Petit Jap deviendra grand !/01

La bibliothèque libre.
Berger-Levrault (p. 1-28).

Petit Jap deviendra grand !



CHAPITRE I

À travers Tshushima


Simonoséki. ― Embarquement d’émigrants japonais. — Le général Fukushima. — Les Français au Japon. — Causes d’inimitié et de défiance pendant la guerre. — Ce que le Japon doit à la France. — La bataille de Tshushima.


Simonoséki, 9 heures du soir, sur le quai d’embarquement tout proche de la station terminus par laquelle le Sanyo-Railway déverse incessamment le flot toujours croissant des pionniers futurs de Corée et de Mandchourie.

Venus de l’intérieur et des confins de l’empire, des grandes villes trop populeuses où l’encombrement fait qu’on souffre et végète, des campagnes du Nord appauvries par la famine, ces émigrants se bousculent et se précipitent à l’assaut d’une place sur la chaloupe qui halète bruyamment, comme écrasée sous le poids formidable de cette foule envahissante.

Le pont est grouillant, les deux cales jumelles regorgent ; néanmoins, les passagers incessamment et partout s’entassent.

Quand le flot apporté par les trains du Nord s’est écoulé, une nouvelle trombe, celle du Sud, s’abat, lâchée par les policiers rompant tout d’un coup leur barrière inflexible. Elle inonde la station, couvre les voies ferrées, les trottoirs parallèles et, finalement, roule vers les pontons, avec un cliquetis de socques résonnant comme une pluie d’agates sur le pavé.

Quel spectacle intéressant et inattendu ! Redingotes graves et jaquettes piteuses, kimonos[1] de soie et kimonos fripés, feutres bossués et crasseux, vastes manteaux à l’européenne dont la pèlerine trop large fait comme deux ailes flottantes qui traînent ; bottes d’Europe aussi, mais trop hautes pour les petites jambes japonaises qui s’y engouffrent. Bottines éculées et bâillantes, geta[2] de bois et geta de paille, lunettes d’or et lunettes cerclées d’acier, mousmés coquettes et mousmés très humbles, mines hâves et mines prospères, gens de bas étage et gens de plus haut ; tous, sans distinction de fortune ni de caste, se pressent, se mêlent, se confondent, s’infiltrent avec adresse dans l’interstice que chacun parvient à s’ouvrir quand même dans la cohue.

Et, chose extraordinaire et digne de remarque, dans cette ruée turbulente vers la place convoitée, ce n’est pas la lutte égoïste et brutale dont nous donnons l’exemple en pareille occurrence, nous les Occidentaux. Pas de poings fermés ni d’épaules raidies, menaçantes, creusant la trouée, pas de genoux meurtriers ni de traîtreux stratagèmes où le pied tendu, la canne ou l’ombrelle hypocrites suppléent à la force qui défaille. Encore moins de ces faces méchantes convulsionnées où la volonté de vaincre s’affirme dans un froncement dur des sourcils et le claquement sec des maxillaires qui se serrent, où le dépit du vaincu éclate dans son regard haineux et désespéré. Ici, l’on se heurte, mais avec politesse et comme à regret ; il faut se bousculer, c’est entendu, comment l’éviter ? mais c’est avec des gestes contrits et des protestations désolées. D’ailleurs, si on se bouscule, on s’entr’aide. Des mains se tendent aux mousmés hésitantes ou trop fragiles, des mains encore recueillent la petite socque, l’objet qui tombe ; d’autres saisissent les bagages gênant l’escalade du bord et des bras complaisants élèvent au-dessus de la tourmente des bébés joufflus et graves. Pas de regards mauvais, les visages ont gardé leur habituelle et gracieuse sérénité, de nombreux sourires s’échangent, des saluts s’esquissent sans jamais s’achever, brusquement coupés par un remous.

Ces gens qui ne se connaissaient pas déjà se rapprochent et s’assistent. Ils partent ensemble et c’est assez pour qu’un lien tacite entre eux s’établisse. L’individualité de chacun abdique sans contrainte, sans effort en faveur de cette collectivité qui spontanément, naturellement, comme à leur insu s’organise. Ce ne sont pas des Japonais qui partent, c’est un petit morceau du « grand Japon » qui s’en va et il importe qu’il soit une force et qu’il prospère. Trait caractéristique de ce peuple que cette union et cette discipline admirables qui furent pour une grande part dans les succès de la dernière guerre, lesquelles seront aussi l’élément principal de réussite des petites colonies qui s’égrènent et se multiplient le long de la nouvelle voie ferrée en Corée et en Mandchourie.

La sirène a jeté sa dernière clameur, on s’éloigne du quai. Là, sous l’éblouissement laiteux du phare électrique, des silhouettes saluent, plongent, se cassent, se relèvent et replongent à l’adresse des partants entassés sur la chaloupe et qui ne peuvent, par des saluts semblables, répondre. Quelle dure privation pour ceux-ci, j’imagine, que l’impossibilité d’accomplir en cette circonstance décisive ce geste traditionnel et si familier ! Les passagers de pourtour y suppléent en conscience ; maintenus sur le bord de l’embarcation, au-dessus de l’eau profonde, par des mains solides, ils dépensent toute leur énergie en des révérences frénétiques au nom de leurs compagnons immobiles et malheureux.

Des deux côtés cependant les silhouettes s’éloignent et insensiblement s’effacent, leurs gestes se noient dans l’ombre, une ombre opaque et lourde que piquent seulement par intervalle le phare du port et le demi-cercle de lumières clignotantes de la cité. Mais vers la haute mer les fanaux du TshushimaMaru grossissent et peu à peu l’escalade de ses flancs commence. Même cohue, même poussée turbulente qu’au départ, avec, en plus les difficultés du tremplin mouvant, le danger de l’échelle suspendue et tremblante. Le pont atteint, la sélection des classes s’opère, et les passagers de troisième entraînés vers l’arrière s’engloutissent dans la cale profonde après une visite douanière sévère de leurs bagages de mains. Visite moins tracassière pour les passagers des secondes, plus que déférente pour ceux des premières. Et ce m’est une occasion nouvelle de constater qu’au Japon, tout comme ailleurs, les privilèges ne sont pas généralement l’apanage de ceux qui seraient le mieux en droit d’en bénéficier.

Donc les passagers de seconde complaisamment libérés de cette ennuyeuse formalité courent vers leurs cabines. Toutes les couchettes sont prises déjà et c’est à même la natte du plancher qu’il faut s’installer. Hommes et femmes, étrangers l’un à l’autre, côte à côte, s’accroupissent parmi l’encombrement des cabans et des valises ; les couvertures se déploient et s’étendent sous les talons, oreillers et coussins de caoutchouc se gonflent, les kimonos sans sotte pudeur largement s’entr’ouvrent, se relèvent, mettant à nu quelques jolies gorges pour un nombre trop grand, hélas ! de mollets disgracieux.

Mais si je n’apprécie pas sans réserve la beauté des formes s’étalant ainsi sans voile devant mes regards surpris, je ne puis me défendre d’admirer la résignation et l’humeur accommodante de ces gens qui, sans protestation aucune, avec une docilité moutonnière, consentiront à se morfondre douze heures durant dans cette position courbaturée alors qu’ils ont payé 7 yens[3] le droit de s’allonger dans une couchette.

Malgré le bel exemple qu’ils montrent, toute volonté de les imiter m’abandonne ; mes articulations douloureuses déjà me promettent une trop horrible nuit de supplice. La difficulté de la retraite retarde cependant ma décision hésitante. En effet, tous ces corps à franchir, ces petits pieds que je puis écraser et ces chignons fragiles sur lesquels un coup de roulis malchanceux peut me faire écrouler ; au surplus, ma valise sert de plateau commode à ce groupe qui fait la dînette et mes épaules sont un dossier pratique aux deux mousmés endormies derrière moi.

Finalement, mon lâche égoïsme l’emporte sur la pensée des perturbations probables. Je me lève et j’ai le bonheur d’atteindre la porte sans trop d’œillades irritées. Mes souliers que je croyais enfouis sous l’amoncellement des socques de bois ou de paille sont à l’écart accolés seulement à une paire japonaise minuscule qui en souligne malicieusement la ridicule longueur. Je suis le seul Occidental et c’est naturel que l’on me brime ; d’ailleurs je ne songe nullement à m’en offusquer puisque en la circonstance cette moquerie précipite ma fuite. Je cherche le commandant du bord pour obtenir la faveur d’une place en première ; la chose est difficile, les cabines sont au complet et je n’ai pu m’embarquer qu’à la condition expresse de me contenter des secondes. Le commandant est un homme charmant qui s’apitoie sur ma détresse et finalement m’accorde l’autorisation de m’étendre à partir de 11 heures du soir sur une banquette du salon. J’aime mieux ça.

Coquet ce salon. Coquette et confortable aussi cette salle à manger imitée des meilleurs paquebots européens.

C’est l’heure du thé. Des officiers, dans leur nouvel uniforme kaki, au collet rouge, entourent les tables. À la place d’honneur, le général Fukushima, major général délégué du département de la guerre à la commission d’enquête de Mandchourie[4].

Le général Fukushima est une des lumières du Japon militaire actuel. Sous-chef d’état-major du maréchal Oyama pendant la guerre, il peut, dit-on, revendiquer sa part des conceptions heureuses qui firent le succès des armées japonaises.

De taille courte, assez forte, il est blanc déjà, mais ses traits nullement fatigués, ses yeux très vifs, la fermeté un peu fière de son buste, la précision et la sûreté des gestes accusent une verdeur réelle.

Son visage emprunte au caractère japonais une ressemblance évidente, mais amenuisée, mais affinée, en même temps qu’éparse dans un ensemble moins fruste et plus harmonieux : saillie des joues atténuée, front moins lourd, prognathisme éteint, peau très fine et presque blanche. La distinction de sa personne s’enveloppe toutefois d’un peu de cette raideur germanique qu’il a gardée de ses longs séjours en Allemagne où il fut d’abord élève à l’académie de guerre et plus tard attaché militaire. C’est lors du retour de l’un de ses derniers séjours à Berlin qu’il résolut de faire à cheval la traversée de l’Allemagne, de la Russie et de l’Asie tout entière.

Il parcourut ainsi, seul, sans autre équipage que sa propre monture, les 10 000 kilomètres qui le séparaient de la mer du Japon. Ce trait en dit plus long qu’une abondante monographie sur l’énergie et la valeur morale d’un pareil homme. Au surplus, il parle très bien l’allemand, le chinois et quelque peu le français, bien qu’il ne nous aime guère. Je me présente. Il se montre correct, mais peu expansif. Mon entrée inattendue dans ce cercle en quelque sorte officiel arrête la conversation. Méfiants, en vrais Japonais, ces officiers craignent que je ne comprenne leur langue, bien que je déclare ne pas la connaître.

Sitôt mon thé pris, je me retire, dans l’espoir que ma discrétion me vaudra de leur part un jugement favorable et par la suite une interview. Je ne me suis pas trompé. Une heure après, alors que les officiers remontés dans le salon exerçaient deux par deux, sur une sorte d’échiquier, leurs facultés naturelles de calcul et de réflexion, l’un d’eux me rejoignit sur le pont où je bâillais délicieusement face aux étoiles, dans la fraîcheur bienfaisante du soir. C’était un colonel. Il m’aborda en un français presque correct : Ainsi vous venez du Japon ? — Oui, répondis-je. — Pourquoi ? — Pour me promener. — Seulement ? Pour voir aussi, je suppose. Et maintenant où allez-vous ? — En Corée. — Et après ?…

D’où venez-vous ? Que faites-vous ? Où allez-vous ? Ce sont les questions sempiternelles posées du matin au soir par tout le Japon à l’étranger qui s’y promène. À l’hôtel, dans les boutiques où l’on s’attarde, dans la rue par le camelot qui vous aborde, dans le tramway, dans le wagon par vos voisins de quelques minutes. Habitué à ce genre d’interrogations, je ne m’étonnais pas de l’apparente indiscrétion des questions de mon interlocuteur actuel et j’y répondais volontiers, sachant par expérience tout l’avantage que l’on retire dans ce pays d’inquisiteurs à se montrer franc, surtout envers les officiers et les fonctionnaires.

Visitant le Japon à une époque où la surveillance des étrangers par la police était réputée désagréable, je n’eus jamais à me plaindre de ses procédés discourtois, car je ne faisais aucun mystère de mes actes ni de mes déplacements. Sachant toujours où me recouper, la police feignait de m’ignorer. Ma franchise et ma bonne volonté à faciliter sa tâche m’avaient valu sans doute une fiche sympathique !

Le colonel, encouragé par la bonne grâce de mes réponses, élargit le cercle des questions traditionnelles. Il sut depuis combien de temps je parcourais son pays et les villes que j’avais visitées.

― Alors puisque vous connaissez tout le Japon, comment le trouvez-vous ? Mes réponses ne pouvaient qu’être flatteuses à son amour-propre. Aussi nous causâmes bientôt presque en amis.

― Votre général ne paraît pas aimer les Français, lui dis-je. Il me répondit très franchement : C’est naturel, n’est-ce pas notre devoir à nous Japonais à cette heure ? — Pourtant nous ne sommes pas des Russes, me récriai-je, ce n’est pas contre nous que vous vous battiez.

— Non, mais vous êtes nos ennemis quand même depuis dix ans, depuis le fameux traité de Simonoséki.

Et il me répéta en termes amers ce qu’au Japon je venais d’entendre bien souvent :

― Comment les vaincus de l’Allemagne, frustrés brutalement par elle de deux de vos plus belles provinces, avez-vous pu devenir ses alliés en 1895 pour nous ravir Port-Arthur, le fruit d’une glorieuse et rude campagne contre la Chine. Sans votre fatale intervention d’alors, nous n’eussions pas été obligés au recommencement d’une guerre acharnée qui décupla nos ruines et le chiffre de nos victimes. Qu’aviez-vous à nous reprocher ? Rien, sinon que de vous avoir témoigné, entre tous les peuples d’Europe, plus de réelle sympathie et une aveugle confiance. N’étions-nous pas vos élèves, vos disciples ; n’est-ce pas chez vous d’abord que nous sommes allés chercher, lors de notre restauration impériale, les lumières de la civilisation moderne ; n’est-ce pas à vous que nous avons demandé les ingénieurs qui créèrent nos industries, les militaires qui firent notre armée, les jurisconsultes à qui nous devons notre Code ? Beaucoup de gens chez nous aimaient la France et les Français. J’en étais, de ceux-là, ayant fait moi-même trois années d’études dans votre pays. Mais à dater du traité de Simonoséki, si douloureux à notre amour-propre et d’une injustice si révoltante, on s’écarta de vous.

L’alliance franco-russe acheva de vous aliéner l’opinion, le fossé se fit plus large et plus profond à mesure que vos relations devenaient plus étroites et plus cordiales avec nos irréconciliables ennemis ; car les amis de nos ennemis sont forcément un peu nos ennemis, n’est-ce pas ?

— Par exemple !!

— Mais, si, et ne l’avez-vous pas prouvé au début de la guerre par cette sympathie tout entière accordée aux Russes et à leurs blessés ; par la consternation qu’amenaient chez vous nos victoires, par ce désir violent de nos défaites ? Vous deviez cela à vos alliés, je vous l’accorde, mais néanmoins ces sentiments, en raison même de leur loyalisme, ne pouvaient que nous indisposer contre vous. Et plus tard des rumeurs d’espionnage au Japon circulèrent…

— C’était un mensonge de journaux fanatiques ! m’écriai-je, il n’y avait rien de vrai.

— C’est possible, mais il y avait tout de même l’exaspération de l’opinion publique qui grandissait contre vous. Vous me demandez les causes de cette aversion, je vous les donne. Il y en a d’autres encore : la halte de la flotte de la Baltique à Madagascar et l’affaire de charbon de la baie de Kameranh.

― Encore une fausse accusation.

— Mais qui ne retentit pas moins douloureusement et cruellement dans le pays. Que votre gouvernement y soit étranger, nous en sommes certains, puisqu’il l’affirme. Mais pour le peuple, mais pour l’armée, ce fait n’en restait pas moins évident, indéniable : la flotte russe avait fait du charbon non pas dans un port anglais, non pas dans un port allemand, mais dans des eaux françaises, et c’était grâce à du charbon français que sa flotte, notre flotte, de laquelle dépendait l’issue heureuse de la lutte, serait atteinte, coulée peut-être. Le peuple alors, dans sa logique simpliste, mais impitoyable, vit en vous l’ennemi, vit en vous le Russe !

Le colonel s’échauffait en parlant, progressivement repris par cette indignation patriotique dont frémit le Japon tout entier à cette heure solennelle et tragique de la campagne :

― C’était vous le Russe ! Parfaitement, c’était vous le Russe ! Grâce à vous, par vous, des milliers de nos frères seraient là dans ce gouffre ! — Et d’un geste rageur il me montrait les eaux glauques s’écartant de la proue en deux sillons tumultueux, chatoyant de luisances mystérieuses et indéfinies tombées des feux du bord.

Sous la surgie violente des souvenirs angoissants d’alors, son être tout entier frémissait. Le ressentiment farouche du samouraï se réveillait en lui et le transformait à mes yeux. Ses gestes brusques, nerveux, me paraissaient démesurés. Sa silhouette trépidante se détachait grandie sur le ciel d’un noir laiteux. Malgré l’obscurité, je vis fulgurer dans son regard la flamme mauvaise que tant de gens dardaient sur moi au Japon pendant la guerre.

Sa voix altérée par la colère s’était faite méchante, très dure, et je fus secoué d’un frisson quand il lança, dans un sifflement dont je gardai en moi longtemps l’écho, cette vive apostrophe : « Comment voulez-vous qu’après tout cela nous ne vous haïssions pas ? »

Puis il marcha longtemps, frappant très fort du talon sur le pont silencieux et solitaire. Malgré sa stature si petite, ses enjambées étaient immenses.

Enfin, il s’assit, se rapprocha de moi.

― Cependant, nous aurions pu, nous aurions dû rester des amis, c’était votre intérêt, c’était le nôtre.

Sa voix s’était radoucie.

― Mais, repris-je, n’est-ce pas vous qui nous avez abandonnés les premiers pour vous jeter dans les bras de l’Allemagne après nos malheurs, après 1870 ?

— C’est vrai, mais souvenez-vous qu’après la révolution qui ouvrait à notre pays une vie nouvelle nous voulions devenir un peuple grand et fort ; or c’est pour cela que nous étions à votre école. Vous fûtes battus, c’était donc que l’adversaire était plus fort que vous ; nous allâmes à l’adversaire, mais notre sympathie resta avec vous. Et la preuve que cette sympathie a des racines profondes chez nous, c’est que déjà on oublie vos torts[5]. Le général Fukushima qui est ici, et d’autres personnages officiels chez nous, sont tenus encore par devoir à une certaine réserve, mais ils savent bien que cela ne peut durer et que nous retournerons naturellement vers vous, car notre caractère, notre tempérament, notre pays, son histoire et son évolution trouvent chez vous de nombreux points de commune ressemblance.

De même que la France par la grande Révolution a brisé avec son passé au nom de la civilisation et de la liberté, de même le Japon au nom d’aussi généreux principes a renversé le régime féodal par la restauration et s’est renouvelé de fond en comble. De même que l’Europe tout entière s’est rénovée par la Révolution française, de même l’Extrême-Orient se transforme sous l’intelligente impulsion du Japon moderne. Ainsi que le développement de la France lui valut des jalousies et des guerres, ainsi l’essor du Japon créa des rivalités qui déterminèrent deux guerres terribles mais glorieuses, imposant sa supériorité. Cette supériorité il la doit à l’esprit nouveau qui nous transforme et dont nous vous sommes sur certains points redevables.

Car nous n’avons pas seulement subi l’influence de vos militaires, de vos ingénieurs et de vos jurisconsultes. Le génie de plusieurs de vos grands hommes et de vos littérateurs était compris et admiré. On lisait Victor Hugo, Lamartine, Dumas père et Balzac. Et si la gloire de Napoléon y brillait d’un éclat tout particulier, les noms de Thiers, de Gambetta et de Pasteur n’y étaient pas ignorés.

Enfin, de tous les peuples d’Europe, vous êtes celui que nous sentons le plus proche de nous, parce que vous êtes ouverts, accueillants et pitoyables ; parce qu’un vain préjugé de race ne vous interdit pas de témoigner de la sympathie à qui la mérite, parce qu’enfin, pour vous, nous sommes des hommes avant d’être des jaunes ! »

Des jaunes ! Cette appellation méprisante et injuste, si blessante à l’amour-propre nippon, est à coup sûr leur grief le plus amer contre l’Occident.

Cet aveu me remit en mémoire une scène assez émouvante dont j’avais été le témoin un an auparavant, pendant la guerre, chez des officiers français dont j’étais l’hôte momentané. C’était dans une garnison de Chine où les troupes de toutes les grandes nations vivent côte à côte et dans des termes de cordial voisinage.

Un colonel japonais et ses officiers désignés pour l’armée en campagne venaient faire leurs adieux aux officiers français. « Messieurs, leur dit le colonel, avant de vous quitter, je tiens à vous remercier de l’estime flatteuse en laquelle vous nous avez, mes officiers et moi, toujours tenus. Vous nous considériez comme des réels camarades, et alors que chez d’autres, chez des alliés même, nous devinions de la froideur et de la morgue et parfois du dédain, c’était toujours de la franche et réconfortante cordialité que nous trouvions chez vous.



fusan : vue d’ensemble
Le port japonais et les deux villes japonaises qui cherchent à se rejoindre, étouffant peu à peu entre elles la vieille cité coréenne.

Merci du fond du cœur pour nous tous », répétait le vieux colonel avec des larmes dans la voix. Ces paroles n’étaient pas un compliment de circonstance. À l’expression chaleureuse de ces mains rudes, à l’émotion de ces visages de soldat on comprenait que le colonel disait vrai et que ces hommes gardaient une reconnaissance infinie à des Français de les considérer, en raison de leurs mérites, comme des êtres d’une race égale.

Quand je redescendis au salon, les joueurs l’avaient évacué. Ma couchette y était préparée et sans tarder je m’endormis.

À l’aube je fus réveillé par un bruyant tapage. Tout autour du salon un bruit de voix, un bruit de socques qui rapidement se traînent. C’est grand jour, pensai-je. Les rideaux étaient baissés, je courus au hublot : c’était presque la nuit. Je sortis.

Nous étions dans la passe de Tshushima, sur le théâtre même de la tragique rencontre des deux flottes.

Les deux cents passagers étaient sur le pont, ou ceux qui n’y étaient pas encore arrivaient bien vite, dans le débraillé d’un lever hâtif : pieds nus, chignons croulants, kimonos mal ceinturés et entr’ouverts.

Des conteurs enthousiastes exposaient et mimaient avec un grand fracas la bataille. Je voyais des mains s’étendre vers un point, puis tout aussitôt vers un autre, signalant ainsi les monstres d’acier qui brusquement surgissent. Tout à coup, ces mains décrivaient un cercle immense : c’était l’enveloppement complet de l’horizon, c’était la flotte japonaise enserrant dans un cercle inexorable de mort les épaves de la flotte russe. Alors le récit devenait violent, les gestes brefs et précipités. On voyait la lutte des monstres, le lancement des torpilles, le bateau qui sombre dans un éclaboussement d’eau, de sang et de chairs déchirées.

Étranger à cette langue, je comprenais cependant le combat à l’expression vivante des gestes, aux intonations variées du récit, à l’angoisse ou à la joie successivement répandues sur les visages hâlés des hommes, sur celui des mousmés silencieuses, recueillies, suspendues aux lèvres du conteur qui mimait le combat. Puis elles-mêmes, à leur tour, exubérantes, enflammées, expliquaient la bataille à quelques compagnes, imitant d’un boum ! comique, qu’elles s’imaginaient terrible, le boulet qui explose, ou bien encore d’un sifflement à la fois maladroit et charmant la torpille qui part et qu’elles accompagnaient très loin de leur main gracieuse lancée rapidement en avant, comme une flèche !

Un vent d’enthousiasme secouait tous ces êtres. L’âme du Bushido emplissait le navire.

Ces émigrants venaient de recevoir là le baptême patriotique qui les rendait sûrs de leur force et confiants dans le succès de la vie nouvelle s’ouvrant pour eux, là-bas, sur cette terre coréenne émergeant des brumes du large.




  1. Robe japonaise à l’usage des deux sexes.
  2. Chaussure japonaise, sans empeigne, maintenue par un gros cordon séparant l’orteil des autres doigts.
  3. Yen, unité monétaire japonaise équivalant à 2f60 environ de notre monnaie.
  4. Cette commission, constituée par décret impérial sitôt après la signature du traité de paix et composée d’hommes d’État, d’ingénieurs et de militaires, avait pour but de procéder à l’inventaire des ressources de la Mandchourie et d’étudier les moyens pratiques d’exploitation.
  5. Ceci fut écrit dix mois avant l’accord franco-japonais.