Mais votre jalousie un peu trop inquiète
820Se donne malgré moi cette gêne secrète.

ÉDÜIGE.

Je ne suis point jalouse, et l’infidélité…

RODELINDE.

Eh bien ! soit jalousie ou curiosité,
Depuis quand sommes-nous en telle intelligence
Que tout mon cœur vous doive entière confidence ?

ÉDÜIGE.

825Je n’en prétends aucune, et c’est assez pour moi
D’avoir bien entendu comme il accepte un roi.

RODELINDE.

On n’entend pas toujours ce qu’on croit bien entendre.

ÉDÜIGE.

De vrai, dans un discours difficile à comprendre,
Je ne devine point, et n’en ai pas l’esprit ;
830Mais l’esprit n’a que faire où l’oreille suffit.

RODELINDE.

Il faudroit que l’oreille entendît la pensée[4].

ÉDÜIGE.

J’entends assez la vôtre : on vous aura forcée ;

On vous aura fait peur, ou de la mort d’un fils,
Ou de ce qu’un tyran se croit être permis,
835Et l’on fera courir quelque mauvaise excuse
Dont la cour s’éblouisse et le peuple s’abuse.
Mais cependant ce cœur que vous m’abandonniez…

RODELINDE.

Il n’est pas temps encore que vous vous en plaigniez :
Comme il m’a fait des lois, j’ai des lois à lui faire.

ÉDÜIGE.

840Il les acceptera pour ne vous pas déplaire ;
Prenez-en sa parole, il sait bien la garder[5].

RODELINDE.

Pour remonter au trône on peut tout hasarder.
Laissez-m’en, quoi qu’il fasse, ou la gloire ou la honte,
Puisque ce n’est qu’à moi que j’en dois rendre conte[6].
845Si votre cœur souffroit ce que souffre le mien,
Vous ne vous plairiez pas en un tel entretien ;
Et votre âme à ce prix voyant un diadème,
Voudroit en liberté se consulter soi-même.

ÉDÜIGE.

Je demande pardon si je vous fais souffrir,
850Et vais me retirer pour ne vous plus aigrir.

RODELINDE.

Allez, et demeurez dans cette erreur confuse :
Vous ne méritez pas que je vous désabuse.

ÉDÜIGE.

Ce cher amant sans moi vous entretiendra mieux,
Et je n’ai plus besoin de[7] rapport de mes yeux.


Scène III.

GRIMOALD, RODELINDE, GARIBALDE[8].
RODELINDE.

855Je me rends, Grimoald, mais non pas à la force :
Le titre que tu prends m’est une douce amorce,
Et s’empare si bien de mon affection,
Qu’elle ne veut de toi qu’une condition :
Si je n’ai pu t’aimer et juste et magnanime,
860Quand tu deviens tyran je t’aime dans le crime ;
Et pour moi ton hymen est un souverain bien,
S’il rend ton nom infâme aussi bien que le mien.

GRIMOALD.

Que j’aimerai, Madame, une telle infamie
Qui vous fera cesser d’être mon ennemie !
865Achevez, achevez, et sachons à quel prix
Je puis mettre une borne à de si longs mépris :
Je ne veux qu’une grâce, et disposez du reste.
Je crains pour Garibalde une haine funeste,
Je la crains pour Unulphe : à cela près, parlez.

RODELINDE.

870Va, porte cette crainte à des cœurs ravalés ;
Je ne m’abaisse point aux foiblesses des femmes
Jusques à me venger de ces petites âmes.
Si leurs mauvais conseils me forcent de régner,
Je les en dois haïr, et sais les dédaigner.
875Le ciel, qui punit tout, choisira pour leur peine
Quelques moyens plus bas que cette illustre haine.
Qu’ils vivent cependant, et que leur lâcheté
À l’ombre d’un tyran trouve sa sûreté.

Ce que je veux de toi porte le caractère
880D’une vertu plus haute et digne de te plaire.
Tes offres n’ont point eu d’exemples jusqu’ici[9],
Et ce que je demande est sans exemple aussi ;
Mais je veux qu’il te donne une marque infaillible
Que l’intérêt d’un fils ne me rend point sensible,
885Que je veux être à toi sans le considérer,
Sans regarder en lui que craindre ou qu’espérer.

GRIMOALD.

Madame, achevez donc de m’accabler de joie.
Par quels heureux moyens faut-il que je vous croie ?
Expliquez-vous, de grâce, et j’atteste les cieux
890Que tout suivra sur l’heure un bien si précieux.

RODELINDE.

Après un tel serment j’obéis et m’explique.
Je veux donc d’un tyran un acte tyrannique :
Puisqu’il en veut le nom, qu’il le soit tout à fait ;
Que toute sa vertu meure en un grand forfait,
895Qu’il renonce à jamais aux glorieuses marques
Qui le mettoient au rang des plus dignes monarques ;
Et pour le voir méchant, lâche, impie, inhumain,
Je veux voir ce fils même immolé de sa main.

GRIMOALD.

Juste ciel !

RODELINDE.

Juste ciel !Que veux-tu pour marque plus certaine
900Que l’intérêt d’un fils n’amollit point ma haine,
Que je me donne à toi sans le considérer,
Sans regarder en lui que craindre ou qu’espérer ?
Tu trembles, tu pâlis, il semble que tu n’oses
Toi-même exécuter ce que tu me proposes !
905S’il te faut du secours, je n’y recule pas,

Et veux bien te prêter l’exemple de mon bras.
Fais, fais venir ce fils, qu’avec toi je l’immole.
Dégage ton serment, je tiendrai ma parole.
Il faut bien que le crime unisse à l’avenir
910Ce que trop de vertus empêchoit de s’unir.
Qui tranche du tyran[10] doit se résoudre à l’être.
Pour remplir ce grand nom as-tu besoin d’un maître,
Et faut-il qu’une mère, aux dépens de son sang,
T’apprenne à mériter cet effroyable rang ?
915N’en souffre pas la honte, et prends toute la gloire
Que cet illustre effort attache à ta mémoire.
Fais voir à tes flatteurs, qui te font trop oser,
Que tu sais mieux que moi l’art de tyranniser ;
Et par une action aux seuls tyrans permise,
920Deviens le vrai tyran de qui te tyrannise.
À ce prix je me donne, à ce prix je me rends ;
Ou si tu l’aimes mieux, à ce prix je me vends,
Et consens à ce prix que ton amour m’obtienne,
Puisqu’il souille ta gloire aussi bien que la mienne.

GRIMOALD.

925Garibalde, est-ce là ce que tu m’avois dit ?

GARIBALDE.

Avec votre jalouse elle a changé d’esprit ;
Et je l’avois laissée à l’hymen toute prête,
Sans que son déplaisir menaçât que ma tête.
Mais ces fureurs enfin ne sont qu’illusion,
930Pour vous donner, Seigneur, quelque confusion ;
Ne vous étonnez point, vous l’en verrez dédire.

GRIMOALD.

Vous l’ordonnez, Madame, et je dois y souscrire :
J’en ferai ma victime, et ne suis point jaloux
De vous voir sur ce fils porter les premiers coups.

935Quelque honneur qui par là s’attache à ma mémoire,
Je veux bien avec vous en partager la gloire,
Et que tout l’avenir ait de quoi m’accuser
D’avoir appris de vous l’art de tyranniser.
Vous devriez pourtant régler mieux ce courage,
940N’en pousser point l’effort jusqu’aux bords de la rage,
Ne lui permettre rien qui sentît la fureur,
Et le faire admirer sans en donner d’horreur.
Faire la furieuse et la désespérée,
Paroître avec éclat mère dénaturée,
945Sortir hors de vous-même, et montrer à grand bruit
À quelle extrémité mon amour vous réduit,
C’est mettre avec trop d’art la douleur en parade ;
Qui fait le plus de bruit n’est pas le plus malade :
Les plus grands déplaisirs sont les moins éclatants ;
950Et l’on sait qu’un grand cœur se possède en tout temps.
Vous le savez, Madame, et que les grandes âmes
Ne s’abaissent jamais aux foiblesses des femmes,
Ne s’aveuglent jamais ainsi hors de saison ;
Que leur désespoir même agit avec raison,
Et que…

RODELINDE.

Et que…C’en est assez : sois-moi juge équitable[11],
Et dis-moi si le mien agit en raisonnable,
Si je parle en aveugle, ou si j’ai de bons yeux.
Tu veux rendre à mon fils le bien de ses aïeux,
Et toute ta vertu jusque-là t’abandonne,
960Que tu mets en mon choix sa mort ou ta couronne !
Quand j’aurai satisfait tes vœux désespérés[12],
Dois-je croire ses jours beaucoup plus assurés ?

Cet offre[13], ou, si tu veux, ce don du diadème
N’est, à le bien nommer, qu’un faible stratagème.
965Faire un roi d’un enfant pour être son tuteur,
C’est quitter pour ce nom celui d’usurpateur ;
C’est choisir pour régner un favorable titre ;
C’est du sceptre et de lui te faire seul arbitre,
Et mettre sur le trône un fantôme pour roi
970Jusques au premier fils qui te naîtra de moi,
Jusqu’à ce qu’on nous craigne, et que le temps arrive
De remettre en ses mains la puissance effective.
Qui veut bien l’immoler à son affection[14]
L’immoleroit sans peine à son ambition.
975On se lasse bientôt de l’amour d’une femme ;
Mais la soif de régner règne toujours sur l’âme ;
Et comme la grandeur a d’éternels appas,
L’Italie est sujette à de soudains trépas.
Il est des moyens sourds pour lever un obstacle,
980Et faire un nouveau roi sans bruit et sans miracle ;
Quitte pour te forcer à deux ou trois soupirs,
Et peindre alors ton front d’un peu de déplaisirs.
La porte à ma vengeance en seroit moins ouverte :
Je perdrois avec lui tout le fruit de sa perte.
985Puisqu’il faut qu’il périsse, il vaut mieux tôt que tard ;
Que sa mort soit un crime, et non pas un hasard ;
Que cette ombre innocente à toute heure m’anime,
Me demande à toute heure une grande victime ;
Que ce jeune monarque, immolé de ta main,
990Te rende abominable à tout le genre humain ;
Qu’il t’excite partout des haines immortelles ;
Que de tous tes sujets il fasse des rebelles.

Je t’épouserai lors, et m’y viens d’obliger,
Pour mieux servir ma haine, et pour mieux me venger,
995Pour moins perdre de vœux contre ta barbarie,
Pour être à tous moments maîtresse de ta vie,
Pour avoir l’accès libre à pousser ma fureur,
Et mieux choisir la place à te percer le cœur[15].
Voilà mon désespoir, voilà ses justes causes :
1000À ces conditions prends ma main, si tu l’oses.

GRIMOALD.

Oui, je la prends, Madame, et veux auparavant…


Scène IV.

PERTHARITE, GRIMOALD, RODELINDE, GARIBALDE, UNULPHE.
UNULPHE.

Que faites-vous, Seigneur ? Pertharite est vivant[16] :
Ce n’est plus un bruit sourd, le voilà qu’on amène ;
Des chasseurs l’ont surpris dans la forêt prochaine,
1005Où, caché dans un fort, il attendoit la nuit.

GRIMOALD.

Je vois trop clairement quelle main le produit.

RODELINDE.

Est-ce donc vous, Seigneur ? et les bruits infidèles
N’ont-ils semé de vous que de fausses nouvelles ?

PERTHARITE.

Oui, cet époux si cher à vos chastes désirs,
1010Qui vous a tant coûté de pleurs et de soupirs…

GRIMOALD.

Va, fantôme insolent, retrouver qui t’envoie,
Et ne te mêle point d’attenter à ma joie[17].
Il est encore ici des supplices pour toi,
Si tu viens y montrer la vaine ombre d’un roi.
Pertharite n’est plus.

PERTHARITE.

1015Pertharite n’est plus.Pertharite respire,
Il te parle, il te voit régner dans son empire.
Que ton ambition ne s’effarouche pas
Jusqu’à me supposer toi-même un faux trépas[18] :

Il est honteux de feindre où l’on peut toutes choses.
1020Je suis mort, si tu veux ; je suis mort, si tu l’oses,
Si toute ta vertu peut demeurer d’accord
Que le droit de régner me rend digne de mort.
Je ne viens point ici par de noirs artifices
De mon cruel destin forcer les injustices,
1025Pousser des assassins contre tant de valeur,
Et t’immoler en lâche à mon trop de malheur.
Puisque le sort trahit ce droit de ma naissance,
Jusqu’à te faire un don de ma toute-puissance,
Règne sur mes États que le ciel t’a soumis ;
1030Peut-être un autre temps me rendra des amis.
Use mieux cependant de la faveur céleste :
Ne me dérobe pas le seul bien qui me reste,
Un bien où je te suis un obstacle éternel,
Et dont le seul désir est pour toi criminel.
1035Rodelinde n’est pas du droit de ta conquête :
Il faut, pour être à toi, qu’il m’en coûte la tête ;
Puisqu’on m’a découvert, elle dépend de toi ;
Prends-la comme tyran, ou l’attaque en vrai roi.
J’en garde hors du trône encore les caractères,
1040Et ton bras t’a saisi de celui de mes pères.
Je veux bien qu’il supplée au défaut de ton sang,
Pour mettre entre nous deux égalité de rang.
Si Rodelinde enfin tient ton âme charmée,
Pour voir qui la mérite il ne faut point d’armée.
1045Je suis roi, je suis seul, j’en suis maître, et tu peux
Par un illustre effort faire place à tes vœux.

GRIMOALD.

L’artifice grossier n’a rien qui m’épouvante.

Édüige à fourber n’est pas assez savante ;
1050Quelque adresse qu’elle aye, elle t’a mal instruit,
Et d’un si haut dessein elle a fait trop de bruit.
Elle en fait avorter l’effet par la menace,
Et ne te produit plus que de mauvaise grâce.

PERTHARITE.

Quoi ? je passe à tes yeux pour un homme attitré[19] ?

GRIMOALD.

Tu l’avoueras toi-même ou de force ou de gré.
1055Il faut plus de secret alors qu’on veut surprendre,
Et l’on ne surprend point quand on se fait attendre.

PERTHARITE.

Parlez, parlez, Madame, et faites voir à tous
Que vous avez des yeux pour connaître un époux.

GRIMOALD.

Tu veux qu’en ta faveur j’écoute ta complice !
1060Eh bien ! parlez, Madame ; achevez l’artifice.
Est-ce là votre époux ?

RODELINDE.

Est-ce là votre époux ?Toi qui veux en douter[20],

Par quelle illusion m’oses-tu consulter ?
Si tu démens tes yeux, croiras-tu mon suffrage ?
Et ne peux-tu sans moi connaître son visage ?
1065Tu l’as vu tant de fois, au milieu des combats,
Montrer, à tes périls, ce que pesoit son bras,
Et l’épée à la main, disputer en personne,
Contre tout ton bonheur, sa vie et sa couronne.
Si tu cherches une aide[21] à traiter d’imposteur
1070Un roi qui t’a fermé la porte de mon cœur,
Consulte Garibalde, il tremble à voir son maître :
Qui l’osa bien trahir l’osera méconnoître ;
Et tu peux recevoir de son mortel effroi
L’assurance qu’enfin tu n’attends pas de moi.
1075Un service si haut veut une âme plus basse ;
Et tu sais…

GRIMOALD.

Et tu sais…Oui, je sais jusqu’où va votre audace.
Sous l’espoir de jouir de ma perplexité,
Vous cherchez à me voir l’esprit inquiété ;
Et ces discours en l’air que l’orgueil vous inspire
1080Veulent persuader ce que vous n’osez dire,
Brouiller la populace, et lui faire après vous
En un fourbe impudent respecter votre époux.
Poussez donc jusqu’au bout, devenez plus hardie :
Dites-nous hautement…

RODELINDE.

Dites-nous hautement…Que veux-tu que je die ?
1085Il ne peut être ici que ce que tu voudras :
Tes flatteurs en croiront ce que tu résoudras.
Je n’ai pas pour t’instruire assez de complaisance ;
Et puisque son malheur l’a mis en ta puissance,

Je sais ce que je dois, si tu ne me le rends.
1090Achève de te mettre au rang des vrais tyrans.


Scène V.

GRIMOALD, PERTHARITE, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.

Que cet événement de nouveau m’embarrasse !

GARIBALDE.

Pour un fourbe chez vous la pitié trouve place[22] !

GRIMOALD.

Non, l’échafaud bientôt m’en fera la raison.
Que ton appartement lui serve de prison ;
Je te le donne en garde, Unulphe.

PERTHARITE.

1095Je te le donne en garde, Unulphe.Prince, écoute :
Mille et mille témoins te mettront hors de doute ;
Tout Milan, tout Pavie…

GRIMOALD.

Tout Milan, tout Pavie…Allez, sans contester :
Vous aurez tout loisir de vous faire écouter.
(À Garibalde.)
Toi, va voir Édüige, et jette dans son âme[23]
1100Un si flatteur espoir du retour de ma flamme,
Qu’elle-même, déjà s’assurant de ma foi[24],
Te nomme l’imposteur qu’elle déguise en roi.


Scène VI.

GARIBALDE.

Quel revers imprévu ! quel éclat de tonnerre
Jette en moins d’un moment tout mon espoir par terre !
1105Ce funeste retour, malgré tout mon projet,
Va rendre Grimoald à son premier objet ;
Et s’il traite ce prince en héros magnanime,
N’ayant plus de tyran, je n’ai plus de victime :
Je n’ai rien à venger, et ne puis le trahir[25],
1110S’il m’ôte les moyens de le faire haïr.
N’importe toutefois, ne perdons pas courage ;
Forçons notre fortune à changer de visage ;
Obstinons Grimoald, par maxime d’État,
À le croire imposteur, ou craindre un attentat ;
1115Accablons son esprit de terreurs chimériques,
Pour lui faire embrasser des conseils tyranniques ;
De son trop de vertu sachons le dégager,
Et perdons Pertharite afin de le venger.
Peut-être qu’Édüige, à regret plus sévère,
1120N’osera l’accepter teint du sang de son frère,
Et que l’effet suivra notre prétention
Du côté de l’amour et de l’ambition.
Tâchons, quoi qu’il en soit, d’en achever l’ouvrage ;
Et pour régner un jour mettons tout en usage.

FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. « Ces vers forment absolument la même situation que celle d’Andromaque. » (Voltaire.)
  2. Mais il faut obéir ; fais-moi venir ton maître. (1653-56)
  3. Var. Chacun à ses périls peut croire sa fortune. (1653-56)
  4. La pensée est la leçon des éditions de 1653-63. Celles de 1668-92 donnent sa, au lieu de la, ce qui pourrait bien être une faute typographique. Voltaire est revenu à la leçon primitive : la pensée.
  5. Var. Prenez-en sa parole, il la garde fort bien,
    Et vous promettra tout pour ne vous tenir rien.
    ROD. Laissez-m’en, quoi qu’il fasse, ou la gloire ou la honte. (1653-56)
  6. Conte, compte. C’est l’orthographe constante de Corneille. Nous la conservons à la rime.
  7. Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur. Thomas Corneille, et après lui Voltaire, ont substitué du à de.
  8. Les éditions de 1653-56 mettent de plus UNULPHE au nombre des personnages de cette scène.
  9. Var. Tes offres n’ont point eu d’exemple jusqu’ici. (1653-63)
  10. L’édition de 1682 porte seule : « Qui tranche de tyran. »
  11. Var.Et que…C’est assez dit : sois-moi juge équitable,
    Et me dis si le mien agit en raisonnable. (1653-56)
  12. Var. Quand j’aurai satisfait tes feux désespérés. (1653-56)
  13. Toutes les éditions données du vivant de Corneille portent : « Cet offre, » au masculin. Thomas Corneille, dans l’édition de 1692, et Voltaire donnent le féminin. Nous avons vu plus haut, aux vers 369,589 et 590, et nous retrouverons plus loin, au vers 1555, ce même mot au féminin.
  14. Var. Qui le veut immoler à son affection. (1653-56)
  15. Voyez ci-après Sertorius, vers 1784, et la note de Voltaire.
  16. Var. PERTH. Arrête, Grimoald, Pertharite est vivant.
    Ce te doit être assez de porter ma couronne,
    Sans me ravir encor ce que l’hymen me donne ;
    À quoi que ton amour te puisse disposer,
    Commence par ma mort, si tu veux l’épouser.
    [ROD. Est-ce donc vous, Seigneur ? et les bruits infidèles.] (1653-56)
  17. Var. Et ne te mêle pas d’attenter à ma joie. (1653-56)
  18. Var. Et ne t’obstine pas à croire mon trépas.
    Je ne viens point ici, jaloux de ma couronne,
    Soulever mes sujets, me prendre à ta personne,
    Me ressaisir d’un sceptre acquis à ta valeur,
    Et me venger sur toi de mon trop de malheur.
    J’ai cherché vainement dans toutes les provinces
    L’appui des potentats et la pitié des princes,
    Et dans toutes leurs cours je me suis vu surpris
    De n’avoir rencontré qu’un indigne mépris.
    Enfin, las de traîner partout mon impuissance,
    Sans trouver que foiblesse ou que méconnoissance,
    Alarmé d’un amour qu’un faux bruit t’a permis,
    Je rentre en mes États, que le ciel t’a soumis ;
    Mais j’y rencontre encor des malheurs plus étranges :
    Je n’y trouve pour toi qu’estime et que louanges,
    Et d’une voix commune on y bénit un roi
    Qui fait voir sous mon dais plus de vertu que moi.
    Oui, d’un commun accord ces courages infâmes
    Me laissent détrôner jusqu’au fond de leurs âmes,
    S’imputent à bonheur de vivre sous tes lois,
    Et dédaignent pour toi tout le sang de leurs rois.
    Je cède à leurs désirs, garde mon diadème,
    Comme digne rançon de cette autre moi-même ;
    Laisse-moi racheter Rodelinde à ce prix,
    Et je vivrai content malgré tant de mépris.
    Tu sais qu’elle n’est pas du droit de ta conquête ;
    Qu’il faut, pour être à toi, qu’il m’en coûte la tête :
    Garde donc de mêler la fureur des tyrans
    Aux brillantes vertus des plus grands conquérants ;
    Fais voir que ce grand bruit n’est point un artifice,
    Que ce n’est point à faux qu’on vante ta justice,
    Et donne-moi sujet de ne plus m’indigner
    Que mon peuple en ma place aime à te voir régner.
    [GRIM. L’artifice grossier n’a rien qui m’épouvante.] (1653-56)
  19. Var. Quoi ? vous me prenez donc pour un homme attitré ? (1653-56)
  20. Var. Est-ce là votre époux ?Non, c’est un imposteur,
    Il en a tous les traits, et n’en a pas le cœur ;
    Et du moins si c’est lui quand je vois son visage,
    Soudain ce n’est plus lui quand j’entends son langage.
    Mon époux n’eut jamais le courage abattu
    Jusqu’à céder son trône à ta fausse vertu.
    S’il avoit approché si près de ta personne,
    Il eût déjà repris son sceptre et sa couronne ;
    Il se fût fait connoître au bras plus qu’à la voix,
    Et t’eût percé cœur déjà plus d’une fois.
    Ses discours à son rang font une perfidie…
    GRIM. Mais dites-nous enfin… ROD. [Que veux-tu que je die ?]
    C’est lui, ce n’est pas lui : c’est ce que tu voudras ;
    J’en croirai plus que moi ce que tu résoudras.
    Imposteur ou monarque, il est en ta puissance ;
    Et puisque à mes yeux même il trahit sa naissance,
    Sa vie et son trépas me sont indifférents.
    [Achève de te mettre au rang des vrais tyrans.] (1653-56)
  21. Les anciennes éditions, de 1660-1692, donnent une aide, au féminin. Celle de Voltaire (1764) porte un aide.
  22. Var. Ne pensez plus, Seigneur, qu’à punir tant d’audace.
    GRIM. Oui, l’échafaud bientôt m’en fera la raison. (1653-56)
  23. Var. Toi, va voir Édüige, et tâche à tirer d’elle
    Dans ces obscurités quelque clarté fidèle. (1653-64)
  24. Var. Et juge par l’espoir qu’elle aura d’être à moi,
    Si c’est un imposteur qu’elle déguise en roi. (1653-56)
    Var. Et tire de l’espoir qu’elle aura d’être à moi
    Si c’est un imposteur qu’elle déguise en roi. (1660-64)
  25. Var. Je n’ai rien à venger, et ne le puis trahir. (1653-56)