Petites Chroniques pour 1877/L’homme

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Imprimerie de C. Darveau (p. 157-162).


L’HOMME



L’homme ! — « Animal raisonnable, » a dit un fou. — « Bête à deux pieds sans plumes, » a dit Platon, voulant établir une différence entre l’homme et l’oie ; d’où l’on ne peut toutefois conclure rigoureusement que l’homme est un gorilla. — « Intelligence servie par des organes, » dit un philosophe moderne qui croit avoir trouvé enfin la définition exacte. Vraiment ! « Connais-toi toi-même, » nous dit une philosophie plus sage et plus élevée. Oui, mais comment ? Nous avons en nous des mondes d’idées, de sentiments, d’impressions et de passions. Comment saisir tout cela de façon à pouvoir le définir ? L’homme renferme en petit en lui tout ce qu’il y a dans la nature entière… et l’on voudrait définir ce petit univers pensant !

Pour ne parler qu’au point de vue de l’histoire naturelle, connaît-on seulement toutes les espèces d’hommes qui existent ? Non ; les explorations géographiques en ont fait récemment découvrir de nouvelles, absolument inexplicables, absolument impossibles à rattacher à aucun type primitif, dans le centre de l’Afrique et au bout de l’Asie, dans l’île de Ceylan. Et puis, quelle différence n’y a-t’il pas encore entre un homme et un autre ! Homo homini quid prœstat ?



Depuis des milliers d’années, depuis peut-être des centaines de siècles que l’homme a paru sur la terre, il en est encore à se demander lui-même ce qu’il est. Est-il une émanation directe de la divinité, analogue à d’autres émanations également répandues sur tous les autres globes ? Est-il simplement le plus haut degré de la création parmi les êtres de notre planète ? Éternel, éternel problème ? Nous aurons fouillé la nature dans ses abîmes, mesuré les astres, fixé leurs évolutions, défini leurs lois ; nous aurons connu parfois même jusqu’aux éléments qui les composent, et toujours l’homme, abîme plus insondable que les milliards de mystères qui l’entourent, défiera la raison et la science. Son histoire écrite remonte à quatre mille ans à peine ; mais il a une autre histoire, attestée par les découvertes géologiques, qui remonte bien au-delà. La philosophie s’est épuisée en hypothèses ; tous les systèmes ont cherché tour-à-tour à expliquer cette étrange merveille, mélange mystérieux d’intelligence et de matière, mais aucun n’a pu donner cette explication tant désirée, parce que c’est le propre des systèmes de ne démontrer que leur impuissance.



Tant que le champ reste ouvert à la science, les systèmes sont vains ; chaque progrès qui se fait les détruit un à un, et il ne reste debout que la preuve de notre présomption. La philosophie, mot prétentieux, n’est que la fumée de notre orgueil ; la science seule est la vraie philosophie, elle seule porte le flambeau dans la nuit qui nous entoure et nous apprend à ne pas juger l’être que nous ne connaissons pas, mais à l’étudier. Aussi l’on peut dire que la vraie philosophie, celle qui ne se borne pas à des spéculations oiseuses, à des hypothèses poétiques, à des conceptions gratuites, n’a que trois siècles d’existence ; elle est née avec Bacon qui indiqua l’expérimentation comme le seul moyen de nous éclairer, et elle a grandi avec Descartes qui a prescrit la méthode dans la recherche. Mais hélas ! L’expérimentation et la recherche n’ont fait que reculer les bornes de l’inconnu, et ont précipité l’homme en face de mystères sans cesse renaissants, qu’il n’eût même jamais soupçonnés avant d’avoir mordu au fruit fatal de la science.

Plus le malheureux sait, plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien ; plus il apprend, plus il s’aperçoit qu’il lui reste encore et toujours à apprendre. C’est l’infini, l’effroyable infini, qui se déroule devant lui au fur et à mesure qu’il y pénètre, et qui recule, recule de plus en plus à mesure que son regard embrasse davantage. Alors, à quoi bon apprendre si, à chaque pas que l’on fait, on est de plus en plus convaincu de son ignorance ? Remonter éternellement le rocher de Sisyphe, toujours aspirer et ne jamais atteindre, quel lot que le nôtre et se peut-il qu’une aussi horrible destinée se continue indéfiniment sous d’autres formes futures ?



Que peut acquérir de science la plus longue vie dont toutes les minutes sont employées ? Que peuvent apprendre toutes les existences réunies ? Plus l’homme comprend l’immensité, plus il se sent petit ; quand il a employé, pour mesurer les distances de l’espace, des chiffres qui expriment des nombres incalculables, il est comme s’il n’avait rien fait. L’espace continue toujours devant lui, l’espace où des milliards de milliards de mondes, pour la plupart des millions de fois plus grands que la terre, s’agitent et tournent comme des grains de sable sans jamais se rencontrer. Et cependant l’homme, infiniment petit, sonde ces profondeurs infiniment grandes. Quoi ! il les tient rassemblées dans un verre de lunette qui n’a pas même un pied de diamètre ! À quatre-vingts millions de lieues du soleil, il en analyse l’atmosphère, et il a pu calculer des distances telles que la lumière d’étoiles, placées au terme de ces distances, mettrait cinq millions d’années à nous parvenir, en faisant 78,000 lieues par seconde. Et cela n’est rien.

Où donc est quelque chose ? Là, dans cet insaisissable qu’on appelle l’esprit et qui se rend compte. Exister sans se rendre compte, c’est comme le néant. Voilà pourquoi la pensée est divine ; voilà pourquoi l’intelligence est le souffle même de Dieu.

Mais quelles horribles profanations l’homme ne fait-il pas sans cesse de cet attribut divin ? Il n’y a pas une chose, quoi ! il n’y a pas un seul aspect des choses qu’il ne défigure, qu’il ne rende méconnaissable, auquel il ne prête, pour le dénaturer, toutes les violences qui s’agitent en lui-même, tandis qu’il serait si facile, en ne troublant pas la vérité qui fait l’harmonie universelle, de conserver l’union et la paix qui assurent le bonheur !



L’homme est son propre ennemi, parce qu’il veut constamment être celui de son semblable. Cette vérité, éclatante s’il en est, simple et nette, est la plus difficile à faire comprendre. De l’envie viennent tous les maux, toutes les animosités ; les luttes pour le droit et pour le progrès elles-mêmes gardent à peine leur caractère transcendant au sein des rivalités et des ambitions de ceux qui s’en font les défenseurs, et c’est ainsi que même les plus grandes conquêtes de l’esprit sont souvent abaissées par l’égoïsme des mobiles.

Et pourtant, quel admirable et quel ravissant spectacle que celui de tous les hommes se donnant enfin franchement la main, et concourant ensemble à l’avancement des idées, au progrès général des sciences, à la lumière sur toutes choses ! Du coup, quel effondrement de préjugés, de passions et d’intérêts imbéciles, qui sont dans le chemin de l’homme comme des montagnes qui s’entassent les unes sur les autres devant le lever du soleil ! Qu’il soit compris une seule minute que l’intérêt momentané et exclusif, qui est la règle la plus commune des actions humaines, est aussi inintelligent qu’il est mesquin, et de suite il se fait un effort général de toutes les volontés vers la concorde, cette cause féconde de tous les progrès.