Petite Nell/Un Refuge

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Verlag Von Raimund Gerhard (p. 66-73).

CHAPITRE XIV.

Un Refuge.

— Chérie, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites, seulement que votre oncle est fâché contre vous, mais je ne sais pas encore pourquoi.

Petite Nell leva sur son amie une figure désespérée.

— Sœur Hélène, il est fâché… parce que…

Ses pauvres joues devinrent brûlantes.

— Parce que cousin Max m’a dit… m’a demandé de l’épouser… mais, vous comprenez, je ne peux pas ; je l’aime bien, il est si bon. Oh ! cela me faisait tant de peine de lui faire du chagrin ; mais, je ne me doutais pas, je n’avais pas la moindre idée ;… je crois que si oncle Nestor m’avait demandé de l’épouser, je n’aurais pas été plus surprise.

Sœur Hélène sourit.

— Si vous saviez comme il est fâché, reprit Petite Nell, si fâché qu’il ne veut plus me revoir ; il m’a dit, non, il a crié de toutes ses forces, que lui ou moi devions quitter la maison ; et tante Olympe avait si peur qu’elle m’a fait signe de sortir. Oh ! si seulement je savais où aller, si Louis était prêt !…

— Ne vous inquiétez pas, chérie, nous allons arranger la chose, soyez-en sûre, tout ira bien.

Petite Nell secoua la tête.

— Non, non, jamais je n’aurai le courage de retourner à la maison, j’ai eu trop peur.

Il y eut un silence.

— Sœur Hélène !

Elle regardait son amie d’un air anxieux.

— Croyez-vous, pensez-vous que je puisse trouver un engagement, d’ici à… très peu de jours ? Vous comprenez, je ne peux pas rentrer.

— Mais, dit sœur Hélène, en l’entourant de ses bras, je ne veux pas non plus que vous retourniez vers lui, du moins pas avant que sa colère soit passée, et cela ne tardera pas.

— Mais j’aimerais mieux m’en aller, répéta Petite Nell ; dites, voulez-vous m’aider ? Vous comprenez, il vaut mieux que je parte, non seulement à cause de moi, mais aussi pour cousin Max.

— Eh bien, je crois que la première chose à faire est d’envoyer une annonce à quelques journaux, et, quand vous aurez fait cela, vous attendrez tranquillement une réponse, près de moi. — Est-ce que vous n’êtes pas contente de ma proposition ? ajouta-t-elle, comme Petite Nell gardait le silence.

— Oh ! si, seulement… seulement j’ai peur.

— Encore peur, mais c’est déraisonnable.

— Oh ! je ne pense pas à oncle Nestor, mais je crains de vous ennuyer, c’est-à-dire d’ennuyer le docteur, je sais que les messieurs n’aiment pas les changements.

— Mon frère aime tout ce que j’aime, interrompit sœur Hélène, et il est content de tout ce qui rend sa sœur contente, ajouta-t-elle, avec un sourire d’absolue confiance.

Une heure après, Petite Nell était assise à la table du docteur, en face de son amie, qui avait l’air parfaitement contente, et qui souriait comme quelqu’un qui est sûre que ce qui lui fait plaisir fait plaisir aux autres.

Ce qui enrichit l’un, appauvrit l’autre, dit-on, et cette vérité se trouvait vraie, une fois de plus. Pendant que le pauvre Maxime essayait de porter courageusement son chagrin et sa solitude, Petite Nell, pour la première fois depuis la mort de sa mère, était vraiment heureuse, si heureuse qu’elle ne se reconnaissait pas. Oh ! comme tout était différent, maintenant ; comme c’était délicieux de desservir la table du déjeûner, avec sa jolie porcelaine, délicieux d’épousseter les meubles, de brosser les miettes du plancher, de mettre en ordre la chambre du docteur, cette chambre qui lui inspirait encore une terreur secrète, mêlée de beaucoup de curiosité ; délicieux encore de faire entrer les malades dans la salle d’attente et d’aider parfois une maman à déshabiller son bébé ; délicieux de jardiner, de cultiver des fleurs.

Sœur Hélène n’en revenait pas d’étonnement.

— Je crois que le bonheur m’est monté à la tête, disait Petite Nell en manière d’explication ; je suis si heureuse ; je me demande comment j’ai pu supporter l’autre vie.

— Mais ! Petite Nell, c’est de l’ingratitude.

— Non, je ne crois pas, j’aime beaucoup tante Olympe, et encore plus cousin Max, ils ont été si bons pour moi tous les deux, je ne l’oublierai jamais ; mais je ne peux pas oublier non plus comme c’était difficile d’abord de faire toutes ces choses auxquelles je n’étais pas habituée.

— Mais, chérie, ces mêmes choses, vous les faites toutes avec moi.

— Oh ! c’est absolument différent ; avec vous, je pourrais faire n’importe quoi, parce que je vous aime, je ne peux pas vous dire combien !

Pour toute réponse, sœur Hélène caressa la petite tête qui s’appuyait sur ses genoux.

— J’aimerais bien savoir, reprit Petite Nell, après quelques secondes de silence, si cousin Max est tout à fait consolé, je désire tant qu’il épouse Anna Davy, elle est si gentille, et il l’aimait beaucoup autrefois, c’est tante Olympe qui me l’a dit. Je ne comprends vraiment pas pourquoi il s’est mis à m’aimer, mais cela passera très vite, n’est-ce pas ?

— Je l’espère.

Il y eut un nouveau silence.

— Sœur Hélène ?

— Eh bien, Petite Nell ?

— Croyez-vous que nous puissions déjà recevoir des réponses aujourd’hui ?

— Peut-être ; le désirez-vous ?

— Le désirer ! Non, non, j’en ai une peur affreuse à présent, mais n’importe, même si je devais partir demain, sœur Hélène, je ne regretterais pas d’être venue chez vous ; et quand je serai bien loin, bien seule, bien triste, alors je penserai à ces beaux jours passés avec vous, et j’en remercierai Dieu de tout mon cœur.

Et la journée passa sans amener les réponses attendues avec si peu d’impatience ; et, quand enfin la poste apporta deux ou trois grandes enveloppes de couleur et de format peu attrayant, sœur Hélène déclara que les conditions étaient inacceptables et qu’il fallait attendre quelque chose de mieux, de beaucoup mieux. Et l’on attendit, et pendant ce temps l’automne dorait toute la montagne, et la nature se mettait en fête, comme pour s’étourdir avant l’adieu final.

Mais ces beaux jours, comme tout ce qui est beau, passèrent comme un rêve. L’hiver était là.

L’hiver c’est la saison de la souffrance, pour tous, mais surtout pour celui dont le bûcher est vide, la garde-robe insuffisante, le garde-manger dépourvu. Sœur Hélène qui le savait, s’y préparait longtemps à l’avance, et sa charité ne consistait pas seulement à soulager le malheureux qui venait frapper à sa porte, mais aussi à chercher celui qui se cache ; et Petite Nell ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle savait exactement où se tenait le pauvre, le nécessiteux, l’affligé. Et elle se demanda avec étonnement comment elle avait pu croire si longtemps qu’il suffisait pour être charitable de tendre un morceau de pain ou une pièce de monnaie au pauvre devant la porte ; mais visiter de ses propres yeux la demeure du misérable, s’asseoir au chevet du malade et pleurer avec celui qui pleure, non, l’idée ne lui en était jamais venue, et même, rien que d’y penser, elle sentait son cœur défaillir, elle avait peur, sans savoir pourquoi.

C’est pourquoi, arrivée au seuil de la porte où elle avait, non sans peine, suivi son amie, Petite Nell recula et proposa de l’attendre dehors, en se promenant. Sœur Hélène la regarda d’abord, un peu surprise, puis sourit :

— Venez, chérie, dit-elle.

Et Petite Nell, honteuse de sa lâcheté, entra, marchant résolument sur ses pas.

De ce jour, partout où sœur Hélène voulut porter ses pas, partout où elle avait quelque bien à faire, elle la suivit sans hésiter.

Et, comme rien ne rend aussi joyeux que le sentiment d’avoir fait du bien, Petite Nell et son amie étaient la gaieté en personne, si bien que leurs causeries attiraient momentanément l’attention du docteur, qui levait la tête de dessus son journal ou son livre et les regardait un instant, sans rien dire, d’un air un peu surpris, qui ne réussissait pourtant ni à les faire taire ni à les troubler ; après quoi, il reprenait sa lecture, mais sur sa figure grave il y avait alors comme un reflet de la gaieté qui lui faisait vis-à-vis.

Et c’était là tout le dérangement que lui causait Petite Nell, qui, il devait le reconnaître, était peu gênante, prenait si peu de place, que c’est à peine s’il s’apercevait du changement ; mais ce qu’il voyait très bien, par contre, c’était l’air heureux de sa sœur.

Une seule chose l’inquiétait : que ferait Hélène, quand cette petite figure aurait disparu de son horizon ?

Et les semaines succédaient aux semaines, et il avait été convenu qu’elle ne parlerait plus de s’expatrier, qu’elle passerait l’hiver où elle était, un hiver qui ne finirait que lorsqu’elle s’en irait rejoindre son frère.

Pour me faire plaisir, avait dit sœur Hélène, et pour lui faire plaisir, rien que pour cela, son frère s’était remis à chanter. Mais, chose étrange, ce plaisir qu’elle avait réclamé, c’était elle, qui, chaque soir, devait y mettre fin, devait dire : « c’est assez » ; car ils étaient infatigables dans leur désir de la satisfaire, si infatigables qu’elle eût pu croire, si elle eût été capable d’une aussi mauvaise pensée, qu’ils se faisaient plaisir à eux tout d’abord, tant ils y mettaient de zèle.

Où s’en allaient, pendant ce temps, les longs silences de M. le docteur et la sauvagerie de Petite Nell ? Ils auraient été bien embarrassés de le dire, et sœur Hélène, qui n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles, passait d’un étonnement dans un autre en les entendant non pas se quereller mais discuter, assez vivement parfois, sur les avantages et les désavantages de la musique ancienne et moderne, sur la valeur de tel ou tel compositeur. Et s’ils ne parvenaient pas à se convaincre, tout dissentiment disparaissait dès que les doigts agiles de Petite Nell couraient sur le piano ou que la belle voix du docteur se faisait entendre.

C’est ainsi qu’une nouvelle joie était venue s’ajouter aux autres, et rendre encore meilleure la vie, déjà si bonne, que menait Petite Nell. C’est ainsi que pour le frère comme pour la sœur, dans leur vie un peu austère, un peu monotone, un rayon plein de charme était venu briller.

Et l’hiver suivait son cours, et Petite Nell n’aurait su dire ce qu’elle préférait, des heures du jour ou de la veillée.