Aller au contenu

Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre VI

La bibliothèque libre.

EFFETS OBTENUS
PAR LA VIOLATION DE CERTAINES RÈGLES CLASSIQUES


LA RIME.

La non-alternance. — La poésie classique observe scrupuleusement l’alternance des rimes masculines et féminines. Cette observance, établie au commencement du xvie siècle, produit, sans que le poète ait besoin d’y prendre garde, une variété continuelle et régulière, qui est par elle-même un agrément. Mais si le poète veut produire une impression d’uniformité, de monotonie, s’il veut peindre un état ou une situation qui ne change pas, la non-alternance est un des procédés auxquels il peut avoir recours :

Ciel gris au-dessus des charmes,
Pluie invisible et si douce
Que sa caresse à ma bouche
Est comme un baiser en larmes ;

Vent qui flotte sur la plaine
Avec les remous d’une onde,

Doux vent qui sous le ciel sombre
Erre comme une âme en peine.

(Grech, La Brise en larmes)

Dans ce morceau les deux rimes plates de chaque quatrain sont remplacées par de simples assonances ; mais l’effet n’est pas modifié par ce fait.

Il n’est pas indifférent, lorsqu’on n’alterne pas les rimes, de les faire toutes masculines ou toutes féminines. Les rimes masculines ont quelque chose de net, de bien arrêté, qui n’aurait pas du tout convenu à la mélancolie, à l’indécision de contours de la pièce qu’on vient de citer :

Toujours, par monts et vallons,
Nous allons
Au galop des étalons,

Toujours, toujours, de l’avant,
En buvant
La liberté dans le vent.

(Richepin, Les Blasphèmes)

Les rimes féminines sont en quelque sorte prolongées par les consonnes qui suivent la voyelle tonique, comme une corde qui vibre et retentit encore après que l’archet l’a quittée ; il en résulte une impression plus molle, plus douce et en même temps plus durable :

Et j’ai rimé cette ode en rimes féminines
Pour que l’impression en restât plus poignante,
Et, par le souvenir des chastes héroïnes,
Laissât dans plus d’un cœur sa blessure saignante.

(Banville, Érinna)

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !

(Verlaine, Sagesse)

L’alternance et la prononciation. — L’alternance des rimes appelle une autre observation. Conforme à la définition que l’on en donne d’habitude (cf. p. 32), cette alternance était très réelle et très nette à l’époque où l’on prononçait tous les e à la fin des mots ; mais aujourd’hui on n’en prononce plus aucun à la pause ; la langue s’étant peu à peu transformée, ils ont disparu par évolution phonétique. En sorte qu’il n’y a plus la moindre différence sensible pour la finale entre bagarre et hasard, entre un dé et une idée. Si donc on veut conserver l’alternance, et il y a tout avantage à n’y renoncer qu’exceptionnellement et en vue d’effets particuliers, il ne faut pas prendre garde à l’orthographe, puisqu’elle ne répond plus à la prononciation. Il faut distinguer les rimes qui se terminent, dans la prononciation, avec la voyelle tonique, et celles qui se terminent avec une consonne suivant cette voyelle. Les premières peuvent être appelées masculines et les secondes féminines, si l’on tient à conserver ces deux termes ; aussi bien ces deux nouvelles catégories recouvrent dans la majorité des cas les deux anciennes.

Avec la prononciation actuelle du français, il n’y a pas d’alternance dans les deux strophes suivantes, qui sont toutes en rimes masculines :

Sur mes os consumés ma peau s’est desséchée ;
Les enfants m’ont chanté dans leurs dérisions ;
Seul, au milieu des nations,
Le Seigneur m’a jeté comme une herbe arrachée.


Il s’est enveloppé de son divin courroux ;
Il a fermé ma route, il a troublé ma voie ;
Mon sein n’a plus connu la joie ;
Et j’ai dit au Seigneur : Seigneur, souvenez-vous.

(Lamartine, La Poésie sacrée)

Mais dans la suivante le premier et le troisième vers ont une rime féminine, le deuxième et le quatrième une masculine :

C’est le chien de Jean de Nivelle
Qui mord sous l’œil même du guet
Le chat de la mère Michel ;
François-les-bas-bleus s’en égaie.

(Verlaine, Romances sans paroles)

Les rimes assonant entre elles. — Une autre pratique à laquelle s’astreignait la versification classique, contrairement à l’usage de nos plus anciens poètes, consiste à éviter que des rimes successives assonent entre elles. Lamartine n’y a pas pris garde dans le passage suivant :

La vie a dispersé, comme l’épi sur l’aire,
Loin du champ paternel les enfants et la mère,
Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts
D’où l’hirondelle a fui pendant de longs hivers.

(Milly)

Cette observance a pour but, comme la précédente, d’obtenir à coup sûr la variété ; mais le poète peut y déroger en vue d’un effet. Tout d’abord effet de monotonie :

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone.

(Verlaine, Poèmes saturniens)

Dans cet exemple les quatre vers ont la même rime, et encore c’est une rime riche ; l’effet est un peu exagéré. D’ordinaire on se contente de multiplier les rimes qui assonent entre elles ou se rappellent, et on en répercute la note dans l’intérieur des vers. On peut par ce procédé mettre en relief une accumulation de faits analogues, une énumération d’idées parallèles :

L’impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avoit usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés ;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur l’autel descendue,
Élie aux éléments parlant en souverain,
Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;
Les morts se ranimant à la voix[1] d’Élisée.

(Racine, Athalie)

L’HIATUS.

L’impression qu’il produit. — On a vu plus haut qu’il n’y a aucune raison d’éviter les hiatus constitués par la rencontre de deux voyelles de timbre différent : ils ont une modulation souvent fort agréable. Mais ceux mêmes qui sont formés par deux mots dont l’un finit et l’autre commence par la même voyelle, et ce sont les seuls hiatus réels, peuvent être utilisés à l’occasion, précisément à cause de l’effet de bâillement, d’arrêt, d’hésitation, d’ânonnement, de bégaiement, de heurt qu’ils produisent :

La nuée éclate !

(Hugo, Le Feu du Ciel)

À ces mots on cria haro sur le baudet.

(La Fontaine, Fables)

Puis malgré quelques heurts et quelques mauvais pas.

(id., ibid.)

Et bondis à travers la haletante orgie.

(Heredia, Artémis)

La balance inclinant son bassin incertain.

(Lamartine, L’Infini dans les Cieux)

L’ENJAMBEMENT.

L’enjambement et la prononciation. — L’enjambement constitue une discordance entre la syntaxe et le rythme : un élément syntaxique dépasse l’élément rythmique dans lequel il est contenu pour la plus grande partie. La portion de l’élément syntaxique qui est rejetée dans un autre élément rythmique est mise en un relief extraordinaire. Elle le doit au contraste que les vers à enjambement font avec les autres, dans lesquels le rythme et la syntaxe sont continuellement d’accord ; elle le doit non moins aux particularités que le débit de ces vers impose à la voix. Ce n’est pas que l’enjambement, comme certains l’ont dit, supprime la pause de la fin du vers, ni qu’il supprime ou même affaiblisse le dernier accent rythmique du vers ; loin de là, la pause finale du vers qui enjambe est aussi nette et aussi longue que celle des autres, et son dernier accent rythmique est aussi fort. Tout se réduit à ceci : tandis que dans les vers ordinaires on laisse tomber la voix à la fin de chaque vers, la voix reste soutenue et suspendue à la fin de ceux qui enjambent ; par là est éveillée l’attention de l’auditeur, qui reste dans l’attente tant que dure la pause ; puis comme la voix n’a pas baissé, elle doit, pour le rejet, augmenter d’intensité ou changer d’intonation.

Les bons enjambements. — Il résulte de là que l’enjambement ne doit être employé que rarement, et seulement quand le poète éprouve le besoin de produire un effet puissant ; que les meilleurs enjambements sont ceux dans lesquels la pause de la fin du vers est facilitée, afin que le rejet se détache le plus possible, comme dans cet exemple de Chénier :

L’entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec effort,
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.

(L’Aveugle)

C’est pourquoi celui-ci de Verlaine est de tous points détestable :

Il va falloir qu’enfin se rejoignent les
Sept péchés aux Trois Vertus Théologales.

Mais il ne s’ensuit nullement qu’un rejet constitué par l’épithète du substantif placé à la rime ne puisse pas être excellent :

Devant cette impassible et morne chevauchée,
L’âme tremble et se sent des spectres approchée,
Comme si l’on voyait la halte des marcheurs
Mystérieux que l’aube efface en ses blancheurs.

(Hugo, Éviradnus)

Rien n’empêche, même dans ce cas, de reprendre sa respiration à la fin du vers ; aussi bien c’est souvent la meilleure manière de très bien dire.

Il résulte aussi des considérations précédentes qu’un bon rejet ne doit pas dépasser l’étendue d’une mesure ; si, dans l’alexandrin, il va rejoindre la coupe de l’hémistiche, l’effort se disperse et l’effet se perd.

L’enjambement et la rime. — La Harpe prétendait que nos vers ne peuvent pas enjamber, parce qu’ils riment. Au contraire, c’est la rime qui leur permet d’enjamber. Pour qu’on puisse enjamber, il faut que les fins de vers soient très nettes, sans quoi les vers tendent à se confondre avec de la prose. Ceux des Grecs et des Latins, qui ne rimaient pas, pouvaient enjamber parce qu’ils étaient fortement rythmés et que la fin du vers était toujours sensible ; dans les nôtres, où le rythme est faiblement marqué, c’est la rime qui contribue le plus à indiquer la fin du vers. Son utilité pour les enjambements est si vraie, que c’est le jour où les romantiques, en même temps qu’ils variaient le rythme de leurs vers, se donnèrent pleine liberté pour l’emploi de l’enjambement, qu’ils éprouvèrent le besoin de renforcer leurs rimes et réclamèrent la rime riche.

L’enjambement au xviie siècle. — Ce n’est que depuis Chénier que l’enjambement est devenu un procédé artistique d’usage courant dans tous les genres de poésie. Au xviie siècle il était presque exclusivement relégué dans les genres familiers, tels que la comédie, la fable. Racine, qui en a de délicieux dans Les Plaideurs, n’en présente qu’à peine un ou deux dans ses tragédies :

Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un… Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.

(Phèdre)

Mais La Fontaine, qui prend moins garde aux règles en cours qu’à son sentiment personnel, use d’enjambement toutes les fois qu’il lui semble bon :

Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe : s’il vouloit encor me laisser paître !
Mais je suis attachée ; et si j’eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L’ingratitude ? Adieu : j’ai dit ce que je pense.

(Fables)

Il jouit même, grâce à l’emploi du vers libre, de deux procédés qui lui sont personnels. Il introduit un vers de dix syllabes après un vers de douze ou après un vers de huit, et en constitue avec son rejet le premier hémistiche :

Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. Ah ! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut.

(Ibid.)

L’effet produit par un tel rejet est plus considérable, à cause du changement de vitesse. S’il le veut encore plus puissant, il termine son rejet par une rime et en fait ainsi un petit vers, qui se détache nettement de ceux qui l’entourent :

Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

(Ibid.)

L’enjambement à l’hémistiche. — L’enjambement à l’hémistiche, qui est déjà assez usité au xviie siècle, et beaucoup plus fréquemment que l’autre dans la tragédie, consiste en ce que la première mesure du second hémistiche est plus étroitement liée au mot qui la précède qu’à ceux qui la suivent, bien que la coupe reste soigneusement observée. L’effet produit est un peu moins fort, parce que le rejet n’est pas précédé d’une rime et rarement d’une pause ; les procédés de prononciation sont les mêmes, augmentation d’intensité ou changement d’intonation ; la différence est donc bien petite ; on aura quelque peine à en reconnaître une entre cet exemple de Molière :

 … Dites-lui seulement que je vien
De la part de Monsieur | Tartuffe, pour son bien.

(Tartuffe)

et celui-ci de Racine :

Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.

(Les Plaideurs)

La comparaison n’est pas moins frappante dans les passages suivants de V. Hugo, qui donnent à la fois les deux espèces de rejet :

À Toulon, le fourgon | les quitte, le ponton
Les prend ; sans vêtements, sans pain, sous le bâton.

(Les Châtiments)

 … comme un cèdre au milieu des palmiers
Règne, et comme Pathmos | brille entre les Sporades.

(Le Travail des Captifs)

Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait
S’éteint comme un oiseau | se pose ; tout se tait.

(Éviradnus)

Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre, afin de faire | honneur à ce vieillard.

(Sultan Mourad)

Tous les faux trimètres de Racine, dont on a cité quelques-uns plus haut (p. 60), ont leur vraie place ici. On arrive à renforcer encore l’effet produit par le rejet à l’hémistiche en terminant le premier hémistiche par un mot à peu près dénué d’importance et qui n’aurait pas d’accent en prose (cf. p. 62) :

Une reine n’est pas | reine sans la beauté.

(Hugo, Éviradnus)

Le contre-rejet. — Enfin on obtient un effet très analogue à celui du rejet au moyen du contre-rejet, qui se présente lorsqu’on commence une proposition dans le vers ou l’hémistiche qui précède celui où elle est contenue pour la plus grande partie :

 … Je médite
Sur la terre bénie | au fond des cieux, | maudite
Au fond des temples noirs par le fakir sanglant.

(Hugo, Toute la Lyre)

Oui, trois de mes cités de Castille ou de Flandre,
Je les donnerais ! — sauf, | plus tard, à les reprendre.

(id., Hernani)

Les deux mille vaisseaux qu’on voit à l’horizon
Ne me font pas peur. J’ai | nos quatre cents galères,
L’onde, l’ombre, l’écueil, le vent et nos colères.

(id., Le Détroit de l’Euripe)

Or le nouveau marquis doit faire une visite
À l’histoire qu’il va continuer. La loi
Veut qu’il soit seul pendant la nuit qui le fait roi.

(id., Éviradnus)

  1. Au xviie siècle oi se prononçait .