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Petite Nell/Les méchantes Langues

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Verlag Von Raimund Gerhard (p. 99-107).


CHAPITRE XVIII.

Les méchantes Langues.

Il l’avait ramenée, et elle avait mis ses bras autour du cou de son amie et lui avait dit de sa voix brisée par le chagrin : — Je n’ai plus que vous, sœur Hélène.

Mais, maintenant, elle n’avait pas même la consolation de faire quelque chose pour cette amie qui lui avait fait place dans son cœur comme à son foyer, il fallait la quitter, les quitter, eux aussi. Elle n’avait plus de raison pour prolonger son séjour auprès d’eux. Tante Olympe le lui avait dit et elle le comprenait : elle devait maintenant s’en aller gagner son pain par son travail, elle devait économiser pour l’avenir, pour ses vieux jours.

C’était le cœur tout plein de ces pensées que Petite Nell s’acheminait vers la demeure de tante Olympe.

— Ah ! te voilà, ma fille ; je pensais justement à toi, si tu n’étais pas venue, je serais allée te trouver. En disant ces mots, la brave tante précéda sa nièce dans la chambre contiguë à sa cuisine.

— Il est arrivé des lettres en réponse aux nôtres, ajouta-t-elle, en cherchant dans sa corbeille à ouvrage ; et je crois qu’il y a quelque chose qui te conviendra, c’est dans un pensionnat, en Angleterre.

Le cœur de Petite Nell défaillit.

— Tante Olympe, j’aimerais mieux une famille, auprès de petits enfants.

— Pourquoi ça, ma fille ? Je crois que tu as tort ; tiens, la voici.

Petite Nell lut et replia la lettre sans rien dire.

— Le salaire n’est pas lourd, reprit tante Olympe, mais tu n’as que ta langue et la musique à enseigner, et tu auras l’occasion d’apprendre l’anglais, de voir un peu le monde…, et pense comme ce doit être gai de vivre avec tant de jeunes filles, presque toutes de ton âge.

Deux larmes qui avaient glissé sur les joues de Petite Nell tombèrent sur sa robe noire.

À cette vue, le cœur de tante Olympe se serra, elle prit entre ses mains cette triste petite figure et l’embrassa tendrement.

— Si tu veux revenir vers nous, Nellie, il ne tient qu’à toi, ta chambre et ton lit sont prêts.

— Merci, tante Olympe, je crois qu’il vaut mieux que je parte.

— Je le crois aussi, ma fille, répondit la brave femme en essuyant ses lunettes ; mais tu te rappelleras pourtant que je suis là, et quand tu reviendras au pays, c’est chez moi que tu logeras et chez personne d’autre.

Ces derniers mots furent prononcés avec tant d’énergie que Petite Nell releva la tête d’un air surpris.

— C’est comme ça, reprit tante Olympe, je ne veux plus qu’on jase, moi, et qu’on dise ce qu’on dit.

— Je ne comprends pas, tante.

— Je le crois, ma fille ; et, vois-tu, ça me fait de la peine de t’ouvrir les yeux. — Vois-tu, ma fille, le monde est plus mauvais qu’on ne croit ; depuis ton retour, les gens ont commencé à parler, on trouve drôle que tu restes chez des étrangers plutôt que chez moi.

— Mais ce sont mes amis, s’écria Petite Nell indignée, et vous savez bien, tante Olympe, que si oncle Nestor…

— Sans doute, mais ces choses-là c’est inutile de les répéter à chacun ; d’ailleurs, quand tu nous as quittés pour aller chez eux, tout le monde savait que c’était pour peu de temps, en attendant que Louis fût prêt, mais à présent on commence à s’étonner, on trouve que ce n’est pas convenable.

— Pas convenable de demeurer chez sœur Hélène ?

— Eh bien, Nellie, si Mlle Steinwardt était seule, on ne dirait rien, mais il y a le docteur, et l’on commence à dire de toi, de lui… des choses… peu agréables à entendre, ne comprends-tu pas, ma fille ; tu es pourtant en âge…

Si, si, elle comprenait, elle comprenait si bien qu’une rougeur douloureuse envahissait toute sa figure, pendant que ses yeux, agrandis par la surprise, continuaient à regarder tante Olympe d’un air de détresse profonde.

— Cela me fait tant de peine, reprit sa tante, pour toi d’abord, pour eux ensuite, mais c’est toujours comme ça dans ce monde : faites une bonne action, les gens chercheront aussitôt à vous noircir.

— Est-ce qu’ils le savent, tante Olympe ? murmura Petite Nell.

— Ah ! j’espère bien que non.

— Tante Olympe, fit Petite Nell en se levant, j’écrirai que j’accepte, j’écrirai encore ce soir.

— Bien, ma fille ; et ne te mets pas trop en peine de ce que je t’ai dit, dans quelques jours tu seras loin, et les méchantes langues n’auront plus qu’à se taire.

Petite Nell était descendue tout tranquillement les degrés de la cuisine de tante Olympe, mais dès qu’elle avait été hors de vue, elle s’était mise à courir et n’avait ralenti le pas que pour traverser le jardin et monter dans sa petite chambre, où elle arriva hors d’haleine.

Oh ! les méchantes langues, comme elles font mal, comme elles déchirent le cœur en vous ouvrant les yeux !

Non, elle ne pouvait pas écrire, pas en ce moment ; elle repoussa sa chaise, referma son buvard et se mit à marcher pour calmer son agitation.

— Mon Dieu, est-ce que ce n’est pas permis, est-ce que c’est mal d’aimer ? D’aimer ce qui est bon, noble, généreux ? Pourtant, elle avait toujours cru… c’est-à-dire, non, elle n’avait rien cru du tout, puisqu’elle ne s’était jamais dit, jamais demandé si c’était permis ou non… Oh ! si tante Olympe avait pu se douter que l’on disait vrai, qu’elle n’avait pas le courage de partir, de les quitter, qu’elle les aimait, oui, tous les deux, de tout son cœur, de toutes ses forces, comme elle n’avait jamais aimé ; mais elle n’avait pas su que ce n’était pas permis, elle avait toujours cru qu’on pouvait, qu’on devait aimer ceux qui sont bons.

À présent, il fallait descendre, pour dire à sœur Hélène… qu’elle allait partir.

Mais, au moment d’ouvrir la porte de la salle à manger, le courage lui manqua.

— Qu’est-ce qui vous arrive, Petite Nell ? Entrez !

Elle obéit.

Sœur Hélène était assise à sa place accoutumée, près de la fenêtre ouverte, son ouvrage à la main.

— Eh bien, dit-elle, je trouve que vous êtes restée très longtemps chez tante Olympe ; à présent, racontez-moi un peu ce que l’on y fait.

— Tante Olympe m’a trouvé une place, dans un pensionnat en Angleterre.

— Mais vous n’êtes pas obligée d’accepter, fit sœur Hélène, d’ailleurs un pensionnat n’est pas une place pour vous, c’est une famille qu’il vous faut.

— Tante Olympe assure que ce sera plus gai, répondit Petite Nell, sans lever les yeux.

— Mais c’est à vous à en décider, il me semble ; et si cela ne vous plaît pas…

— Il n’y a pas beaucoup de choix en ce moment.

— Alors, attendez, rien ne presse, rien du tout.

— Oh ! je vous en prie, ne pleurez pas, sœur Hélène. Je voudrais tant vous dire encore quelque chose, je voudrais vous dire que… je ne vous oublierai jamais, et… quand je serai loin, vous direz au docteur que je le remercie d’être venu, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans lui.

En ce moment, un pas résonna dans le corridor.

— C’est lui, murmura Petite Nell en relevant la tête ; oh ! je vous en prie, ne pleurez pas, il sera si fâché.

— Non non, vous vous trompez, ce n’est pas lui, c’est encore trop tôt.

Mais Petite Nell était déjà dans l’escalier conduisant à sa chambre.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? fit la voix du docteur, pourquoi Nellie… tu pleures, Hélène !

Elle secoua la tête.

— Ce n’est rien, je savais que cela arriverait, nous ne pouvons pas l’empêcher ; Petite Nell va partir, sa tante lui a trouvé une place dans un pensionnat.

Avant de répondre, il fit deux ou trois fois le tour de la chambre.

— Charles, peut-être que si tu lui parlais, quelques mots seulement.

— Moi ? fit-il, très troublé, que voudrais-tu que je lui dise ? Si elle ne veut pas rester pour toi, ce n’est pas moi qui lui ferai changer d’idée, je n’ai jamais existé pour elle.

— Oh ! comment peux-tu parler ainsi, si tu l’avais entendue tout à l’heure, tu ne l’accuserais pas de t’ignorer ; elle est si reconnaissante, au contraire.

Il sourit amèrement.

— J’en suis bien sûr, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle m’accorde ce qu’elle t’a refusé.

— Qui sait ? Peut-être pense-t-elle que sa présence ici n’est pas nécessaire, mais si tu lui disais que…

— Je lui parlerai, dit-il, je te le promets.

Il quitta la chambre et se dirigea vers son cabinet de travail.

Un léger coup frappé à la porte de Petite Nell lui fit relever la tête de dessus une grande feuille de papier, où trois mots seulement, étaient tracés.

— Entrez, fit-elle.

— Je ne vous dérangerai que quelques minutes.

Elle s’était levée et, d’étonnement, oublia d’offrir un siège à son visiteur, qui resta debout, appuyé au dossier de la chaise qu’elle venait d’occuper.

Oh ! les méchantes langues, comme elles font mal, comme elles déchirent le cœur en vous ouvrant les yeux, ces beaux yeux que Petite Nell n’osait plus lever, dans la crainte qu’il y lût ce qu’elle voulait garder pour elle toute seule.

— Je suis sûr, fit-il, péniblement surpris de son embarras, que vous savez déjà ce que je viens vous demander.

Elle secoua la tête.

— Hélène vient de m’apprendre votre départ, elle en est très chagrinée, si chagrinée que je suis venu…

— Oh ! je vous en prie, interrompit-elle, ne me demandez pas de rester, je vous assure que c’est impossible. Je vous en prie, ne soyez pas fâché, ajouta-t-elle, en voyant le pli de son front se creuser démesurément, je vous assure que je voudrais, mais je ne peux pas.

Il y eut un silence.

— Je ne suis pas fâché, dit-il tristement, mais inquiet d’Hélène, à qui votre départ va faire beaucoup de chagrin. Ne pourriez-vous pas, du moins, attendre encore un peu, jusqu’à ce qu’elle soit habituée à cette idée ?

— Non, non, c’est impossible ; si je retardais, cette place serait perdue pour moi, vous comprenez.

— Vous en trouverez une autre, peut-être meilleure.

Elle secoua la tête.

— Je croyais que vous aimiez Hélène.

— L’aimer ! ses lèvres tremblèrent, ses yeux bleus si doux jetèrent un éclair d’indignation ; oh ! vous le savez, mais je ne peux pas, je ne peux pas rester.

— Pas même pour l’amour d’elle ?

Elle lui jeta un regard d’angoisse, ses petites mains se serrèrent convulsivement.

— Je ne peux pas.

Il pâlit, et la main qu’il appuyait au dossier de la chaise trembla ; il se pencha en avant, le regard toujours attaché sur cette pauvre figure en détresse, qui semblait implorer sa pitié.

— Et… Et pour l’amour de moi, Petite Nell, de moi qui vous aime tant ?

Était-ce vrai, avait-il dit cela ? ne savait-il pas qu’il n’était rien pour elle ?… Et pourtant, il attendait, toujours penché vers ce petit visage immobile, à deux pas de lui.

À la fin, les lèvres de Petite Nell s’agitèrent, ses mains se réunirent.

— Est-ce vrai ? fit-elle comme en un rêve.

— Si c’est vrai !

Il n’ajouta rien, il la tenait sur son cœur, elle s’y reposait, comme se reposent ceux qui se sont crus sans refuge.

— Ne le saviez-vous pas, que je vous aimais ? murmurait-il ; je ne peux pas vous dire combien, ni depuis quand, je sais seulement que c’est vrai.

Elle le laissait dire, et, bercée par le murmure de sa voix, elle oubliait de répondre et restait toute tranquille, comme un pauvre oisillon fatigué qui a enfin trouvé son nid.

— Petite Nell !

Elle tressaillit.

— Êtes-vous bien sûre d’aimer un peu ce méchant grognon qui vous faisait si peur, dites, chérie, en êtes-vous sûre ?

Elle leva les yeux, ses doux yeux bleus, et ils lui dirent qu’elle était sûre, tout à fait sûre de l’aimer, non pas un peu…

— À présent, murmura Petite Nell, allons vers sœur Hélène, peut-être qu’elle pleure encore…

Non, elle ne pleurait plus. Trop inquiète, pour attendre plus longtemps, elle venait de monter dans sa chambre et… par la porte entr’ouverte… elle avait vu… Alors, tout doucement, elle avait écarté la draperie qui cachait son lit, et, les mains jointes, elle répondait au glorieux sourire du portrait par un autre sourire non moins glorieux ; elle n’avait plus rien à souhaiter : tous ceux qu’elle aimait étaient heureux.




Lippert & Co. (G. Pätz’sche Buchdr.), Naumburg a. S.