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Petite Nell/Deux Bonheurs

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Verlag Von Raimund Gerhard (p. 73-83).
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CHAPITRE XV.

Deux Bonheurs.

— Sœur Hélène, deux bonheurs m’arrivent à la fois, ce matin.

— Deux bonheurs, chérie ! Lesquels donc ?

— Voici le premier.

Et Petite Nell sortit une lettre de sa poche.

— Une grande page et demie, dit-elle ; il travaille beaucoup en vue de ses examens et se porte très bien, quoique toujours un peu enrhumé. Maintenant, le second ; oh ! essayez de le deviner.

— Non, non, je suis beaucoup trop impatiente.

— Cousin Max se marie avec Anna Davy ; c’est tante Olympe qui est venue tout-à-l’heure me l’annoncer ; et ils sont tous dans un état de joie indescriptible, surtout oncle Nestor, qu’on ne reconnaît plus, paraît-il, et qui a déclaré que la noce de son fils serait la plus belle qu’on ait jamais vue ici, et qu’on y verra jamais. Aussi, il a chargé tante Olympe de me prier de jouer un magnifique morceau d’orgue, pour l’entrée et la sortie des époux à l’église, et je dois me dépêcher, car le mariage se fera dans trois ou quatre semaines.

— Et de Maxime, que dit-elle ?

— C’est de lui dont nous avons le moins parlé, mais il paraît qu’il est très content, et qu’il a tout oublié, excepté qu’il aime Anna Davy. Ce sont les propres paroles de tante Olympe.

— Tant mieux pour lui, dit sœur Hélène, c’est ce qui pouvait lui arriver de plus heureux.

— Je trouve aussi et je pense que ce serait très commode si nous pouvions toujours oublier les choses pénibles, dit Petite Nell, pensez comme l’on souffrirait moins.

— Taisez-vous, je trouve cette pensée affreuse.

— Je ne comprends pas pourquoi, elle me semble au contraire très agréable.

— Eh bien, non, fit gravement sœur Hélène, j’aime mieux souffrir et me souvenir.

Quelques jours suivirent, dont chaque moment de liberté fut employé à choisir un morceau d’orgue digne de figurer aux noces de Maxime et d’Anna Davy, et Petite Nell apportait à ce choix un zèle et un intérêt qui devint bientôt contagieux. Elle exécutait, les unes après les autres, les marches les plus triomphales, puis elle demandait l’opinion de son amie.

— Je ne suis pas très compétente, répondait celle-ci, j’aimerais peut-être mieux quelque chose de moins bruyant.

— Mais, sœur Hélène, si cela ne fait pas beaucoup de tapage, oncle Nestor ne sera pas content, et si je joue quelque chose de lent, il le trouvera mélancolique.

— Alors, chérie, faites comme vous croirez, ou plutôt demandez à mon frère.

Et, quand le soir venait, les répétitions recommençaient ; et puis, pour finir, Petite Nell s’enhardissait jusqu’à demander une romance, rien qu’une, à laquelle deux ou trois autres venaient toujours s’ajouter.

Et, pendant que ses mains couraient sur le clavier, il lui arrivait quelquefois de lever les yeux et de se demander, si le frère de sœur Hélène avait toujours eu cette même figure.

Comment se faisait-il alors qu’elle n’eût jamais remarqué ce qu’elle voyait si clairement à présent ? Comment avait-elle pu prendre pour une humeur farouche cette douloureuse contraction de ses sourcils ? Et quelle douceur dans ses yeux, qui ne lui semblaient que pénétrants autrefois, et quel bon sourire, d’autant meilleur qu’il était plus rare ! Que c’était drôle de faire tant de découvertes à la fois et de s’apercevoir, qu’elle était belle, cette grave figure, qui lui inspirait encore une certaine crainte, mais mélangée désormais de la plus enthousiaste admiration.

Lorsqu’il fait mauvais temps, nous nous disons pour nous consoler, que le beau temps reviendra, que le soleil se fera de nouveau radieux dans l’azur du ciel ; mais lorsqu’il fait beau, nous essayons de nous tromper et nous ne voulons plus croire que le soleil nous voilera de nouveau sa face.

Pour Petite Nell, les beaux jours, avec ses amis, n’allaient prendre fin que pour recommencer, plus beaux encore, auprès de son frère. Le rêve de sa vie allait enfin se réaliser, elle en tenait la preuve dans sa main, sur cette petite feuille de papier, où n’étaient tracées que quelques lignes seulement.

Oui, elle était bien heureuse, Petite Nell, son frère avait enfin pris possession de son brevet d’ingénieur, et leur vie, cette vie à deux, après laquelle elle avait tant soupiré, allait enfin commencer. Elle était bien heureuse, et pourtant elle apprenait, en ce moment, que dans ce monde, la réalisation de notre rêve de bonheur ne s’obtient, le plus souvent, qu’au prix d’un sacrifice, et ce sacrifice, malgré sa joie, lui déchirait le cœur ; bientôt, les jours passés avec sœur Hélène, le docteur, la vieille Gritli, ne seraient plus qu’un souvenir.

— Chérie, nous voulons nous réjouir, nous voulons être raisonnables.

Mais, tout en disant ces mots, sœur Hélène se montrait très peu raisonnable, et les larmes coulaient une à une sur ses joues pâles, sans qu’elle pût les arrêter.

— Mais… c’est ce que je ne peux pas, s’écria Petite Nell, je ne peux pas vous laisser seule, juste au moment où le docteur va partir, lui aussi, pour cette affreuse Allemagne que je déteste !

— Petite Nell, quelle sottise vous dites ; vous savez que cette récréation est nécessaire pour lui ; d’ailleurs vous n’êtes pas obligée de me quitter sur l’heure, il se passera peut-être un certain temps avant que Louis ait une place.

— Mais il en a déjà une en vue.

Sœur Hélène ne répondit pas tout de suite, elle raffermit d’abord sa voix.

— À présent, dit-elle, je vous laisse ; j’ai encore beaucoup de choses à préparer pour le départ de mon frère.

Elle quitta la chambre et Petite Nell demeura appuyée contre le barreau de la fenêtre, se demandant pourquoi les bonheurs d’ici-bas sont si souvent arrosés de larmes. Elle en était là de ses réflexions, quand le docteur entra.

— Hélène vient de m’apprendre le beau succès de votre frère…

Il s’arrêta court, et sa figure exprima la surprise.

— Vous pleurez, et moi qui croyais…

— C’est la pensée de quitter sœur Hélène, sanglota Petite Nell.

— Mais vous ne la quitterez pas encore.

— On a déjà proposé une place à Louis.

— N’importe, les choses ne s’arrangent pas si vite, soyez-en sûre, je vous retrouverai encore ici ; si je ne le croyais pas, je renoncerais à partir.

— Mais, je n’ose pas vous promettre…

— Au contraire, vous allez me promettre de m’écrire de suite, au cas où vous seriez obligée de quitter Hélène avant mon retour.

Petite Nell mit sa main dans celle qu’il lui tendait.

— Je vous retrouverai ici, j’en suis sûr, répéta-t-il en quittant la chambre.

Il n’avait pas dit une seule fois qu’il regrettât de la voir partir ; mais, après tout, cela lui était égal, elle-même ne regrettait que sœur Hélène, oui, rien qu’elle.

En ce moment, la porte s’ouvrit de nouveau et Gritli, un petit papier plié et cacheté à la main, entra sur la pointe des pieds.

— On vient de l’apporter pour vous, dit-elle, de chez madame Olympe.

— Pour moi ? fit Petite Nell étonnée, en se hâtant de décacheter et de lire.

— Comme c’est drôle, pourquoi m’inviter à dîner ? Et elle se dirigea vers la chambre, où elle savait son amie occupée à faire la malle de son frère.

— Sœur Hélène, tante Olympe m’écrit pour m’inviter à dîner, n’est-ce pas drôle ?

— Je trouve plutôt drôle qu’elle ne l’ait pas encore fait, maintenant que Maxime est marié.

Quelques minutes plus tard, Petite Nell montait les trois degrés conduisant à la cuisine de tante Olympe, où toute la famille se trouvait réunie. Mais elle ne vit ni oncle Nestor, dont la figure barbue était absolument illuminée, ni tante Olympe, dont les pommettes saillantes étaient encore plus colorées que de coutume, ni Maxime, dont l’honnête figure était tout sourire, ni Anna Davy, dont les yeux étaient tout grands ouverts d’étonnement et d’admiration ; elle ne vit rien de tout cela, Petite Nell, parce qu’au moment où elle poussa la porte, elle fut saisie dans les bras de quelqu’un qui la serra jusqu’à l’étouffer.

— Eh bien, il paraît que vous ne vous attendiez pas à celui-là ? fit la voix d’oncle Nestor.

— N’est-ce pas une jolie surprise ?

— Oh ! tante Olympe !

Ce fut tout ce qu’elle put dire.

— C’est lui qui n’a pas voulu que je t’écrive qu’il était arrivé.

— Et nous te gardons jusqu’à ce soir, Petite Nell, fit Louis, car il faut que je m’en retourne déjà demain.

— Demain, répéta-t-elle, pendant que toute joie disparaissait de son visage, ne peux-tu pas ?…

— Impossible, chérie, le devoir m’attend ; mais je te raconterai tout, peu à peu, laisse-moi d’abord te regarder : tu as très bonne mine. Elle est devenue presque belle, n’est-ce pas, tante Olympe ?

— C’est pour que vous lui rendiez le compliment, ne voyez-vous pas ? fit oncle Nestor.

Petite Nell regarda longuement son frère.

— Tu n’as pas l’air de m’admirer, dit-il enfin.

— Tu as beaucoup maigri, répondit-elle.

— Ah ! ma chérie, c’est l’effet du travail, ça ne m’a jamais rien valu, tu sais.

— Et tu tousses encore, je crois.

— Ça, ce n’est rien, c’est toujours ce même rhume, mais je vais le guérir, j’ai un moyen.

— Lequel ?

— On te le dira en temps et lieux ; pour le moment, nous allons dîner, n’est-ce pas, tante Olympe ? j’ai une faim de loup.

Oh ! quel bon, quel délicieux dîner, quel entrain, quelle verve ! Et quel après-midi, que de choses il avait à raconter ! Que de projets pour l’avenir, tous plus beaux les uns que les autres : comme les heures s’envolaient ! L’on se remit à table, la nuit vint, le ciel se couvrit, la pluie commença à tomber sans que personne y prît garde : on faisait encore cercle autour du bel étudiant, et Petite Nell, assise à ses côtés, la tête appuyée sur son épaule, essayait d’oublier que ce jour aurait un lendemain.

— Non, ce n’est pas possible, déjà neuf heures ! s’écria tout à coup Louis.

— Alors il faut que je parte, murmura Petite Nell, tu viens avec moi, n’est-ce pas ?

— C’est sûr, penses-tu que je veuille perdre une minute, lorsqu’on en possède si peu. Mais ! quel affreux temps ! fit-il, en entrouvrant la porte.

— Tu reviendras bientôt, Nellie, cria tante Olympe, debout sur le seuil.

— Oui, oui, certainement.

— Donne-moi ton parapluie, Petite Nell, je t’abriterai sous le mien, nous pourrons mieux causer.

— Je me réjouissais d’être seul avec toi, reprit-il, après un court silence, pour te demander conseil. L’on m’a offert une place unique, avec des appointements splendides ; tu comprends, c’est une chance… comme on n’en voit pas.

— Alors il faut accepter, s’écria Petite Nell.

— Oui, oui, mais écoute, accepter c’est vite dit, il faut que je m’engage pour deux ans.

— Qu’est-ce que cela fait, puisque la place est bonne ?

— Sans doute, seulement… c’est en Algérie.

Le cœur de Petite Nell s’arrêta de battre.

— Tu comprends, reprit Louis, je suis décidé à n’accepter que si tu y consens, c’est pourquoi je suis venu.

Et comme il ne recevait pas de réponse :

— Si j’accepte, reprit-il, je reviendrai m’établir dans deux ans, et j’aurai de l’argent en poche, ce qui n’est pas à dédaigner.

— Mais, j’ai un peu d’argent, fit Petite Nell d’une voix faible.

— Oui, mais qu’est-ce que cela ? D’ailleurs, qui sait quand je trouverai de l’occupation, tandis qu’en prenant patience encore un peu, nous sommes sûrs de notre affaire ; et puis, j’aurai acquis de l’expérience, peut-être un nom. Pendant ce temps, tu pourrais retourner chez tante Olympe, je crois qu’elle en serait ravie.

Enfin, ajouta-t-il, une autre raison, et la meilleure de toutes, c’est que le climat de l’Algérie me guérira de ce vieux rhume, que je traîne depuis plusieurs mois.

Petite Nell était vaincue, et pourtant un sanglot lui monta à la gorge.

— Nous y voici, dit Louis ; à présent, chérie, il faut se dire adieu ; si seulement cette pluie nous faisait grâce une minute.

Sans répondre, Petite Nell poussa la grille du jardin et prit la main de son frère.

— Il y a un pavillon, ici, à deux pas, murmura-t-elle… Là, nous y sommes, tu peux fermer ton parapluie.

Il obéit.

— Mais, à présent, où es-tu, Petite Nell, il fait noir ici comme dans un four.

Pour toute réponse, deux bras entourèrent son cou et l’enlacèrent convulsivement.

— Oh ! Louis, Louis…

Ce fut tout ce qu’elle put dire.

— Chérie, je t’en supplie, ne pleure pas, ou je renonce à tout. Si tu ne veux pas que j’aille en Algérie, je resterai.

— Non, non, je ne veux pas t’empêcher de partir, mais… tu sais, cela me fait tant de peine !

— Pauvre Petite Nell, il faut avoir du courage, il faut m’en donner, chérie, j’en ai si besoin.

Petite Nell avait cessé de pleurer, elle voulait lui donner du courage.

— D’ailleurs, reprit Louis, deux ans seront vite passés, et alors je reviendrai pour tout de bon et nous ne nous quitterons plus. Mais qu’as-tu, chérie, as-tu entendu quelque chose ?

— Chut… C’est le docteur, reprit-elle tout bas, il vient de passer tout près de nous. Ne voudrais-tu pas venir, leur dire adieu, cela leur ferait plaisir, j’en suis sûre…

— Non, non, à quoi penses-tu ; puisqu’ils ne savent pas que je suis ici, c’est tout à fait inutile.

— Mais ils le sauront, je ne pourrai pas le leur cacher et peut-être qu’ils trouveront…

— Ils trouveront ce qu’ils voudront, tu leur diras que j’étais trop triste pour faire des visites ; s’ils ne le comprennent pas, c’est qu’ils n’ont pas de cœur.

— Oh ! Louis.

— Oui, c’est vrai, ne peuvent-ils donc pas se mettre à ma place et comprendre combien il m’en coûte de me séparer de toi ?

Un sanglot lui coupa la parole.

C’en était trop pour Petite Nell. Elle l’entoura de ses bras, cacha sa figure contre sa poitrine et sanglota sans contrainte.

— Chérie, murmura-t-il enfin, il faut nous dire adieu.