Petites Chroniques pour 1877/Le vieux garçon

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Imprimerie de C. Darveau (p. 151-156).


LE VIEUX GARÇON



On a beau dire, il n’a pas d’excuse. Un homme a le droit de rendre une femme malheureuse, au moins à partir de trente-six ans : passé cet âge, s’il n’en a pas usé, qu’il soit anathème et que tout le monde lui jette la pierre.

Rien ne peut plus le protéger contre la vindicte générale, oui, générale ; celle des jeunes filles qui l’ont attendu tour-à-tour et peut-être ensemble, sans le savoir ; celle des femmes qui ne lui pardonnent pas d’avoir été redoutable, et celle des hommes qui lui en veulent de s’être affranchi de la loi commune, de ne prendre aucune part des inquiétudes et des responsabilités de la famille, tout en se réservant large et


facile la part des avantages et des agréments de la vie.

Ils le jalousent et le détestent ; ils le regardent comme une superfétation, une excroissance sociale ; ils le comparent à la mouche qui se pose sur le miel, sans souci et sans remords, occupée uniquement de se repaître. Ils le voient de toutes les fêtes, assis à tous les banquets, jouissant de tous les plaisirs, et ils se demandent ce qu’il lui en coûte, par quel équivalent d’ennuis domestiques et de compensations tracassières il paiera tout ce bonheur apparent. On ne pardonne pas au célibataire d’avoir l’air exempt des misères générales, de se faire un trône indépendant au sein des arrière-pensées qui assaillent les autres hommes, et des retours vexatoires qui menacent chacun de leurs plaisirs.



Que vient-il faire au milieu de nous, lui qui n’est pas des nôtres ? Si son existence est à part, pourquoi vient-il la confondre avec l’existence de tous à l’heure précise des réjouissances ? Pourquoi ne vient-il que pour cueillir, et que lui en coûte-t’il pour ramasser toutes ces fleurs, lui qui n’a creusé aucun sillon ? Ce qu’il lui en coûte ! Ah ! Vous ne le savez pas, vous qui le voyez mêlé aux mascarades de la vie, comme si elles n’avaient pas de lendemains ; vous qui le voyez à toutes les fêtes, à toutes celles qui paraissent, oui ; mais les fêtes véritables, celles du foyer à certaines heures inattendues, les fêtes qui, seules, contiennent du bonheur et qui sont les vôtres, uniquement les vôtres, les a-t’il jamais connues ? les connaîtra-t’il jamais ? Ces joies profondes et intimes, où aucun regard étranger ne pénètre, dont l’affection est la base et qui n’ont besoin de rien en dehors d’elles pour être complètes, il n’a pas même l’espoir de jamais les goûter tout en les comprenant ! À lui seul elles sont interdites, non pas tant qu’il l’ait voulu que parce qu’il les a trop désirées peut-être, et qu’il en a ambitionné une part plus forte que ce qu’aucune femme pouvait lui offrir. Il a élevé trop haut ses vœux, et maintenant il n’a plus le droit d’en former aucun ; le moindre de ses vœux serait aujourd’hui dédaigné et il ne lui reste plus qu’à se tenir à l’écart, condamné pour toujours par le bonheur des autres.



Pauvre hère, trop longtemps resté à l’affût, maintenant au rebut ! Il n’a même pas d’âge, car il a vécu les années que le ciel lui avait données pour le bonheur ; le reste ne compte pas. Il n’a pas de foyer, ou bien ce foyer est désert, comme le bois que les oiseaux ont fui, comme le rivage qui n’a plus de murmures. Jamais l’ange n’y vient étendre ses blanches ailes ni jeter un rayon de son sourire.

Quoi de plus lamentable, de plus poignant que son logis, à cette heure avancée de la nuit où il se décide à y revenir, après avoir cherché en vain toutes les distractions qui peuvent lui faire oublier son éternelle solitude ! Mille fantômes l’attendent, qui assiègent le chevet de son lit, les fantômes inexorables de son passé, sourds comme le remords, et il se couche en entendant ces milliers de voix qui lui rappellent tout ce qu’il a perdu, tout ce qu’il a refusé de bonheurs doux, simples et consolants.

Voilà les compagnons de sa vie, et ces compagnons sont des spectres ! Il a connu tous les désenchantements, et peut-être lui reste-t-il encore un long chemin à parcourir. S’il regarde en arrière, il ne voit même plus la trace des fleurs maintenant flétries qui s’épanouirent un jour sous ses pas.

Il est seul. Oh ! Être seul, c’est être avec la mort. À vingt ans, à vingt-cinq ans, à trente ans même, on vit encore avec l’imagination qui aide à peupler l’avenir d’une foule de rêves enchanteurs, et qui montre des rivages dorés par le soleil là où il n’y a que sécheresse et désolation. Il est dans l’existence des âges bénis où l’on se console de tout parce qu’on a l’avenir devant soi, parce qu’on croit qu’il renferme tous les trésors dont le cœur et l’ambition sont avides.

Et maintenant est venu l’âge froid où chaque espoir se tourne en dérision, où chaque illusion prend la figure d’un démon railleur. Le temps est implacable, il détruit tout. Mais ce qui est plus horrible encore, c’est de survivre à ce néant de soi-même, c’est d’assister à tous les plaisirs sans en goûter aucun, c’est de regarder l’amour radieux, épanoui, transporté, et savoir qu’il n’est qu’un mensonge, qu’il se brise contre le moindre écueil, comme le flot souriant, longtemps bercé sur le dos de la mer, vient éclater sur le premier obstacle du rivage et disparaît.



Tout est envolé, tout a fui. Il reste le souvenir. Oh ! l’horrible expiation, l’implacable retour du passé qu’on croyait pour toujours disparu ! Qui a jamais voulu mesurer cet océan sans fond et sans bornes, le souvenir ! Jamais, nulle part, on ne peut y échapper ; il n’est pas de plage sur terre où l’on puisse trouver l’oubli, ni d’années ajoutées les unes aux autres qui effacent une seule heure de félicité. Dieu a été injuste envers l’homme ; il lui a donné des espérances bornées, et des regrets infinis. Partout la douleur l’accompagne, tandis que ses joies se mesurent à la durée du songe. Il n’est heureux que le temps d’y croire, mais il est malheureux toute sa vie du bonheur perdu.

Plus durable que toutes les années entassées, plus profonde que tous les sillons du temps est la trace des émotions puissantes. La mer passe en vain sur une souillure sans pouvoir l’enlever ; ainsi le temps sur la blessure qui est au fond de l’âme.


On se souvient surtout à l’âge où tous les rêves ont disparu, à cet âge où l’on ne peut plus vivre que de ce qu’on a été, et où l’on respire encore alors qu’on n’est plus qu’un spectre. L’avenir n’a plus ni sourires ni promesses, mais les regrets enveloppent le passé d’un mirage, semblable à celui dont la rosée du matin enveloppe les plages lointaines ; dans ce mirage vite évanoui flottent encore quelques images fugitives, images de ce qui fut autrefois des réalités bien chères.

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Mais c’est là la dernière illusion, et la nuit ne tarde pas à se répandre dans l’âme, comme le sommeil sur les yeux du vieux garçon qui finit par s’endormir dans sa chambre solitaire, au milieu de tous les fantômes qui l’entourent et qui s’envolent dès qu’il leur échappe. Seule, l’ombre de ses créanciers l’accompagne jusque dans le songe et lui donne le cauchemar. Alors il rêve qu’il est le père de dix enfants, il jette un cri terrible et se réveille en sursaut dans un océan de sueurs froides.

Depuis vingt ans il a de ces rêves-là qui l’ont toujours empêché de se marier.