Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre V

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LA STROPHE ET LES POÈMES À FORME FIXE


Définition de la strophe française. — Une strophe française est un groupe de vers libres formant un système de rimes complet. Dans ce système peuvent entrer une ou plusieurs fois deux vers ou même trois vers de suite rimant ensemble ; mais deux rimes plates consécutives, c’est-à-dire quatre vers dont les deux premiers sont sur une rime et les deux derniers sur une autre, détruisent le système et par conséquent la strophe[1]. Les strophes sont appelées aussi stances dans les sujets religieux, philosophiques ou élégiaques, et couplets dans les chansons.

Le vers et la strophe. — Anciennement une strophe contenait un sens complet, le développement finissant avec le système de rimes. Il en a été ainsi le plus souvent jusqu’à nos jours ; mais ce n’est pas une condition nécessaire et nos grands poètes lyriques ne se sont pas fait une règle inviolable de cette observance. Un vers isolé est au double point de vue de la syntaxe et du rythme une image réduite de la strophe. Il peut contenir un sens complet ; mais il peut aussi ne renfermer qu’un des éléments d’une période qui se développe en plusieurs vers ; la strophe peut de même n’être qu’une partie d’une longue période qui se déploie en plusieurs strophes ; pour n’en citer qu’un exemple, dans le seul Napoléon II de Victor Hugo, on voit par deux fois une vaste période couvrir jusqu’à quatre et même cinq strophes de ses larges replis. Un vers peut enjamber sur le suivant ; une strophe peut aussi enjamber sur une autre ; ainsi, dans le Jeu de Paume d’André Chénier, la onzième strophe enjambe sur la douzième. Déjà chez Pindare, dont les strophes reposent sur des principes tout différents, il arrivait qu’une strophe, pour produire un effet puissant, enjambât sur la suivante. Enfin, de même qu’un vers peut être composé de mesures toutes semblables ou au contraire variées, de même une strophe peut n’employer que le même mètre d’un bout à l’autre, ou être constituée par la réunion de mètres divers.

L’étendue de la strophe. — Une strophe peut avoir un nombre de vers quelconque ; mais au-dessous de quatre vers il n’y a pas de strophe à proprement parler. Un distique, ou deux vers rimant ensemble, ne fait pas un système ; un tercet dont les trois vers sont sur une seule rime n’en fait pas davantage, et s’ils sont sur deux rimes le système est incomplet.

La disposition des rimes. — Dans toutes les strophes deux principes règlent le groupement des rimes : on observe l’alternance des rimes masculines et féminines et on évite la succession de deux rimes plates. Dans la strophe de quatre vers les deux rimes peuvent donc être croisées :

Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs !
Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

(Gilbert, Odes)

ou embrassées :

Sur la mer qui roule
Et vomit l’embrun,
Le ciel lourd et brun
En trombe s’écroule.

(Richepin, La Mer)

La strophe de cinq vers admet toutes les combinaisons possibles de ses deux rimes. Celle de six peut être sur deux rimes ou sur trois ; quand elle est sur trois on évite, de peur d’égarer l’oreille, d’y mettre trois vers de suite sur trois rimes différentes.

L’unité de la strophe. — Une strophe ne doit pas être composée de plusieurs parties qui, isolées, constitueraient chacune une strophe plus petite. Ce n’est que par une convention que l’on peut appeler strophe de huit vers celle-ci :

Sa grandeur éblouit l’histoire.
Quinze ans il fut
Le dieu qui traînait la victoire
Sur son affût ;
L’Europe sous sa loi guerrière
Se débattit.
Toi, son singe, marche derrière
Petit, petit.

(Hugo, Châtiments)

Mais les deux suivantes forment un tout indissoluble :

Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.

(Hugo, Les Djinns)

Quand le soleil rit dans les coins,
Quand le vent joue avec les foins,
À l’époque où l’on a le moins
D’inquiétudes ;
Avec Mai, le mois enchanteur
Qui donne à l’air bonne senteur,
Il nous revient, l’oiseau chanteur
Des solitudes.

(Rollinat, Les Névroses)

Les strophes d’un nombre de vers plus considérable appellent toutes des observations analogues ; si longues qu’elles soient elles peuvent être bien liées d’un bout à l’autre ; mais souvent elles ne le sont pas. Même la strophe de douze vers imaginée par Victor Hugo est en réalité la juxtaposition d’une strophe de quatre et d’une de huit :

Longue nuit ! tourmente éternelle !
Le ciel n’a pas un coin d’azur,
Hommes et choses, pêle-mêle,
Vont roulant dans l’abîme obscur.
Tout dérive et s’en va sous l’onde,
Rois au berceau, maîtres du monde,
Le front chauve et la tête blonde,
Grand et petit Napoléon !

Tout s’efface, tout se délie,
Le flot sur le flot se replie,
Et la vague qui passe oublie
Léviathan comme Alcyon !

(Hugo, Napoléon II)

Poèmes d’une seule strophe. — Une strophe est une unité quand le sens finit avec elle, si bien qu’un poème peut être constitué par une strophe unique. On l’appelle alors quatrain, quintain, sixain, huitain, dizain, etc., selon qu’elle a quatre, cinq, six, huit ou dix vers.

Poèmes d’un nombre indéterminé de strophes. — Mais en général on ne parle de strophes que dans les poèmes qui en contiennent plusieurs. Elles peuvent alors, mais le cas est rare, être toutes différentes l’une de l’autre, comme dans La Retraite de Lamartine (Premières Méditations, xiii). Il en est de même, à ce point de vue, de telle fable de La Fontaine, que l’on peut déclarer construite en strophes d’un bout à l’autre ; par exemple, L’Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses (livre I, 17) peut se subdiviser en sept strophes, une de quatre vers, une de cinq, deux de quatre, une de six et deux de quatre. Ce sont, dans toute la force du terme, des poèmes en strophes libres, et ils ne se distinguent des poèmes en vers libres que parce qu’ils n’admettent pas deux rimes plates de suite. Il n’y a pas de poèmes à rimes libres d’une certaine étendue qui ne contiennent des strophes çà et là.

De même qu’un poème en mètres libres n’est composé qu’exceptionnellement de mètres tous différents, et reproduit d’ordinaire plusieurs fois de suite ou à des intervalles plus ou moins grands le même mètre, de même les pièces en strophes libres présentent le plus souvent des séries de strophes semblables. D’autres fois ce sont deux strophes différentes qui alternent régulièrement, à l’image des poèmes où un certain mètre alterne continuellement avec un certain autre. Le nombre des combinaisons possibles est illimité. Très souvent aussi le poète emploie la même strophe d’un bout à l’autre de son poème, avec partout la même disposition de rimes et le même groupement de mètres ; ce dernier mode rappelle, avec des éléments plus étendus, les poèmes où l’on ne se sert que d’un seul et même mètre.

Le choix des mètres dans la strophe et des strophes dans le poème. — Le caprice et le hasard n’ont pas plus de rôle à jouer dans les poèmes en strophes que dans les poèmes en vers libres. Le choix des mètres dans une strophe est déterminé par les nuances de la pensée qu’ils doivent renfermer, conformément aux mêmes principes que dans les œuvres en vers libres. Le choix des strophes dans l’ensemble du poème est régi à son tour par des principes analogues. Le ton du poème doit varier comme les sentiments et les événements qui l’inspirent ; chaque strophe reflétant un aspect partiel de la pensée du poète, elle doit par sa forme en faire sentir et en rendre en quelque sorte tangibles les moindres nuances. Enfin ce travail délicat, qui consiste à mouler exactement la strophe sur les détails de l’idée exprimée, est le plus souvent inséparable du travail contraire. Quand le poète adopte une même forme de strophe pour tout son poème ou pour une partie, il doit, lorsqu’il a déterminé cette forme de strophe, modeler les idées qu’il exprime dans chaque strophe sur le moule qu’il a choisi. Il doit s’arranger de façon que dans chacune, prise isolément, tout changement de mètre soit justifiable et même exigé par le sens.

Les strophes et le rythme. — Il semble à première vue que les strophes, surtout lorsqu’elles sont composées de mètres variés et se répètent en ramenant les mêmes mètres dans le même ordre, pourraient être définies : un système rythmique fermé ou complet. Mais en fait aucun poète jusqu’à présent, même parmi les chansonniers, ne semble s’être astreint à rythmer exactement de la même manière les vers qui se correspondent dans deux strophes extérieurement semblables ; ils n’ont pas cherché à y faire tomber les coupes aux mêmes places ni même à en mettre le même nombre. La notion de rythme ne saurait donc entrer actuellement dans une définition de la strophe française.

Les poèmes à forme fixe. — Les poèmes à forme fixe et traditionnelle sont venus jusqu’à nous, pour la plupart, du fond du moyen âge. Beaucoup sont oubliés aujourd’hui et leur description rentre dans le domaine de l’érudition et de la curiosité. Le triolet, le rondel, le lai, le virelai, la ballade, le chant royal, la sextine, etc., ne nous retiendront pas.

Le rondeau. — Le rondeau est moins dédaigné de nos jours ; on en a fait beaucoup au xixe siècle, et comme il a tenu une grande place dans la poésie du xve siècle, du xvie et de la première moitié du xviie, nous en citerons un exemple qui en donne en même temps les règles ; il est de Voiture, qui fut le grand maître du genre :

Ma foi, c’est fait de moi ; car Ysabeau
M’a conjuré de lui faire un rondeau :
Cela me met en une peine extrême.
Quoi ! treize vers, huit en eau, cinq en ème.
Je lui ferois aussitôt un bateau.

En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons en sept en invoquant Brodeau,
Et puis mettons, par quelque stratagème,
Ma foi, c’est fait.

Si je pouvois encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l’ouvrage seroit beau.
Mais cependant me voilà dans l’onzième,
Et si je crois que je fais le douzième.
En voilà treize ajustés au niveau.
Ma foi, c’est fait.

L’iambe. — Nous avons déjà dit un mot de l’iambe ; c’est un poème dans lequel un vers de douze syllabes alterne continuellement avec un de huit ; ses rimes sont croisées, en sorte qu’il est composé en réalité de strophes de quatre vers. Son étendue n’est pas limitée ; la pièce à laquelle nous avons emprunté un fragment (p. 73) se développe en 176 vers. L’iambe n’est devenu un genre que depuis André Chénier et Auguste Barbier.

Le sonnet. — Enfin le sonnet, originaire d’Italie, n’est entré dans la poésie française qu’au xvie siècle ; mais il y a eu tout de suite un grand succès, qui s’est maintenu au xviie siècle, pour reprendre au xixe après une éclipse pendant le xviii. Il est toujours très cultivé, bien qu’il lui arrive trop souvent, comme à la plupart des petits poèmes à forme fixe, de masquer l’absence d’inspiration sous des observances quasi mécaniques. Il se compose de quatorze vers, divisés en deux strophes de quatre vers sur deux rimes, et une de six vers sur trois rimes. La disposition des rimes doit être la même dans les deux strophes de quatre vers ; elles y sont généralement embrassées et quelquefois croisées. Pour la strophe de six vers on a coutume de la séparer sur le papier en deux tercets, mais c’est en réalité une strophe unique, et la disposition de ses rimes est régie par les mêmes règles que dans toute strophe de six vers. En voici un exemple, Le Cydnus, que nous tirons des Trophées de J.-M. de Heredia :

Sous l’azur triomphal, au soleil qui flamboie,
La trirème d’argent blanchit le fleuve noir
Et son sillage y laisse un parfum d’encensoir
Avec des sons de flûte et des frissons de soie.

À la proue éclatante où l’épervier s’éploie,
Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
Cléopâtre debout en la splendeur du soir
Semble un grand oiseau d’or qui guette au loin sa proie.

Voici Tarse, où l’attend le guerrier désarmé ;
Et la brune Lagide ouvre dans l’air charmé
Ses bras d’ambre où la pourpre a mis des reflets roses ;

Et ses yeux n’ont pas vu, présage de son sort,
Auprès d’elle, effeuillant sur l’eau sombre des roses,
Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.


  1. On doit mettre à part le cas où chacune des deux rimes est répétée trois fois (ou davantage), le troisième vers étant isolé des deux autres ; ce ne sont plus alors de vraies rimes plates, et la strophe subsiste.