Petit Jap deviendra grand !/00

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Berger-Levrault (p. vii-xviii).

PRÉFACE



Je reçus, un matin, accompagné d’une lettre, un manuscrit qui n’était pas l’habituel rouleau contenant une pièce de théâtre. C’était, tracé d’une écriture cursive, une sorte de voyage au Japon, ou plutôt une étude sur le Japon et son avenir à propos d’une excursion aux Pays du Matin Calme et du Soleil Levant.

J’aime les voyages et j’aime le Japon. J’aurais voulu jadis voir ces villes de rêve dont la civilisation a fait aujourd’hui des cités à tramways, et ces maisons de papier que remplaceront peu à peu les logis en pierre de taille, les constructions à l’américaine. Il y avait à découvrir un Japon nouveau, même après Loti et Madame Chrysanthème, et ce titre, Petit Jap deviendra grand, tracé sur la première page du manuscrit, éveilla tout aussitôt ma curiosité. C’est un devoir pour moi de lire les pièces de théâtre, mais c’est un plaisir de connaître une œuvre inédite que je ne suis pas exposé à refuser.

Le manuscrit me plut infiniment, m’intéressa, me charma, m’offrit une quantité de faits et me confirma dans mon opinion sur la robustesse du « Petit Jap », le petit Jap devenu grand, et aspirant encore, entraîné par la fièvre de mégalomanie qui agite les nationalités, à devenir le « plus grand Japon » comme « la plus grande Allemagne » et « la plus grande Angleterre », sans parler de « la plus grande Amérique », toute prête à disputer à ses rivaux l’empire des mers.

Je ne connaissais pas l’auteur qui me demandait mon avis sur son œuvre et j’avais redouté l’ennui d’une réponse défavorable. Mais, bien vite rassuré et conquis, je voulus savoir qui avait écrit ce livre. Et je vis arriver chez moi un homme jeune, vigoureux, sec et maigre comme Don Quichotte, tanné, bronzé et qui revenait, alerte et résolu toujours, des « pays les plus extravagants » comme le Don César d’Hugo. Un type cordial de Français aventureux de la race des Lenfant et des Dybowski.

Avant de prendre la plume pour conter ses impressions, il avait mené la vie errante des explorateurs épris du nouveau, de l’inconnu, de l’aventure, du péril. Il avait vécu chez les Kabyles, au Djurjura dont les villages s’accrochent aux sommets comme des nids d’aigles, puis dans les sables du Sud algérien où l’Arabe parfois lui offrit une hospitalité biblique. Il me rappelait ses étapes lointaines, l’Afrique Occidentale, le Sénégal, ses rives fiévreuses, grouillantes de caïmans, mornes et silencieuses sous la chaleur du jour, troublées la nuit par les sons des tam-tam nègres et les grognements sourds des lions et des panthères ; les fauves qui répondent aux hommes : Dialogue farouche. Puis dans l’Afrique centrale ses longs cheminements désolés, sur un sol brûlant, pelé, aux affleurements ferrugineux d’une teinte sanglante. Et Tombouctou, dont le seul prestige résidait dans son mystère, et le Tchad, avec ses marécages auxquels on accède après d’innombrables journées sans eau.

« Chemin faisant, me disait avec humour mon visiteur, la fréquentation de nombreuses peuplades africaines dont les plus primitives, les plus frustes, les plus « nègres » enfin quant à la couleur et au moral furent celles qui m’apparurent — je ne fais point de paradoxe — les plus sympathiques et les meilleures. Ce qui tendrait à prouver, si l’on était misanthrope, que l’homme ne gagne rien à la société d’un autre homme. Alceste a peut-être raison.

« Quittant alors une contrée soi-disant incivilisée, continuait l’auteur de Petit Jap en ses confidences, j’en aborde une autre, un pays à la civilisation millénaire. C’est la Chine. Là, plus de culture cérébrale, mais plus d’orgueil et de fierté ; plus d’intelligence, mais plus d’hypocrisie ; plus de délicatesse et de raffinement, mais aussi plus de cruauté. Du reste les Fils du Ciel ne sont pas seuls intéressants ; ce qui m’intéresse chez eux ce sont aussi les Occidentaux, par la lutte acharnée qu’ils se livrent dans ce pays pour le triomphe de leur influence. Là, on voit le Français perdant son prestige par l’emploi obstiné d’armes caduques ; l’Anglais se laissant à son tour devancer parce qu’il est trop attaché à des méthodes réputées longtemps supérieures ; et on y voit aussi l’Allemand, plus pratique, plus souple, plus insinuant, lutter avec avantage contre l’Américain, très habile, très entreprenant, mais parfois intransigeant, brusque, méprisant. Et surtout, — ah ! surtout (et c’est ce qui m’a frappé et que j’ai voulu montrer) — on y voit le Japonais « profiteur par excellence », chez qui chaque mécompte ou chaque déboire du voisin se résout pour lui en bénéfice. Il regarde, se renseigne, étudie, n’invente guère, mais applique et perfectionne. Il n’imite point par snobisme, mais par intérêt. Il voit de moins haut que les autres et par cela même il voit mieux et plus sûrement ; point dédaigneux du détail, cette recherche patiente de « la petite chose » lui fait trouver des solutions pratiques dont il profite toujours et dont il entend un jour profiter seul. Voilà ce que j’ai voulu faire comprendre. Ce peuple m’ayant beaucoup appris, j’ai tâché de faire servir mon enseignement à celui de mes jeunes compatriotes. C’est là l’idée qui m’a guidé lorsque j’ai écrit les pages que vous avez bien voulu lire. »

Et si la leçon de notre voyageur est comprise, elle ne sera pas inutile à nos Français qui s’immobilisent dans leur routine ou s’exacerbent et s’entredéchirent dans leurs querelles politiques. J’avais bien étudié le Japon et je l’admirais pour son ingéniosité, sa patience, son labeur, sa vaillance, mais l’auteur de Petit Jap deviendra grand me l’a mieux fait connaître.

On nous a dit trop longtemps qu’après nous avoir aimés, le Japon nous haïssait. L’alliance récemment conclue semble indiquer que l’apaisement se fait et que nous avons compris les aspirations, les besoins de ce peuple.

M. Motono, l’éminent ambassadeur du Japon à Paris au moment de la guerre, nous donnait, un soir, avec infiniment de raison et d’éloquence, l’explication de l’enthousiasme national qui emportait vers le sacrifice et l’héroïsme « le petit Jap » conscient de ses destinées.

— Nos paysans, me disait-il, sont un peu dans l’état d’esprit de vos paysans à vous, au moment de la Révolution française ! Ils ont aussi couru à la frontière. Et jadis, habitués à voir, au bord de leurs rizières, passer leurs seigneurs, les Samouraï, guerriers superbes, et à les admirer dans leurs vêtements de guerre, voilà que maintenant, leur fusil sur l’épaule, pauvres gens devenus soldats, ils sont à leur tour des hommes de guerre, des Samouraï. Ce fusil les fait des seigneurs. Ils le montrent, ils en sont fiers. Les grands sabres du temps passé sont remplacés par la baïonnette. Et en avant ! Sous le képi de nos soldats, nous retrouverions l’esprit, la foi de vos fantassins de 92 marchant à la conquête de l’égalité et combattant pour la Patrie !

La vérité est que cette guerre nous révélait un monde nouveau. Pas à tous les Français. Il suffisait de lire les journaux japonais, dont la Revue des Revues de M. Jean Finot nous donnait l’analyse, pour se rendre compte du mouvement national qui poussait « le petit Jap » à reprendre Port-Arthur. N’ai-je pas reçu de Tokio, pendant deux ou trois ans, un Magazine en langue japonaise où les plus petits événements parisiens étaient signalés et où je trouvais le portrait de Mlle Reichemberg lorsqu’elle prit sa retraite de la Comédie-Française ? Ils savaient tout de notre Europe les journalistes de Tokio, et un de nos attachés militaires revenant d’Asie terminait son rapport à peu près en ces termes : « Au total, le Japon peut devenir pour nous en Indo-Chine un allié utile ou un voisin redoutable. »

Ce qui est certain, c’est qu’il était merveilleusement outillé et admirablement préparé au double point de vue militaire et moral. Mon pauvre ami Vereschaguine, le peintre de batailles, me l’écrivait en partant pour ce pays dont il ne devait pas revenir.

Et l’auteur de Petit Jap deviendra grand est lui aussi un peintre de batailles. On lira avec émotion et avec fruit ses études sur les terribles rencontres de Liaoyang et on y verra comment Kouropatkine passa à côté de la victoire. Là encore, il y a un enseignement pour nous.

Je causais hier avec un des généraux les plus populaires et les plus remarquables de notre vieille armée, un de ceux qui nous ont conquis de la gloire jusque dans l’horreur de la défaite. Il me disait :

— Les prochaines rencontres, s′il en est, seront terribles. La guerre russo-japonaise nous a montré qu’il y aurait désormais des batailles de trois jours, de quatre jours. À qui appartiendra la victoire ? aux soldats qui pourront résister, sous la pluie, dans le froid, sans manger quelquefois, comme les Japonais. Persister, s’accrocher au sol, durer sous le fer ! Oui, dans la vie comme devant la mort, le grand secret est de « durer ».

L’auteur du présent volume a admirablement montré la persistance, l’endurance, l’acharnement du soldat japonais. Et son livre, si intéressant au point de vue technique, est des plus attirants au point de vue pittoresque. Ce sont là, dirai-je, les impressions de voyage d’un penseur qui aurait emporté la boîte à couleurs d’un peintre.

Et c’est pourquoi, après avoir déplié et lu le manuscrit du littérateur inconnu qui me demandait mon opinion sur son œuvre, je n′hésite pas à prédire le plus vif succès à ces pages d’un écrivain qui mérite d’être connu et sera demain célèbre.

Je crois bien que pas un des lecteurs de Petit Jap deviendra grand ne me reprochera d’avoir été mauvais juge et d’être mauvais prophète.


Viroflay, 5 octobre 1907.
Jules CLARETIE,
De l’Académie française.