Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie I/Chapitre III

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L’ÉLISION ET L’HIATUS


Définitions. — Quand un mot terminé par une voyelle précède immédiatement dans l’intérieur d’un vers un mot commençant par une voyelle, il se produit soit une élision, soit un hiatus. On dit qu’il y a élision lorsque la première des deux voyelles est supprimée, tant dans la prononciation que dans le compte des syllabes, et hiatus lorsqu’elles se prononcent et comptent toutes deux.

L’élision et l’orthographe. — Ces deux phénomènes ne sont pas propres à la versification, mais se produisent de la même manière dans la langue parlée. L’élision est même généralement notée par une apostrophe dans l’orthographe usuelle lorsqu’il s’agit de mots auxiliaires et très usités, article, pronom, préposition, conjonction : l’enfant, l’âme, j’arrive, il l’envoie, jusqu’à, s’il. En dehors de ces cas, où la voyelle élidée est quelquefois un a ou un i, l’élision ne peut porter que sur un e atone final, mais elle est obligatoire ; toutes les fois que cette voyelle est suivie d’un mot commençant par une voyelle ou une h dite muette, il y a élision :

Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots.

(Chénier)

Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.

(Racine)

L’élision en ancien français. — En ancien français l’élision se fait comme en français moderne et n’est pas moins obligatoire, sauf en ce qui concerne certains monosyllabes. L’article le, la, la négation ne de latin non, les pronoms me, te, se, le, la devant le verbe, etc., élident toujours leur voyelle ; mais l’élision est facultative pour les pronoms me, te, se, le, la après le verbe, la négation ne de latin nec, les pronoms ce, que, je, l’article masculin singulier li, la conjonction se de latin si, l’adverbe se ou si de latin sic :

Qu’en dites vos ? que il vos semble ?

(Rutebeuf)

Ne sui-je en vostre baillie ?

(id.)

Et j’ai toz mes bons jors passez.

(id.)

Le pronom le après le verbe. — Dans cet usage de l’ancien français il y a un point qui nous choque à cause des habitudes que nous a données la langue moderne, c’est l’élision du pronom le après le verbe :

Metez l’arrière et vos avant[1].

(Barbazan et Méon)

Cette élision était toute naturelle en ancien français puisque ce le y était enclitique et atone ; l’accent était sur la syllabe -tez. Mais de fort bonne heure l’accent s’est déplacé ; il a quitté la syllabe -tez pour se porter sur le mot le. L’élision de ce dernier dans cette position est donc aujourd’hui chose monstrueuse. Quand des poètes du xixe siècle l’ont admise :

Coupe-le en quatre, et mets les morceaux dans la nappe.

(Musset)

De recevoir le linge. — Eh, reçois-le en personne.

(Augier)

ils ont ignoré que la première condition pour qu’une voyelle puisse être élidée est d’être atone, et qu’un e, lorsqu’il n’est pas proprement muet, lorsqu’il se prononce et surtout lorsqu’il est tonique, est l’équivalent de n’importe quelle autre voyelle. Il fallait compter l’e de reçois-le en personne comme on aurait compté l’a de reçois-la en personne, et ne pas se croire autorisé à violenter la langue par l’exemple d’un usage ancien dont on n’avait pas pénétré les raisons.

L’hiatus en ancien français. — Quant à l’hiatus, il était en ancien français admis dans les vers avec la même liberté que dans la prose :

En cest voloir l’a Amor mis
Qui a la fenestre l’a pris[2].

(Chevalier au lion)

O ele espoir n’i ovra onques[3].

(id.)

Celui corage qu’ele a ore
Espoir changera ele encore[4].

(Chevalier au lion)

De ce que il li avoit dit[5].

(id.)

Proscription de l’hiatus. — Peu à peu, l’art devenant plus délicat, on fut choqué par certaines rencontres de voyelles « qui font les vers merveilleusement rudes en nostre langue », selon l’expression de Ronsard. Aussi les poètes de la Pléiade n’admirent-ils plus guère l’hiatus qu’entre des monosyllabes atones, comme tu, qui, y, et, ou, et une voyelle initiale ; ou bien quand ils acceptèrent que la première des deux voyelles fût tonique et finale d’un polysyllabe, ils la placèrent le plus souvent devant la césure, pensant avec raison qu’à cette place la coupe et éventuellement une légère pause pouvaient dans une certaine mesure adoucir l’hiatus :

Je n’ay jamais servi | autres maistres que rois.

(Ronsard)

Mais les poètes du xvie siècle n’arrivèrent pas à formuler une règle nette ; l’hésitation et la gêne persistèrent, jusqu’au jour où Malherbe, et après lui Boileau, proscrivirent totalement l’hiatus.

Restrictions. — On se conforma à leur règle, mais elle n’était absolue qu’en apparence. On admit l’hiatus lorsque la première voyelle était une nasale :

Narcisse, c’en est fait : Néron est amoureux.

(Racine, Britannicus)

Dans ce cas l’n se prononçait encore faiblement comme consonne après la voyelle nasale au début du xviie siècle ; mais les plus fidèles observateurs de la règle de Malherbe continuèrent à tolérer cet hiatus quand l’n eut totalement cessé de se prononcer.

On admit l’hiatus quand la première voyelle était suivie d’une consonne qui ne se prononçait pas, en excluant toutefois de cette tolérance le mot et :

Rendre docile au frein un coursier indompté.

(Racine, Phèdre)

On admit l’hiatus lorsque la seconde voyelle était précédée d’une h dite aspirée :

Faire honte à ces rois que le travail étonne.

(Boileau)

Pourtant cette consonne ne se prononçait pas ; il n’y avait déjà à cette époque aucune différence de prononciation entre la honte et la onzième.

On admit l’hiatus quand la première voyelle était immédiatement suivie d’un e final atone élidé sur la seconde, bien que, par le fait même de l’élision, les deux voyelles fussent directement en contact :

Il y va de ma vie et je ne puis rien dire.

(Racine, Bajazet)

Toutes ces tolérances reposaient d’ailleurs sur un principe faux, à savoir que la consonne ou la voyelle qui figurait dans l’orthographe entre les deux voyelles faisant hiatus supprimait ce dernier pour les yeux ; or l’hiatus est uniquement un fait de prononciation et la vue ni l’orthographe n’ont à y intervenir. La musique n’est pas faite pour les yeux, la poésie non plus.

On admit aussi, mais presque uniquement dans les genres simples et familiers, les locutions toutes faites, comme peu à peu, çà et là, et les interjections répétées :

Le juge prétendoit qu’à tort et à travers.

(La Fontaine, Fables)

Oh là ! oh ! descendez, que l’on ne vous le dise.

(id., ibid.)

En criant : Holà, ho ! un siège promptement.

(Molière, Les Fâcheux)

L’hiatus chez les modernes. — Au xixe siècle, certains poètes, trouvant les observances du xviie relativement à l’hiatus trop sévères et incohérentes, en introduisirent quelques-uns dans leurs vers :

..........Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es !

(Musset, Namouna)

Parce qu’il n’est plus rien de ce qu’il a été.

(H. de Régnier)

Et je me suis meurtri avec mes propres traits.

(Moréas)

Ils ont eu parfaitement raison. Qu’y a-t-il de choquant encore aujourd’hui dans ce vers de Ronsard :

D’où es-tu, où vas-tu, d’où viens-tu à ceste heure ?

S’il est des hiatus désagréables, qu’on les évite, mais pourquoi ne pas accueillir les autres ? pourquoi les rejeter tous en bloc ? On s’accorde à trouver délicieuses certaines rencontres de voyelles dans l’intérieur des mots ; elles ne le sont pas moins entre deux mots différents. Le « folle que tu es » de Musset est aussi doux que « muet, remuait, etc. » :

Dans son manteau semé d’abeilles d’or, muet,
Couché sous cette voûte où rien ne remuait.

(Hugo, L’Expiation)

La règle. — Mais la difficulté, dit-on, est de déterminer quels sont ceux qui sont agréables et ceux qui ne le sont pas. Rien n’est plus simple pourtant ; les seuls qui soient choquants sont ceux dans lesquels la même voyelle est répétée deux fois :

Dona Anna pleurait. — Ils auraient bien un an…

(Gautier, Albertus)

L’Océan en créant Cypris voulut s’absoudre.

(Hugo, Archiloque)

Chaumière où du foyer étincelait la flamme.

(Lamartine, Milly)

Et le soir, tout au fond de la vallée étroite.

(Hugo, Voix intérieures)

Encore verra-t-on plus loin que même dans ce cas l’hiatus peut être utilisé en poésie pour produire un effet.

Toutes les fois que les deux voyelles sont différentes, l’hiatus peut être admis ; et plus elles sont différentes l’une de l’autre plus il est agréable et doux ; il se produit alors d’une voyelle à l’autre une modulation harmonieuse.


  1. « Mettez-le derrière et vous devant. »
  2. « Ce désir lui a été inspiré par l’Amour, qui l’a surpris à la fenêtre. »
  3. « Ou peut-être n’y a-t-elle jamais travaillé. »
  4. « Les sentiments qu’elle éprouve maintenant peut-être changeront-ils. »
  5. « De ce qu’il lui avait dit. »