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Petit Commentaire sur l’Éloge du dauphin de France/Édition Garnier

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Petit commentaire sur l’éloge du dauphin de FranceGarniertome 25 (p. 471-475).


PETIT COMMENTAIRE
SUR L’ÉLOGE DU DAUPHIN DE FRANCE
COMPOSÉ PAR M. THOMAS[1].
(1766)


Je viens de lire, dans l’éloquent discours de M. Thomas, ces paroles remarquables :

« Le dauphin lisait avec plaisir ces livres où la douce humanité lui peignait tous les hommes, et même ceux qui s’égarent, comme un peuple de frères. Aurait-il donc été lui-même ou persécuteur ou cruel ? Aurait-il adopté la férocité de ceux qui comptent l’erreur parmi les crimes, et veulent tourmenter pour instruire ? Ah ! dit-il plus d’une fois, ne persécutons point. »

Ces mots ont pénétré dans mon cœur ; je me suis écrié : Quel sera le malheureux qui osera être persécuteur, quand l’héritier d’un grand royaume a déclaré qu’il ne faut pas l’être ? Ce prince savait que la persécution n’a jamais produit que du mal ; il avait lu beaucoup : la philosophie avait percé jusqu’à lui. Le plus grand bonheur d’un État monarchique est que le prince soit éclairé. Henri IV ne l’était point par les livres, car, excepté Montaigne, qui n’a rien d’arrêté, et qui n’apprend qu’à douter, il n’y avait alors que de misérables livres de controverse, indignes d’être lus par un roi. Mais Henri IV était instruit par l’adversité, par l’expérience de la vie privée et de la vie publique, enfin par ses propres lumières. Ayant été persécuté, il ne fut point persécuteur. Il était plus philosophe qu’il ne pensait, au milieu du tumulte des armes, des factions du royaume, des intrigues de la cour, et de la rage de deux sectes ennemies. Louis XIII ne lut rien, ne sut rien, et ne vit rien ; il laissa persécuter.

Louis XIV avait un grand sens, un amour de la gloire qui le portait au bien, un esprit juste, un cœur noble ; mais malheureusement le cardinal Mazarin ne cultiva point un si beau caractère. Il méritait d’être instruit, il fut ignorant ; ses confesseurs enfin le subjuguèrent : il persécuta, il fit du mal. Quoi ! les Sacy, les Arnauld, et tant d’autres grands hommes emprisonnés, exilés, bannis ! Et pourquoi ? parce qu’ils ne pensaient pas comme deux jésuites[2] de la cour ; et enfin son royaume en feu pour une bulle ! Il le faut avouer, le fanatisme et la friponnerie demandèrent la bulle, l’ignorance l’accepta, l’opiniâtreté la combattit. Rien de tout cela ne serait arrivé sous un prince en état d’apprécier ce que vaut une grâce efficace, une grâce suffisante, et même encore versatile.

Je ne suis pas étonné qu’autrefois le cardinal de Lorraine ait persécuté des gens assez malavisés pour vouloir ramener les choses à la première institution de l’Église : le cardinal aurait perdu sept évêchés et de très-grosses abbayes dont il était en possession. Voilà une très-bonne raison de poursuivre ceux qui ne sont pas de notre avis. Personne assurément ne mérite mieux d’être excommunié que ceux qui veulent nous ôter nos rentes. Il n’y a pas d’autre sujet de guerre chez les hommes : chacun défend son bien autant qu’il le peut.

Mais que dans le sein de la paix il s’élève des guerres intestines pour des billevesées incompréhensibles de pure métaphysique ; qu’on ait, sous Louis XIII, en 1624, défendu, sous peine de galères, de penser autrement qu’Aristote[3] ; qu’on ait anathématisé les idées innées de Descartes, pour les admettre ensuite[4] ; que de plus d’une question digne de Rabelais on ait fait une question d’État : cela est barbare et absurde.

On a demandé souvent pourquoi, depuis Romulus jusqu’au temps où les papes ont été puissants, jamais les Romains n’ont persécuté un seul philosophe pour ses opinions. On ne peut répondre autre chose sinon que les Romains étaient sages.

Cicéron était très-puissant. Il dit dans une de ses lettres : « Voyez à qui vous voulez que je fasse tomber les Gaules en partage. » Il était très-attaché à la secte des académiciens ; mais on ne voit pas qu’il lui soit jamais tombé dans la tête de faire exiler un stoïcien, d’exclure des charges un épicurien, de molester un pythagoricien.

Et toi, malheureux Jurieu, fugitif de ton village, tu voulus opprimer le fugitif Bayle dans son asile et dans le tien ; tu laissas en paix Spinosa, dont tu n’étais point jaloux, mais tu voulais accabler ce respectable Bayle, qui écrasait ta petite réputation par sa renommée éclatante.

Le descendant et l’héritier de trente rois a dit : Ne persécutons point ; et un bourgeois d’une ville ignorée, un habitué de paroisse, un moine dirait : Persécutons !

Ravir aux hommes la liberté de penser ! juste ciel ! Tyrans fanatiques, commencez donc par nous couper les mains, qui peuvent écrire ; arrachez-nous la langue, qui parle contre vous ; arrachez-nous l’âme, qui n’a pour vous que des sentiments d’horreur.

Il y a des pays où la superstition, également lâche et barbare, abrutit l’espèce humaine ; il y en a d’autres où l’esprit de l’homme jouit de tous ses droits. Entre ces deux extrémités, l’une céleste, l’autre infernale, il est un peuple mitoyen chez qui la philosophie est tantôt accueillie, et tantôt proscrite ; chez qui Rabelais a été imprimé avec privilége, mais qui a laissé mourir le grand Arnauld de faim dans un village étranger ; un peuple qui a vécu dans des ténèbres épaisses depuis le temps de ses druides jusqu’au temps où quelques rayons de lumière tombèrent sur lui de la tête de Descartes. Depuis ce temps, le jour lui est venu d’Angleterre. Mais croira-t-on bien que Locke était à peine connu de ce peuple il y a environ trente ans ? Croira-t-on bien que, lorsqu’on lui fit connaître la sagesse de ce grand homme, des ignorants en place opprimèrent violemment celui[5] qui apporta le premier ces vérités de l’île des philosophes dans le pays des frivolités ?

Si on a poursuivi ceux qui éclairaient les âmes, on a poussé la manie jusqu’à s’élever contre ceux qui sauvaient les corps. En vain il est démontré que l’inoculation peut conserver la vie à vingt-cinq mille personnes par année dans un grand royaume ; il n’a pas tenu aux ennemis de la nature humaine qu’on n’ait traité ses bienfaiteurs d’empoisonneurs publics[6]. Si on avait eu le malheur de les écouter, que serait-il arrivé ? les peuples voisins auraient conclu que la nation était sans raison et sans courage.

Heureusement les persécutions sont passagères ; elles sont personnelles, elles dépendent du caprice de trois ou quatre énergumènes qui voient toujours ce que les autres ne verraient pas si on ne corrompait pas leur entendement : ils cabalent, ils ameutent, on crie quelque temps ; ensuite on est étonné d’avoir crié, et puis on oublie tout.

Un homme[7] ose dire, non-seulement après tous les physiciens, mais après tous les hommes, que si la Providence ne nous avait pas accordé des mains, il n’y aurait sur la terre ni artistes ni arts. Un vinaigrier[8] devenu maître d’école dénonce cette proposition comme impie : il prétend que l’auteur attribue tout à nos mains, et rien à notre intelligence. Un singe n’oserait intenter une telle accusation dans le pays des singes ; cette accusation réussit chez les hommes. L’auteur est persécuté avec fureur ; au bout de trois mois on n’y pense plus. Il en est de la plupart des livres philosophiques comme des Contes de La Fontaine ; on commença par les brûler, on a fini par les représenter à l’Opéra-Comique. Pourquoi en permet-on les représentations ? c’est qu’on s’est aperçu enfin qu’il n’y avait là que de quoi rire. Pourquoi le même livre qu’on a proscrit reste-t-il paisiblement entre les mains des lecteurs ? c’est qu’on s’est aperçu que ce livre n’a troublé en rien la société ; qu’aucune pensée abstraite, ni même aucune plaisanterie, n’a ôté à aucun citoyen la moindre prérogative ; qu’il n’a point fait renchérir les denrées ; que les moines mendiants n’en ont pas moins rempli leur besace ; que le train du monde n’a changé en rien, et que le livre n’a servi précisément qu’à occuper le loisir de quelques lecteurs.

En vérité, quand on persécute, c’est pour le plaisir de persécuter.

Passons de l’oppression passagère que la philosophie a essuyée mille fois parmi nous, à l’oppression théologique qui est plus durable. Dès les premiers siècles on dispute, les deux partis contraires s’anathématisent. Qui a raison des deux ? c’est le plus fort. Des conciles combattent contre des conciles, jusqu’à ce qu’enfin l’autorité et le temps décident. Alors les deux partis réunis persécutent un troisième parti qui s’élève, et celui-ci en opprime un quatrième. On ne sait que trop que le sang a coulé pendant quinze cents ans pour ces disputes ; mais ce qu’on ne sait pas assez, c’est que, si on n’avait jamais persécuté, il n’y aurait jamais eu de guerres de religion.

Répétons donc mille fois avec un dauphin tant regretté : Ne persécutons personne.

fin du petit commentaire.
  1. Louis, dauphin, fils de Louis XV, né en 1729, étant mort à Fontainebleau le 20 décembre 1763, les oraisons funèbres, suivant l’usage, parurent en grand nombre. A.-L. Thomas, né à Clermont en 1732, mort en 1785, fit un Éloge de Louis, dauphin de France, 1766, in-8°, qui parut à la fin de mars. Le Petit Commentaire dut suivre de très-près : je crois que c’est de ce Petit Commentaire que Voltaire parle dans sa lettre à Damilaville, du 13 avril. Il n’était pas une critique de l’Éloge, et, loin d’être mécontent de Thomas, Voltaire lui fit, à la fin de mai, présent d’un exemplaire de ses Œuvres ; voyez la lettre à Damilaville, du 30 mai. Les premières éditions du Philosophe ignorant (voyez ci-après) contiennent quelques autres pièces, parmi lesquelles est le Petit Commentaire. (B.)
  2. Voltaire désigne Le Tellier et Doucin, qui eurent pour coopérateur Lallemant ; voyez pages 39 et 350.
  3. Le parlement de Paris ; voyez tome XII, page 580, et XVI, page 21.
  4. La Sorbonne.
  5. Voltaire, dans ses Lettres philosophiques ; voyez tome XXII.
  6. Voyez tome XXIV, page 467.
  7. Helvétius, De l’Esprit, discours I, chapitre I.
  8. Abraham-Joseph de Chaumeix, né à Orléans, mort à Moscou, au commencement du XIXe siècle, est auteur des Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, etc., 1758, huit volumes in-12. Les deux derniers contiennent la critique du livre De l’Esprit. Voyez tome XX, page 321.